” Tant que les lions n’auront pas leur propre histoire, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur. “

Chinua Achebe

La période esclavagiste

En 1643 les premiers plants de cannes à sucre apparurent sur le continent américain. La population amérindienne ne tardant pas à être décimée par les épidémies et les massacres, les planteurs se tournèrent d’abord vers une main d’œuvre européenne composée de miséreux engagés pour 36 mois sur une plantation. Malheureusement, les conditions exécrables firent périr la moitié d’entre eux avant la fin du contrat, ce qui ne tarda pas à se savoir en Europe, freinant de suite les ardeurs des engagés potentiels. Les planteurs se tournèrent alors vers une main d’œuvre africaine qu’ils trouvèrent tout d’abord en Espagne. L’esclavage était en effet déjà très développé dans ce pays ainsi qu’au Portugal qui à cette époque avait le monopole de la traite. Mais cette main d’œuvre ne suffisant pas, le commerce triangulaire ne tarda pas à s’installer. En 1673 la France créa la compagnie du Sénégal, et douze ans plus tard, le roi réduisit sa concession au profit de la Compagnie de Guinée, qui acquit à partir de 1701, le monopole de la traite aux dépens du Portugal. A partir de 1713, le traité d’Utrecht accorda ce monopole à l’Angleterre.

Des marchandises (armes à feu, poudre, étoffes, pacotilles) étaient échangées en Afrique contre des esclaves qui eux-mêmes étaient à nouveau échangés sur le continent américain contre d’autres marchandises (rhum, sucre, tabac, café, métaux précieux), elles-mêmes revendues en France, essentiellement à Nantes, Bordeaux, La Rochelle et Le Havre. 500 familles se livraient à ce négoce, et 20 de ces familles

totalisaient à elles seules le quart de cette activité. Cette aristocratie négrière occupait les places les plus importantes dans les sociétés portuaires formant des lobbies qui infiltreront rapidement les sphères du pouvoir.

Face à la concurrence de l’Espagne qui pratiquait l’esclavage à outrance, Louis XIV avait choisi de légaliser la traite. Colbert fut donc chargé en 1685 d’établir un règlement qui prit le nom de « code noir ».

Ce code contenait 60 articles, qu’il serait trop long de tous énumérer. Nous nous contenterons d’en résumer l’essentiel :

On y lit notamment que l’esclave est considéré comme meuble, mais que le législateur a le souci de le faire instruire et baptiser, avec obligation du maître de le nourrir, l’habiller, et s’il a un enfant avec une esclave, de l’épouser, l’épouse et l’enfant se retrouvant par là même affranchis.

L’esclave ne peut se marier sans le consentement de son maître, mais ce dernier ne peut le marier contre son gré.

La peine de fouet est réservée aux esclaves violant l’interdiction du port d’armes, de l’attroupement et de la vente illégale de marchandises, avec dans certains cas le marquage au fer.

La peine de mort est réservée aux cas de violences exercées contre le maître et dans certains cas de vols ou de meurtres.

L’article 38 mérite d’être recopié intégralement : L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant 1 mois à compter du jour où son maître l’aura dénoncé, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys à l’épaule; s’il récidive un autre mois, il aura le jarret coupé et sera marqué à l’autre épaule. S’il récidive une troisième fois, il sera puni de mort.

Le maître aura la liberté de faire enchaîner ou de battre l’esclave s’il le juge utile, mais les mutilations sont interdites.

L’esclave a néanmoins le droit d’hériter de son maître et se retrouve par là même affranchi de fait. L’esclave affranchi acquiert les mêmes droits qu’un citoyen normal.

Six pays se livrèrent à ce trafic abominable : le Portugal, l’Angleterre, l’Espagne, les Etats-Unis, la France et la Hollande. En Afrique, les esclaves étaient convoyés 2 à 2, le cou entravé par des doubles fourches rigides, puis entassés par centaines dans des bateaux.

Cinquante ans plus tard, certains philosophes des lumières

comme Montesquieu, puis Rousseau, Jaucourt, Roubaud, l’abbé Raynal et Diderot dénoncèrent ces pratiques qu’ils estimaient être une atteinte à la dignité humaine. D’autres comme Voltaire, investirent leur fortune dans le commerce triangulaire.

Le taux de mortalité des esclaves pendant le transport était si important, qu’à la fin du XVIIIème siècle, de nombreuses compagnies anglaises firent faillite. La traite n’était rentable en France à cette époque que grâce à la fameuse prime au commerce des noirs qui fut versée par notre gouvernement. Ce trafic d’êtres humains n’en était que d’autant plus inexcusable.

On peut être étonné que l’esclavage n’ait pas plus choqué les esprits dans un pays catholique comme la France, mais les esclavagistes sans scrupule faisaient valoir l’argument fallacieux que l’esclavage

s’apparentait au servage, qui était encore dans les mœurs à l’époque.

En 1788, Jacques Pierre Brissot et Etienne Clavière créèrent la ” Société des Amis des Noirs “. D’influence anglaise, cette société s’appuyait sur l’idée de Thomas Clarkson selon laquelle un affranchi était plus productif qu’un esclave. Trop bourgeoise, cette société milita surtout contre la traite.

