Les réunions entre étudiants victimes de racisme ou de sexisme organisées par l’Unef font l’objet de vives critiques d’une partie de la classe politique. Franceinfo vous explique ce qu’il faut savoir sur la non-mixité choisie.

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France Télévisions

Un petit air de déjà-vu. L’Unef, l’un des principaux syndicats étudiants, est au cœur d’une vive polémique pour avoir organisé des réunions de prise de parole en non-mixité, c’est-à-dire réservées à certaines catégories d’étudiants (femmes, personnes victimes de racisme, etc.). Ce n’est pas la première fois que ce principe choque : en 2017, le festival féministe Nyansapo avait notamment suscité des oppositions car il prévoyait des ateliers réservés aux femmes noires. Pourquoi cette pratique est-elle défendue par certains ? D’où vient-elle ? Est-elle légale ? Franceinfo fait le tour de la question.

Qu’est-ce qu’une réunion non mixte ?

“La non-mixité est le fait, pour des groupes militants, de restreindre certaines de leurs réunions ou certains moments de réunions aux personnes qui partagent un même problème, une même discrimination”, explique à franceinfo Julien Talpin, chercheur en sciences politiques, qui a longuement étudié l’émergence du mouvement Black Lives Matter à Los Angeles (Etats-Unis).

Concrètement, les évènements non mixtes s’apparentent la plupart du temps à “des groupes de parole où les participants échangent en racontant quelle est leur expérience et ce pourquoi ils sont là”, décrit Julien Talpin. Outre le militantisme (au sein du mouvement féministe, antiraciste, LGBT, etc.), la non-mixité est aussi utilisée dans le champ médical (entre patients qui partagent le même syndrome ou la même addiction) ou social (par exemple entre populations démunies).

“La non-mixité est temporaire : c’est un moment d’une mobilisation, un moyen pour arriver à une fin et pas une fin en soi.”

Geneviève Fraisse, philosophe, spécialiste de la pensée féministe

à franceinfo

Pourquoi les défenseurs de la non-mixité l’estiment-ils nécessaire ?

La non-mixité a pour objectif de faire émerger une parole qui serait autrement restée silencieuse. Il peut être plus difficile de parler de discriminations racistes, qui sont souvent violentes, blessantes, qui touchent à l’intimité, en présence de personnes qui n’auraient pas fait cette expérience-là. C’est la notion de safe space (‘espace sûr’) en anglais”, justifie Julien Talpin.

“La non-mixité permet une empathie, une compréhension, et l’absence de crainte d’être jugé.”

Rokhaya Diallo, journaliste engagée dans la lutte antiraciste

à franceinfo

La militante féministe Caroline De Haas racontait ainsi en 2016, sur son blog hébergé par Mediapart, que c’est lors d’une réunion sur les violences sexuelles de l’association Osez le féminisme où, ce jour-là, seules des femmes étaient présentes,qu’elle a pour la première fois évoqué publiquement le fait qu’un homme l’avait violée.

La non-mixité permettrait aussi de faire naître des modes d’action contre les discriminations. “Le partage d’expérience dans les réunions non mixtes organisées par le MLF dans les années 1970 a surtout permis aux femmes de désindividualiser ce qu’elles vivaient, et de le politiser”, explique à franceinfo Alban Jacquemart, maître de conférences en science politique et coauteur de l’article “‪Mixités et non-mixités dans les mouvements féministes des années 1968 en France‪” publié dans la revue Clio (lien payant). “Si elles rencontraient des problèmes dans la rue ou dans leur couple, c’était en raison d’un système qu’on a à l’époque nommé patriarcat.”

Mais est-ce que cela ne revient pas à recréer une forme de racisme ?

La non-mixité est surtout critiquée pour son utilisation par des organisations militantes, en particulier antiracistes. Interdire certaines réunions à un groupe en fonction de sa couleur de peau reviendrait à créer une forme de racisme considéré comme “acceptable”, a par exemple estimé sur Twitter la présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse (ex-LR, Libres !).

