Malgré les acquis scientifiques et médicaux, la somme des inconnues a pesé lourd dans l’opinion publique. | Engin akyurt via Unsplash

Repéré sur Slate

Jean-Yves Nau

En théorie, tout aurait dû être plus simple avec cette nouvelle pandémie: les progrès de la science préviendraient le retour des vieilles peurs populaires. Nous n’allions pas, cette fois, paniquer devant un phénomène que des armées de scientifiques parviendraient à maîtriser, prévenir et éradiquer. Nous saurions garder la raison.

C’était schématiquement la thèse défendue il y a quarante ans par l’historien Jean Delumeau, récemment disparu, dans un ouvrage qui rencontra un grand écho, La peur en Occident, une vaste enquête allant du XIVe au XVIIIe siècle traitant des «peurs du plus grand nombre» (de la mer, des ténèbres, de la peste, etc.) et des rapports entre le pouvoir et ces peurs.

 

Psychoses collectives

«N’ayez pas peur!», déclarait l’historien dans un entretien accordé au Point en 2013. «J’ai bien conscience que la criminalité augmente depuis dix à quinze ans, tous les rapports de police et de gendarmerie en font foi, reconnaissait-il. Je vois bien que, dans certaines localités, notamment en périphérie des grandes villes, la peur est de plus en plus présente, alors qu’elle ne l’était pas il y a cinquante ans. Mais méfions-nous des effets d’optique! Observons les faits dans une perspective historique!»

«Aujourd’hui, on a peur d’un rien, mais autrefois nous avions o-bli-ga-toi-re-ment peur de tout. Naguère, quand on vivait une épidémie de peste, on avait peur tous azimuts puisque l’on n’en connaissait pas l’origine. Grâce à notre civilisation technique et scientifique, nos peurs sont mieux ciblées. On sait davantage de quoi l’on a peur. Mais nos sociétés fabriquent de nouvelles peurs, qui sont énormément mises en scène par les médias.» Une observation qui vaut pleinement pour l’actuelle pandémie de Covid-19.

Jean Delumeau rappelle que, jusqu’à la Révolution française, le premier danger n’était pas la guerre mais la peste; qu’en 1917, le gouvernement français censurait les articles sur la grippe espagnole, qui faisait des centaines de milliers de victimes en Europe occidentale; que durant la peste de Milan, en 1630, les citoyen·es sortaient dans la rue avec des pistolets pour que les pestiférés ne les approchent pas. Les peurs sont-elles un instrument de manipulation des masses? «Pratiquement toujours», répondait l’historien. «La menace du châtiment fut l’une des dominantes de la prédication pendant des siècles.» Et aujourd’hui?

 

La prédication n’est plus. Aux côtés, sinon aux ordres du pouvoir exécutif, la science de la prévision a-t-elle pris sa place? Où en sommes-nous fasse à cette pandémie? «Un proverbe allemand du XIVe siècle disait que la peste s’attaque à ceux qui ont le plus peur. Est-ce la peur du virus qui tue ou le virus?», demande, en écho à Jean Delumeau, Anne-Marie Moulin, médecin et philosophe, directrice de recherche émérite au CNRS.

 

«Nos sociétés fabriquent de nouvelles peurs, qui sont énormément mises en scène par les médias.»

Jean Delumeau, historien spécialiste des mentalités religieuses en Occident

 

«Des observateurs étrangers s’étonnent que le confinement jusqu’ici ait été dans l’ensemble respecté en France sans révoltes véritables, écrit-elle dans le dernier numéro de Médecine/Sciences. Les héritiers de la Révolution française ont admis une restriction sans précédent de leurs libertés et se sont soumis à la décision du confinement. La peur du virus inconnu, invisible et sournois, qui a frappé la population, mais aussi la peur de l’autorité et des contrôles, celle de l’Autre et celle de l’étranger possibles porteurs, sont probablement pour beaucoup dans cette résignation.»