Pour ses adhérents, l’esclavage ne pouvait être aboli que progressivement sur plusieurs générations.

En 1789, éclata la Révolution française. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen fut promulguée. Chacun savait que l’idée même d’esclavage était incompatible avec le premier de ses articles ” Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit “. En France même, plusieurs communes envoyèrent des doléances au roi pour faire abolir l’esclavage. Cette contradiction avait mis nos colonies en ébullition.

En octobre 1789, fut promulguée la loi sur le suffrage censitaire, qui n’accordait le droit de vote qu’aux citoyens les plus riches. Or, le code noir donnait aux affranchis les mêmes droits qu’aux blancs. Certains hommes de couleur libres qui s’étaient enrichis allaient donc pouvoir voter, alors que les colons les plus pauvres, qu’on appelait ” petits blancs ” ne le pourraient pas. Les colons blancs constituèrent alors un lobby très puissant au sein de la chambre : leur but était de rendre la déclaration des droits inapplicable dans les colonies . En mars 1790, un décret de l’assemblée nationale proclama l’égalité des droits pour toute personne libre, sans préciser si les gens de couleur seraient concernés. Les mulâtres libres, en tête desquels était un dénommé Ogé, exigèrent de l’assemblée coloniale que cette loi d’égalité s’appliquât aux gens de couleur. Mécontent d’avoir été éconduit, Ogé organisa une première révolte armée. Le malheureux fut capturé et supplicié, mais son cas émut en France, et fut discuté à l’assemblée nationale le 12 mai 1791.

Ecoutons le discours de Robespierre ” Avant tout, il est important de fixer le véritable état de la question : elle n’est pas de savoir si vous accorderez les droits politiques aux citoyens de couleur, mais si vous les conserverez, car ils en jouissaient avant vos décrets”. On croit rêver ! Le lobby colonial refusait aux noirs le peu de liberté que leur accordait le code noir… Le lendemain, pour la première fois, la voix d’un noir fut entendue à l’assemblée. Un ami d’Ogé, le mulâtre Raymond, réclama les droits de l’homme pour sa classe. Robespierre prononça ce jour là le premier vrai discours abolitionniste ” Dès le moment où dans vos décrets vous aurez prononcé le mot esclave, vous aurez prononcé votre déshonneur… Périssent les colonies si les colons veulent par leurs menaces nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts “.

La voix de Robespierre ne fut pas écoutée, mais celle de Raymond le fut, et pour cause : les ” Amis des Noirs ” lui avaient fait prélever un total de 7 millions de livres de contributions auprès des populations noires libres de Saint Domingue, pour leurs frais de propagande. Sur le dernier versement qui s’élevait à un million, Brissot toucha 300 000 livres, Condorcet 150 000, l’abbé Grégoire 80 000 et Pétion 60 000. Robespierre qui participait sans être adhérent, refusa toute rémunération. Grâce à cet argent, les gens de couleur libres de deuxième génération acquirent le plein exercice de leurs droits civiques. En payant, ils avaient donc obtenu moins que ce que le code noir leur accordait jusqu’ici. Quant aux esclaves, n’ayant pas d’argent, Robespierre ne put rien pour eux. On sait que des plans sur la manière de conduire et de soutenir une insurrection furent remis à Raymond, mais on ignore par qui… Le 10 juillet 1791, la Société des amis des Noirs s’adressa à l’Assemblée constituante pour réclamer l’égalité des droits pour les gens de couleur libres de première génération et l’abolition de la traite négrière, tout en réaffirmant son hostilité à un affranchissement subit et général des esclaves. Cette adresse marque la fin des activités de la Société des amis des Noirs.

Deux ans plus tard, Clavière et Brissot montreront leur vrai visage en réintroduisant la prime au commerce des noirs qui subventionnait la traite, et dont, grâce à certains arrangements, une grande partie était redistribuée aux Anglais. En réalité, la société des Amis des Noirs était un leurre utilisé par l’Angleterre pour s’approprier nos colonies, et Brissot en était l’instrument. La volonté d’abolir la traite en France, n’avait pour vocation que d’éliminer un concurrent subventionné. Quant à la loi d’égalité, elle avait probablement pour but de mécontenter les blancs et de les pousser à prendre leur autonomie aux dépens de la France, car l’Angleterre cherchait à s’entendre avec eux.

Tandis que les Anglais, après avoir fait étalage de principes philanthropiques, continuaient d’agir en marchands, certains révolutionnaires français poursuivaient la lutte avec enthousiasme. Les abolitionnistes anglais étaient aussi sincères, mais William Pitt avait volontairement popularisé leur action tout en prenant soin de faire ajourner toute réforme dans son pays. Comme nous le verrons, Pitt sera débordé par la révolution des esclaves comme il le fut par la nôtre, et dès sa mort, la traite sera abolie en Angleterre (66).

Extrait de  l’ouvrage de Pierre Douat visualisé sur l’illustration 

Rémire Montjoly, mars 2016.

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