Supprimer cette offre durant des mois, voire des années, mène à éteindre les énergies dont elle a besoin. | Pixy CC
Jean-Michel Frodon Pour Slate

La politique actuelle du gouvernement face à la pandémie entraîne l’ensemble des pratiques culturelles collectives dans une interminable spirale, plus mortifère qu’une suspension complète mais temporaire.

Il y aura bientôt un an que paraissait ici même un article intitulé «La crise du Covid-19 est-elle en train de tuer le cinéma?». Ce texte s’était d’abord intitulé «Le jour où les projecteurs s’arrêteront», clin d’œil au premier grand film de science-fiction hollywoodien, Le Jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise (1951).

Il s’agissait alors de pointer l’extraordinaire que constituait l’interruption, presque partout dans le monde, de toutes les séances de cinéma, ce que même les guerres mondiales n’avaient jamais menacé de provoquer.

Mais ce qui est en train d’advenir en ce moment, du moins en France, est en réalité bien plus inquiétant encore, et ne concerne pas que le cinéma mais toutes les formes de culture comme pratique collective, dans les théâtres, les musées, les salles de concert ou les festivals de toute nature.

La stratégie anti-Covid adoptée par le président de la République, à savoir un entre-deux, ni confinement strict ni réouverture générale, a des raisons bien repérables, qui jouent avec le seuil d’acceptabilité de la majorité de la population, en gardant l’élection de 2022 en ligne de mire. Ça se discute, mais ça se comprend.

La culture, variable d’ajustement

Toujours est-il que cette stratégie a pour effet d’installer ce qui avait paru d’abord comme une mesure d’urgence face à une situation inédite et extrême dans une durée pratiquement indéfinie. La seule perspective de changement qu’on puisse anticiper serait pour l’instant un reconfinement plus rigoureux en cas de remontée brutale des contaminations et des hospitalisations, notamment sous l’effet des variants.

En ce cas, il s’agirait de franchir un cap dangereux mais certainement pas d’éliminer la maladie. Le risque est dès lors considérable que passé un confinement hard, on en revienne à la même situation qu’aujourd’hui, avec certains secteurs devenus des variables d’ajustement de la gestion de la pandémie.

Une telle perspective, ou plutôt une telle absence de perspective, est infiniment plus mortifère qu’un arrêt brutal et limité.

Et on voit bien désormais que la promesse d’une protection décisive ne cesse de s’éloigner, à mesure que se multiplient les problèmes d’approvisionnement et d’administration des vaccins, et les incertitudes des effets réels de ceux-ci sur les multiples formes, connues ou encore à découvrir, du virus.

Bref, l’état de semi-contrôle qui est actuellement en vigueur en France risque bien d’être parti pour durer longtemps. Pour les secteurs obligés de rester fermés, et en particulier le monde culturel, une telle perspective, ou plutôt une telle absence de perspective, est infiniment plus mortifère qu’un arrêt brutal et limité.

 

Le sacrifice du collectif

L’interruption des spectacles et de la vie culturelle sous ses formes collectives au printemps 2020 pouvait même avoir un effet bénéfique: en être temporairement privés rendait mieux perceptible combien nous étions nombreux à y tenir, combien c’était un plaisir et une chance d’y avoir accès.

Alors que l’interminable tunnel sombre, sans aucune lumière au bout, dans lequel nous sommes désormais contraints de cheminer est bien plus destructeur. La situation actuelle n’est plus celle du printemps dernier, ni même du clash qui a suivi l’annonce de la non réouverture début décembre.

Moins spectaculaire, plus pernicieuse, éventuellement véritablement mortifère pour certaines formes de pratiques. Puisque le mot important ici est évidemment «collectif».

Il y aura des programmes à regarder en VOD sur son smartphone, et même, il faut s’en réjouir, des livres à lire chez soi, des musiques à écouter dans son casque en allant au travail ou au lycée. Mais la spirale de décomposition lente engendrée par le semi-confinement mis en œuvre par l’exécutif ronge chaque jour tout ce qui dans les pratiques culturelles faisait lien et partage.

En adoucissant les effets de la fermeture générale, elle anesthésie les réactions de ceux qui sont fermés, rendant «moins inacceptable» pour eux cette situation qui s’éternise.

Les conséquences en seront considérables, bien au-delà de la destruction massive des emplois, des revenus et des raisons de vivre des professionnels de la culture, même s’il faut aussi se souvenir que ce secteur est également une ressource importante de l’économie globale.

À cet égard, la nécessaire mise en place de dispositifs de soutien financier aux professions concernées peut d’ailleurs s’avérer une arme à double tranchant. En adoucissant les effets de la fermeture générale, elle anesthésie les réactions de ceux qui sont fermés, rendant «moins inacceptable» pour eux cette situation qui s’éternise.

Mais ce qui est surtout en jeu c’est la destruction d’un commun par des pratiques qui associent la rencontre d’œuvres et la rencontre d’autres personnes, les déplacements et les émotions que ces expériences suscitent.

 

La démagogie du client-roi justifiera tout

Inévitablement viendra le moment où se posera la question de continuer à payer pour le maintien d’activités dont, faute d’y avoir accès durant des mois, peut-être des années, l’immense majorité des publics se seront détournés. La perfusion du «quoi qu’il en coûte» finira bien par être remise en question, surtout si se fait de plus en plus entendre la petite musique du «est-ce bien nécessaire?», succédant à la rhétorique du «non essentiel».

Les éléments de langage pour une telle mutation sont déjà prêts, ce seront ceux du libéralisme décomplexé, du client-roi et de la demande du consommateur, consommateur qu’on découvrira, qu’on découvre paraît-il déjà désormais tout acquis aux addictions en ligne et au solipsisme esthétique, au repli sur soi.

Il s’agit là évidemment d’une préférence exercée en toute liberté… après avoir été comme d’ordinaire soumis à un déluge de sollicitations, d’injonctions, de séductions par les immenses puissances du marketing qui, elles, ne sont pas suspendues, bien au contraire.

Toute l’histoire des pratiques culturelles montre que celles-ci résultent d’un jeu de forces complexe, où le désir individuel et les suggestions du milieu (familial, éducatif, amical) se recombinent indéfiniment pour entraîner des choix, des rencontres, des chaînes de décisions capables de s’installer dans la durée.

Dans ce processus, ce qu’on pourrait appeler l’activisme de l’offre, la multiplication des propositions à la fois relativement cohérentes et suffisamment diverses, occupe une place décisive. Supprimer cette offre durant des mois, voire des années, mène à désamorcer cette offre, à éteindre les énergies dont elle a besoin.

Science-fiction? Pas plus que l’hypothèse qu’un jour tous les projecteurs de cinéma s’arrêteraient.

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