La science ne serait plus une «valeur refuge»

La toute jeune histoire du Covid-19 démontre que même des connaissances scientifiques bien établies ne suffisent pas à empêcher la création de peurs sous différentes formes. Ni les progrès considérables de la virologie moléculaire, ni ceux de l’immunologie et de l’épidémiologie n’ont fait effet de rempart. Bien au contraire, tout se passe depuis plusieurs mois comme si la science, continuellement en mouvement, ne cessait de trouver de nouvelles interrogations auxquelles elle n’est pas en mesure de répondre. Pour le moment.

Avant même l’émergence de la pandémie, les virologues en savaient déjà beaucoup sur les coronavirus –une famille de virus qui peut infecter un grand nombre de mammifères et d’oiseaux. Sans oublier que la pandémie actuelle résulte de la troisième émergence de coronavirus, la plus récente dans la population humaine depuis le début du siècle.

Pour autant, les acquis précédents et le séquençage complet et très rapide du génome de nombreuses souches du SARS-CoV-2, n’ont pas permis d’élucider la complexité et la variabilité de ses effets sur l’organisme humain. Pas plus qu’ils n’ont permis la mise au point en urgence d’un vaccin (les premiers seront au mieux disponibles avant 2021).

Si depuis des décennies les épidémiologistes ont accumulé un savoir, ils avouent volontiers ne pas être en mesure de prévoir à moyen et long terme l’évolution de la diffusion du virus dans les deux hémisphères. De leur côté, les spécialistes en réanimation et les médecins internes découvrent progressivement les différentes séquelles provoquées par l’infection, sans pouvoir encore les expliquer.

 


Le dernier coronavirus humain semble avoir émergé à Wuhan en Chine, en 2019. | Tauseef Mustafa / AFP

En France, il a également fallu cohabiter avec l’angoissante publication quotidienne des chiffres sur le nombre de cas et de décès –et ce au nom de la transparence et de la prise de conscience avant, pendant et après le confinement. Une volonté politique qui a notamment eu pour effet de réintroduire la notion de mort dans notre quotidien «qui avait cru réussir à l’écarter», pour reprendre l’expression du philosophe Jean-Luc Nancy dans Libération. Lequel soutient que «le progrès» n’est plus une «valeur refuge», le monde est fragile et au bord d’un «changement civilisationnel».

Et de comparer: «Je nous vois comme de vieux Romains à la fin du Ve siècle, qui témoignaient dans certains textes d’une impression de déliquescence, comme si tout foutait le camp. Comme si aucune valeur ni aucun ordre ne résistaient plus au temps qui vient. Au même moment, le christianisme se développait et qui au fond n’était pas autre chose qu’une réponse à l’angoisse qui saisissait l’époque. Une nouvelle société allait se constituer, mais cela a pris des siècles.»

 

Gestion opaque

Est-ce alors un retour vers le passé? «Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’espérance de vie était de 25 ans dans les pays d’Europe, proche alors de celle de la préhistoire», rappelle le Pr Patrice Debré, membre titulaire de l’Académie nationale de médecine et ancien chef du service d’immunologie de hôpital de la Pitié-Salpêtrière. «À cette époque, nos ancêtres succombaient, pour la plupart, à une infection bactérienne ou virale, quand la mort n’était pas le résultat d’un épisode critique, comme la guerre ou la famine. Un seul microbe suffisait à terrasser de nombreuses victimes.»

Pour le spécialiste, l’épidémie de SARS-CoV-2 serait là «pour nous rappeler que ce risque est désormais à nouveau d’actualité».

 

 

Trois siècles plus tard, le constat est clair: malgré les acquis scientifiques et médicaux, la somme des inconnues et des questions sans réponses a pesé lourd dans l’opinion publique. Ce déséquilibre a amplement contribué à la résurgence et à la diffusion des vieilles peurs associées aux épidémies passées.

Il en fut de même avec les controverses sanitaires concernant les meilleures conduites préventives à tenir (masque ou pas masque) ainsi qu’avec les tâtonnements quant aux voies de transmission du virus. Sans parler de l’articulation cahotante dans un domaine, que l’on imaginait à tort rôdé depuis les crises majeures de la vache folle: d’une part l’évaluation indépendante du risque par des experts, de l’autre la gestion politique de ce risque.

