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Par trois décrets publiés le 4 décembre 2020, le gouvernement élargit le recueil de données privées par les fichiers de surveillance de l’Etat. Interpellé par des associations sur cette grave atteinte à la vie privée, le Conseil d’Etat a validé ces décrets, autorisant ainsi la surveillance de masse des Français.


C’est une véritable bascule dans l’atteinte à la vie privée : depuis lundi 4 janvier et leur validation par le Conseil d’Etat, trois décrets autorisent le fichage des opinions politiques, appartenances religieuses et activités des Français enregistrés dans les fichiers de surveillance de la police et de la gendarmerie.
Ces trois décrets, portant les numéros 2020-1510, 2020-1511 et 2020-1512 ont été publiés au Journal officiel du 4 décembre 2020.
Instaurés par le ministère de l’Intérieur, ils modifient le Code de la sécurité intérieure, en élargissant le traitement des données à caractère personnel.

Fichage pour tous

Chaque décret s’applique à un fichier de surveillance précis :

>  le fichier de Prévention des atteintes à la sécurité publique (PASP), utilisé par la police

>  Le fichier Gestion de l’information et prévention des atteintes à la sécurité publique (GISASP), utilisé par la gendarmerie

>  Le fichier Enquêtes administratives liées à la sécurité publique (EASP), utilisé notamment dans le cadre des recrutements de la fonction publique.

Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, en novembre 2020, 60 686 personnes sont fichées au PASP, 67 000 au GISASP et 221 711 à l’EASP. En ce qui concerne les deux premiers, ils sont surtout utilisés par les autorités pour surveiller et recenser les individus suspectés de hooliganisme, de faits de terrorisme ou de violences lors de manifestations.
Jusqu’ici, ces fichiers permettaient d’enregistrer des actes bien précis. Avec les décrets, policiers, gendarmes et agents du renseignement pourront aussi ficher les opinions, les idées, et même les données de santé des Français inscrits, le tout sans l’aval ou le contrôle d’un juge.

Pensée surveillée : bientôt un délit d’opinion ?

L’article 1 du décret 2020-1510 précise ainsi que « les données intéressant la sûreté de l’Etat sont celles qui révèlent des activités susceptibles de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou de constituer une menace terroriste portant atteinte à ces mêmes intérêts ». Une définition aux contours très flous, permettant d’ouvrir une fiche dès lors que la justice a considéré qu’un acte s’avère dangereux pour la sécurité publique. Une fois cette fiche ouverte, ceux qui y ont accès sont entièrement libres d’y inscrire les informations qu’ils souhaitent, les décrets élargissant considérablement la liste de celles qui peuvent être récoltées et enregistrées. Pour n’en citer que quelques unes :

>  adresse

>  situation familiale

>  déplacements et moyens de déplacement

>  activités sur les réseaux sociaux

>  données relatives aux troubles psychologiques ou psychiatriques

>  pratique et comportement religieux

>  opinions politiques

>  convictions philosophiques et religieuses

>  appartenances syndicales

Il s’agit donc d’un basculement sémantique important : on ne surveille plus seulement les actes, mais bien les pensées et les opinions des Français. La situation familiale est aussi plus largement contrôlée. Jusqu’ici, les proches pouvaient être simplement inscrits sur la fiche de l’individu ; il est désormais possible d’en créer une, complète, pour chacun individuellement, même sans suspicion particulière. Ce qui ouvre notamment la voie au fichage des enfants.

Le Conseil d’Etat, de garant des libertés à complice de la surveillance

Le Conseil d’Etat avait déjà donné un avis favorable à ces décrets en novembre, peu avant leur publication. Plusieurs associations et syndicats l’avaient alors interpellé sur l’aspect « surveillance » et avaient déposé plusieurs recours pour demander la suspension de leur application. Lundi 4 janvier donc, le juge des référés a rejeté ces recours et estimé que « en l’état de l’instruction, les trois décrets du 2 décembre 2020, qui limitent la collecte et l’accès aux données concernées au strict nécessaire pour la prévention des atteintes à la sécurité publique ou à la sûreté de l’Etat, ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’opinion, de conscience et de religion, ou à la liberté syndicale ».

A l’étranger : gros plan sur le Royaume-Uni
En ce qui concerne la surveillance, les Britanniques ont de l’avance sur la France. Fin 2016, le gouvernement de Theresa May lançait le « Investigatory Powers Act », voté par le Parlement en novembre. Ce texte étend les pouvoirs de surveillance de la police et des services de renseignement. Il donne notamment accès à l’historique de navigation des Britanniques : sites visités, à quelle fréquence, depuis quel appareil… La loi ouvrait donc la voie à la fin de la vie privée sur Internet.
Mais fin 2018, donnant suite à des plaintes, notamment du lanceur d’alerte Edward Snowden et d’associations de défense des libertés, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a sanctionné le Royaume-Uni pour ces déviances. Sans se prononcer directement sur le contenu de la loi, la Cour a notamment estimé que les interceptions massives de communication par les services de renseignement britannique enfreignaient l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, relatif au droit à la liberté d’expression.
Si l’on considère le contenu de la loi française, il n’est pas impossible que la CEDH y trouve aussi à redire.

Rappelons que, puisant ses origines dans le Conseil entourant les rois de l’Ancien régime, le Conseil d’Etat a été formé par l’Assemblée constituante de 1790, qui estimait que la puissance publique devait pouvoir être jugée.
De nos jours, il a un double rôle. Il conseille l’Etat, sur le plan juridique, dans la préparation des projets de loi, en rendant des avis consultatifs.
Mais il est surtout le juge administratif suprême, qui tranche en dernière instance les litiges relatifs aux actes des administrations. Il assure ainsi le respect effectif de la loi par les différentes administrations françaises agissant au nom de l’Etat..

Malgré cette noble mission, le Conseil d’Etat vient de laisser appliquer des décrets dangereux pour, à la fois, les libertés individuelles, la vie privée et la liberté de conscience des Français. Un fait d’autant plus inquiétant qu’il s’inscrit dans une continuité d’attaques du gouvernement contre les libertés individuelles depuis un an : surveillance du confinement, surveillance des manifestations à l’aide de drones, projets de loi Séparatisme et Sécurité globale.
Sans réaction adéquate aujourd’hui, nous risquons donc d’être, demain, tous fichés.

Sources : https://www.conseil-etat.fr/actuali …

https://www.legifrance.gouv.fr/jorf …

https://www.laquadrature.net/2020/1 …

https://www.lemonde.fr/politique/ar …

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