Partie II – T. Duval

La Caraïbe, au cœur d’un bassin régional, est la rencontre de tous les peuples du monde, dont les Antilles françaises qui sont le fruit d’une culture créole plurielle ayant un lien avec la lointaine « mère patrie ». Cette notion de créolité ne doit pas être vue comme une juxtaposition de cultures ancestrales différentes mais bien comme une culture indépendante émanant de ces dernières.

Les Antilles françaises ont un passé lourd de sens et de signification, mais malgré tout nous sommes devenus un peuple en lien avec son territoire. À l’aube d’un virage identitaire, nous assistons à une transition sociétale forte. Sur nos petits bouts de terre détachés, bercés par les flots marins et les brises tièdes, nous avons toujours entretenu un lien très fort à la nature. Notre force est à la fois notre faiblesse, ce qui est le paradoxe de l’insularité. Sujettes à un climat très clément, qui font rêver plus d’un, nos îles connaissent des risques environnementaux graves auxquels il faut préparer la population antillaise, par la prévention et la pédagogie, afin de créer une émulation collective constructive du futur de nos îles. L’architecture ne résoudra pas tous les défis de notre société créole, mais elle peut contribuer à son avenir. Sans oublier notre culture et le progrès, nous devons avancer et cesser de raviver les blessures de notre histoire, sans pour autant en faire fi, et l’aménagement tropical créole pourra, indubitablement, y contribuer. Ayant compris nos défis, nos problèmes, nos enjeux, nous devons ensemble, concepteurs, dirigeants et habitants, travailler main dans la main, en définissant nos édifices et villes de demain.

L’architecture détient ce magnifique rôle d’englober les racines d’une société afin de l’emmener vers « son lendemain ». Toutefois, dans un monde, qui est devenu un village planétaire, où la normalisation des mêmes modes de vies est devenue monnaie courante, il ne faut pas oublier que le contexte dans lequel nous vivons ne nous permet pas de mener une vie à l’occidentale ou une « vie comme… ». Tandis que les cultures occidentales tendent à s’uniformiser, les différentes cultures antillaises, quant à elles, se diversifient. Même entre nos îles sœurs, il y a des différences. Nous avons des univers uniques, et pour cela il faut des architectures uniques adaptées, fruit de nos us et coutumes. Cela passera par un mode de construire en zone tropicale humide intégrant le « génie » du lieu. Les enjeux rencontrés par les habitants antillais s’appliquent à l’ensemble des pays tropicaux, car les normes de conception et de mise en œuvre sont très souvent pensées dans des territoires tempérés.

Comment pouvons-nous nous en séparer ? Notre architecture évolue sans cesse dans l’urgence, l’échéance, et le rattrapage sans fin d’un retard considérable. Combler les défauts de notre politique d’aménagement du territoire, tête baissée, ne nous permettra pas de produire des espaces qualitatifs. En continuant ainsi, le cercle vicieux nous minera. Il faut que la « mère patrie » comprenne les spécificités de nos milieux afin de mener des politiques dynamiques, qui s’intègrent dans la durée mais avec des personnes compétentes connaissant le territoire, c’est-à-dire les Antillais. Le risque d’une inaction de nos pouvoirs publics, compte tenu de notre situation gravissime, nous emmènera à une acculturation de nos modes de vie et donc de notre culture. De plus, notre village universel exerçant une forte influence sur nous, et il est difficile de discerner la notion du progrès avec celle du déni de notre culture, surtout concernant l’aménagement.

Nos modèles courants d’architecture, proposés aux Antilles, ont su être un exemple d’adaptabilité face à des problématiques précises à des moments particuliers. Cependant, à l’heure du dérèglement climatique et de l’oubli de nos modes de vie ancestraux aux Antilles, l’architecture bioclimatique apporte de véritables solutions. En milieu tropical maritime humide, elle permettra à coup sûr de remédier à nos problèmes de confort, de coût, de développement durable, ou encore de prévention du risque à l’échelle de nos îles. Les concepteurs qui entreprennent cette démarche doivent par conséquent oublier l’archétype de l’architecte exerçant dans une tour d’ivoire, et redescendre dans le jardin du commun des mortels, au contact de l’habitant, expert du lieu. La créolisation de notre architecture passera par la compréhension de la richesse incroyable de notre contexte, en termes d’histoire et d’aménagement.