 

“Il n’y a aucune comparaison possible, récuse Rokhaya Diallo. On parle de réunions ponctuelles, de quelques heures, quelques fois par an. Et les personnes qui n’y ont pas accès ne sont privées de rien dans leur quotidien, elles ne font face à aucune inégalité en conséquence.”

Et est-ce que cela ne risque pas d’encourager le repli des communautés sur elles-mêmes ?

Le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, s’est inquiété sur BFMTVque les groupes de parole de l’Unef portent “des projets politiques (…) qui fragmentent la société, qui divisent les gens entre eux”.

“En France, il existe une crainte que l’utilisation des catégories liées à l’identitéraciale ait un effet performatif et contribue à ségréguer la société française, confirme Julien Talpin. C’est la même raison qui pousse au rejet des statistiques ethniques ou de la discrimination positive.” Pourtant, le chercheur estime qu’il n’existe pas, “aujourd’hui en France, même dans les groupes antiracistes les plus radicaux, ce qui a pu exister dans certains mouvements radicaux noirs américains avec une aspiration panafricaniste ou de nation noire”.

Mais cela veut dire que seules les personnes discriminées sont légitimes pour lutter contre les inégalités ?

Les détracteurs de la non-mixité estiment qu’elle repose sur une vision faussée de la lutte contre les discriminations, qui exclut ceux qui n’en sont pas directement les victimes, au risque d’affaiblir le mouvement, et alors qu’elle est l’affaire de tous.

J’ose espérer que la lutte contre les discriminations n’est pas circonscrite à quelques réunions : c’est une lutte de tous les jours, répond Rokhaya Diallo. Il existe des manifestations, des associations où les personnes blanches peuvent s’investir pour lutter contre le racisme.”

La non-mixité peut même pousser ceux qui sont temporairement exclus à se questionner sur leur propre place au sein du mouvement social. “Aux Etats-Unis, j’ai suivi des groupes d’antiracistes blancs qui réfléchissaient à ce que c’est que d’être blanc et à la manière de soutenir le mouvement antiraciste en étant de bons alliés”, assure le sociologue Julien Talpin.

C’est nouveau comme pratique ?

Pas du tout. Si cette pratique a été popularisée en France par le Mouvement de libération des femmes (MLF) dans les années 1970, on trouve des traces de réunions non mixtes dès… la Révolution française. Une cinquantaine de clubs féminins voient le jour en France entre 1789 et 1793 pour participer au mouvement républicain naissant, alors que les femmes sont exclues des clubs politiques de l’époque, soulignent les historiens Jacques Guilhaumou et Martine Lapied dans leur article L’action politique des femmes pendant la Révolution”, publié dans la Nouvelle encyclopédie politique et historique des femmes (Les Belles Lettres, 2010).

Au tournant du XXe siècle, alors que femmes sont toujours privées de droits politiques, “la non-mixité se développe avec comme but de prouver que les femmes ont les capacités matérielles, intellectuelles et organisationnelles de conduire un mouvement politique”, explique le chercheur Alban Jacquemart.

Durant les années 1990, la non-mixité fait aussi son apparition dans le champ médical et social. Le terme de “pairémulation” apparaît en France en 1994, à la suite du peer counseling américain, et offre un espace de discussion entre personnes souffrant des mêmes difficultés, sans autre intervention extérieure qu’un animateur au rôle réduit, rappelait déjà franceinfo en 2017. Depuis 2009, l’association ATD Quart Monde organise par ailleurs des ateliers inspirés de la méthode du “croisement des savoirs qui réunissent des groupes de personnes en situation de pauvreté, afin qu’elles puissent échanger librement et produire des connaissances pour lutter contre les inégalités.

Et ça existe ailleurs dans le monde ?

La non-mixité s’est développée aussi ailleurs qu’en France. L’exemple le plus célèbre reste celui du mouvement afro-américain des droits civiques. Au milieu des années 1960, il adopte la non-mixité, après deux années de lutte mixte.