Emmanuel Macron a choisi de se doter d’un conseil scientifique ad hoc sans fournir d’explication sur la manière dont il avait été constitué –ce qui n’a guère facilité l’harmonie de certains rapports entre experts…

La peur, terreau des théories du complot

Dans ce contexte des polémiques, parfois violentes, ont prospéré. Comme celle à l’initiative du Pr Didier Raoult, spécialiste des maladies infectieuses et professeur de microbiologie à l’IHU Méditerranée Infection de Marseille, devenu une sorte d’icône nationale, au sujet des vertus alléguées (mais jamais véritablement démontrées) de l’hydroxychloroquine, un ancien médicament utilisé en rhumatologie et paré de toutes les vertus –ou presque.

Didier Raoult a affirmé que l’hydroxychloroquine permettait de soigner le Covid-19. | Thomas Coex / AFP

Ce phénomène alimenta, de part et d’autre de l’Atlantique, des vagues récurrentes de fausses nouvelles plus ou moins instrumentalisées par des responsables politiques, au premier rang desquels Donald Trump qui, à lui seul, peut raisonnablement susciter bien des frayeurs. Ainsi, les hésitations multiples, les contradictions, les fautes des autorités sanitaires et des pouvoirs exécutifs n’ont pu, avec l’aide puissante des réseaux sociaux, qu’amplifier les rumeurs innombrables et les théories du complot. Anne-Marie Moulin considère qu’ «à l’heure du Covid-19, la relecture des récits de peste anciens sensibilise le lecteur à des analogies».

La philosophe étaye son propos: «La peur apparaît aisément transmutable en violence, la peur de complots dont la rumeur diffuse dans l’opinion, hors de toute preuve tangible, et peu susceptible d’être calmée par une pédagogie adaptée de la communication. Force est de reconnaître une récurrence de l’invention et de la haine dans des théories du complot qui, selon des enquêtes, à propos du Covid-19, toucheraient un quart des Français. Des théories qui ne sont peut-être pas conformes à la saine Raison, mais qui, aujourd’hui comme autrefois, ont leurs raisons, et qui font peur et qui –pourquoi pas?– attisent la contagion.»

Défaillance ou résilience?

Il n’y aurait là que travaux et matière à débats sociologiques s’il était établi, grâce à la médecine et à la science, que la peur pouvait être de nature pathogène –ainsi semble le montrer les épidémies passées où elle a souvent été considérée comme la maladie elle-même. Paniques, peurs, angoisses, stress, ont tendance à affaiblir les performances naturelles du système immunitaire. Ce qui, en période épidémique, peut aller jusqu’à faciliter les phénomènes de contagion. D’où le succès des médecines alternatives qui proposent de multiples remèdes contre le stress et le burn out, y compris et surtout chez les soignant·es.

Mais rien n’est simple: le stress peut aussi être perçu comme une ressource vitale pour l’organisme. Comment interpréter, notamment sous l’angle de la peur, les manifestations où de nombreuses personnes ne respectent plus les recommandations officielles de prévention?

Anne-Laure Moulin évoque un conte auvergnat qui raconte l’histoire d’une jeune princesse entourée de prétendants –autant de matamores qui se vantent de n’avoir jamais eu peur. Mais la belle s’est engagée à n’épouser qu’un homme, un vrai, qui aura connu la peur une fois dans sa vie. Elle invite un soupirant à découper un pâté d’où s’échappe une souris qui lui saute au visage. «Il a eu peur!», s’écrie l’assistance. Les noces sont alors célébrées.

 

«Prévenir la panique de notre société, c’est à l’évidence une préoccupation de nos gouvernants, craignant d’être interpellés pour leur incurie et leur impréparation, et de jouer le rôle de boucs émissaires, pour lesquels il y a toujours une place au cours des épidémies», conclut-elle.

La philosophe estime que «la résurrection de peurs qu’on dit ancestrales, au cours d’une épidémie moderne comme celle du coronavirus de 2020», reste une source d’interrogations sur le rôle de ce sentiment «dans nos défaillances ou au contraire dans notre résilience face à nos maux grands et petits, anciens et à venir».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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