Au risque de passer pour des concepteurs passéistes, il faudra revenir à certaines bases qui ont fait le succès de l’architecture créole telle que l’implantation, la conception aéraulique, la forme du bâti, les protections solaires, ou encore l’utilisation de matériaux en accord avec le lieu. L’architecture de « la boîte », fièrement prônée par les architectures tempérées, n’a pas lieu d’être présente en climat tropical.

Tay Kheng Soon, un célèbre architecte à Singapour, explique qu’ « un des principaux objectifs de la conception en milieu tropical est la découverte d’un langage de conception de ligne, de frange, de filtre et d’ombre plus qu’une architecture de plan, de volume, de plein et de vide. Il s’agit d’un processus de désapprentissage, étant donné la prédominance à l’architecture européenne qui forme la substance de l’enseignement de l’architecture depuis 200 ans […] Le but n’est pas de reproduire systématiquement les constructions traditionnelles, mais d’utiliser, dans la construction et l’habitat contemporain, les principes peu coûteux et respectueux de l’environnement qu’ils avaient su inventer pour s’adapter à notre climat tropical humide. Utilisons ce savoir qu’ils nous ont laissé en héritage. »

L’architecture bioclimatique, amoureuse des conditions du lieu, devrait faire l’alliance entre pédagogie et action. Les habitants sont les acteurs du projet, en influençant pleinement le bioclimatisme de l’édifice. La population aura des concessions à faire dans une logique éco-responsable.

Est-il possible de mener une vie métropolitaine dans un cadre si différent ? En 2050, les Antilles françaises seront plus fortes identitairement parlant si nous apportons des réponses concrètes et durables à nos aménagements. Les édifices antillais de demain seront peut-être producteurs d’énergies adaptées aux mouvements sociétaux, constitués de façades productrices de vent, créant des emplois locaux, ou permettant la production de nourriture locale tout en étant créateurs de relations humaines. Nous pourrions réfléchir à des bâtiments ouverts en accord avec leur contexte, permettant de fournir, le cas échéant, une protection totale lors d’ouragans ou de séismes.

Le point phare de notre architecture demain concernera surtout la mentalité des concepteurs. Ils doivent retrouver une place d’interprètes de rêves, en spatialité, et non prendre la stature d’artistes imbus d’eux-mêmes. Pour ce faire, il faut redonner l’architecture au peuple, et redonner son architecture aux îles. Ce mémoire se veut être un postulat qui permet d’une façon globale de définir les éléments de l’aménagement du territoire aux Antilles françaises. L’architecture tropicale se définit comme étant bioclimatique et elle a de beaux jours devant elle, à condition que les habitants soient éduqués tout en étant les acteurs du développement spatial de leurs îles.

Pourquoi ne pas penser d’ores et déjà à une École d’architecture aux Antilles, qui serait une référence mondiale dans le domaine tropical ? Compte tenu du réchauffement climatique, et sachant que les deux tiers de la population mondiale vivront en climat tropical dans trente ans, pourquoi ne pas commencer dès à présent à travailler sur ces sujets ? Ce n’est pas dans des pays tempérés, que nous trouverons les solutions tropicales de demain.

Le paradoxe est gigantesque. Les étudiants ultra-marins en architecture, venant faire leurs études en France, sont conditionnés et bridés dans un savoir-construire qu’ils ne pratiqueront plus jamais après leurs études s’ils décident de retourner au pays. Au début de leurs études, ils viennent avec une culture et intègrent une autre qui n’est pas la leur. Ensuite, pendant des années, ils sont formés à un élément auquel ils n’ont jamais été confrontés assez longtemps pour l’apprivoiser et le comprendre. Ils apprennent une façon de penser un type d’architecture propre à la région où ils étudient.

Admettons, cependant, que cela est fort enrichissant car l’ouverture au monde est très stimulante et permet d’acquérir une culture, une réflexion sur le monde mais aussi sur notre pays, précédemment quitté. Ce qui fait notre faiblesse fait aussi notre force, nous avons le pouvoir de jouir d’une double-vision, d’une double-culture. L’architecte doit être un traducteur qui doit s’adapter aux besoins, et cette richesse durement acquise nous permet de devenir de meilleurs concepteurs afin de comprendre les besoins de nos futures maîtrises d’ouvrage.

Voici, le prélude d’un travail qui s’inscrira tout au long d’une carrière d’architecte. C’est un appel au réveil collectif, une genèse positive d’une architecture créole fière de ses origines, voguant en toute quiétude vers son avenir. Soyons réalistes, mais toujours en repoussant les limites du possible…

Thibaud Duval

thibaud.duval@rennes.archi.fr

 

 

 

 

 

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