“L’idée est de pouvoir s’organiser par eux-mêmes et pour eux-mêmes (‘by us, for us’) sans présence de Blancs” dont les attitudes étaient perçues comme paternalistes, rapporte sur France Culture Caroline Rolland-Diamond, historienne des Etats-Unis à l’université de Nanterre.

La non-mixité est-elle beaucoup utilisée aujourd’hui ?

Difficile de le dire avec précision, car on manque d’études à ce sujet, reconnaissent les experts interrogés par franceinfo. Dans le milieu féministe, elle est largement utilisée et est désormais “tolérée à défaut d’être véritablement acceptée”, souligne Alban Jacquemart. Elle reste en revanche “minoritaire au sein des associations antiracistes à cause de son coût politique, telles les critiques que connaît l’Unef aujourd’hui”, estime Julien Talpin.

Contactés par franceinfo, l’Unef comme le syndicat SUD Education 93, qui avait suscité une polémique pour avoir organisé en 2017 une formation sur l’antiracisme en milieu scolaire à destination des enseignants non blancs, déclarent que ces initiatives restent “réduites” au sein de leurs syndicats : quelques groupes de parole sur le racisme, les LGBTIphobies et le sexisme sont organisés chaque année. Il s’agit d’espaces de discussion et de réflexion, mais dont les propositions sont systématiquement soumises au vote de l’ensemble des adhérents avant d’être adoptées.

Au fait, c’est légal tout ça ?

Cette pratique, minoritaire, ne fait pas l’objet d’une législation spécifique. Rappelons déjà une évidence : “Quand on est un particulier, on peut recevoir chez soi qui on veut, y compris en non-mixité”, souligne auprès de franceinfo Joseph Suissa, du cabinet JDB Avocats, en partie spécialisé dans le droit des associations. Uneassociation peut par ailleurs avoir un public privilégié, comme les femmes ou les personnes qui subissent le racisme, rappelle-t-il.

“Ce qui est répréhensible, c’est l’exclusion, dans le cadre du fonctionnement d’une association, d’une certaine catégorie de personnes.”

Maître Joseph Suissa, avocat

à franceinfo

“Le fait de limiter dans les statuts le public accepté ou d’exclure dans les faits des gens d’une réunion en fonction de leur couleur de peau, de leur sexe, de leur religion, etc. peut être considéré comme une discrimination”, estime Joseph Suissa. Et ce, y compris si la réunion, qui a été annoncée publiquement, est tenue dans un lieu privé, selon le juriste.

Pour autant, il sera difficile d’avoir gain de cause devant les tribunaux. En droit, une discrimination est un traitement défavorable qui doit être fondé sur un critère (sexe, âge, handicap, origine ethnique…) ainsi que sur une situation définie par la loi, en l’occurrence l’article 225 du Code pénal (accès à un emploi, un service, un logement…). Or, la loi ne prévoit pas le cas d’une réunion associative. Par ailleurs, pour estimer qu’il y a discrimination, “il faudrait véritablement qu’il y ait une exclusion explicite de quelqu’un qui se présenterait à une réunion”, ajoute l’avocat. Un cas qui, dans les faits, ne s’est jamais présenté, selon l’Unef. “On n’a jamais eu de personnes blanches qui soient venues en disant qu’elles voulaient participer”, assure le trésorier de l’organisation étudiante, Majdi Chaarana.

Je n’ai pas eu le temps de tout lire, vous me faites un résumé ?

La non-mixité est un outil qui permet de réunir temporairement un groupe de personnes qui partagent l’expérience d’une même discrimination afin de faire émerger la parole des premiers concernés, et leurs solutions au problème rencontré. Cette pratique, utilisée au moins depuis la fin du XVIIIe siècle, a trouvé sa place dans le militantisme, mais aussi dans le champ médical ou de l’action sociale. Elle reste néanmoins très critiquée par certains, notamment lorsqu’elle est utilisée dans la lutte contre le racisme, car elle est vue comme étant susceptible de diviser la société.

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