Source: Guadeloupe la 1ere.
Nous sommes en avril 1999. Après trois années à la tête du Parquet de Pointe-à-Pître, le Procureur de la République Patrick Poirret s’apprête à quitter la Guadeloupe. Il ne veut pas le faire avant d’avoir fait une ultime déclaration. Elle lui tient à coeur. Dans un entretien accordé à RFO Guadeloupe, il déclare sur un ton grave :

Il y a en Guadeloupe plus d’un millier de jeunes qui gravitent en marge de tous systèmes. Déscolarisés et en rupture avec la société, si rien n’est fait, ils seront le premier problème de la société guadeloupéenne dans les prochaines décennies

Patrick Poirret Procureur de la République de Pointe-à-Pître, (mai 1997-avril 1999)

Patrick Poirret

©P. Poirret

Cet homme n’était pas un prophète. Il a su s’intéresser à la société guadeloupéenne et a longuement interrogé ceux qui atterrissaient devant lui pour des méfaits commis. Père d’une famille nombreuse, l’un de ses enfants est d’ailleurs né pendant son séjour en Guadeloupe, il a un souci particulier pour l’éducation des jeunes. Son cri d’alarme, loin de vouloir effrayer, vise avant tout à inciter à l’action.

Pourtant, les procureurs arrivent et s’en vont et chacun marque son séjour par sa personnalité. Très peu donnent une suite aux actions particulières de leurs prédécesseurs. Mais en fait, la balle que Patrick Poirret avait lancée ce jour-là n’était pas destinée à ses successeurs, mais à la société guadeloupéenne tout entière.

Un cri oublié et une prophétie qui se réalise

En Guadeloupe, on s’est empressé d’oublier les propos de ce procureur. Et puis, qu’avait-on à apprendre de quelqu’un qui ne faisait que passer. Alors, justement, on est passé à autre chose.
Pourtant, quand les manifestations de 2009 commencent à se généraliser, l’octave supérieure sera jouée par des bandes dites “de jeunes” qui vont prendre les quartiers d’assaut et en faire leur terrain de démonstration.
Douze ans plus tard, le schéma se répète. On parle encore de jeunes mais les activistes des barricades ont tous les âges.

Un millier de jeunes en marge de la société

Si l’on reprend les propos du Procureur Patrick Poirret, il faut (enfin !) se demander qui sont ces jeunes en marge de tous systèmes.
Il faut pour cela aller dans les cités des Abymes, de Pointe-à-Pître, de Basse-Terre ou encore de Sainte-Rose. Des cités où, durant ces années où Patrick Poirret dirigeait le Parquet de Pointe-à-Pître, il n’était pas rare de voir des jeunes filles de moins de vingt ans déjà mère de deux ou trois enfants. Quelques années plus tard, des grand-mères d’une trentaine d’années, sans emploi, veillaient dans ces mêmes cités, sur leurs petits enfants.
Un intervenant social dans les résidences de Lacroix aux Abymes, parlait ainsi de sa mission dans le quartier :

Ils ont très peu de référence dans la société. Pour eux, ils sont à part et ils ont leurs propres valeurs. I

ll faut imaginer que, dans une telle famille, quand on est une fille, on peut très tôt, devenue mère, ramener un revenu à la maison. Pour les garçons, c’est autre chose. Alors, quand il ramène quelque chose à la maison, il prouve qu’il contribue, lui aussi, à la vie de la famille et personne ne lui demandera d’où ce qu’il ramène vient.

Alors, notre action dans un quartier comme celui-ci va consister à leur permettre de comprendre que le travail est lui aussi valorisant et peut être source de revenus. Une notion qui n’existe pas toujours dans leur famille. C’est un travail de patience et de longue haleine

Un intervenant social

Dix ans après dans ces mêmes résidences, même des garçons de moins de 18 ans étaient déjà pères de famille.

Qui a fait quoi pour eux ?

Force nécessaire pour accélérer les choses lors du mouvement de 2009, ces groupes de personnes se sont ensuite fondus dans l’anonymat du quotidien. Pour autant, personne n’ignore qu’ils gonflent quelquefois certaines bandes organisées.
Mais d’eux, après le mouvement de 2009, on n’aura pas beaucoup entendu parler. Aucune mention spécifique n’est faite de leur situation lors des différents conflits sociaux qui ne manquent jamais d’émailler l’actualité guadeloupéenne. Tout au plus seront-ils inclus dans cette masse informe que l’on appelle “la jeunesse guadeloupéenne.”

Difficile de dire malgré tout que rien n’est fait pour eux.
D’abord, l’actuel président de Région, ancien maire de Baie-Mahault, a obtenu ses lettres de noblesse justement lorsque, dans sa commune, il veillait à tout mettre en oeuvre pour définir une politique de la ville en faveur de cette jeunesse. Sa manière directe d’intervenir en la matière lui a conféré “l’image de quelqu’un qui agit plutôt que de parler”.
Ni lui, ni son prédécesseur à la tête de la Région Guadeloupe ne peuvent être soupçonnés de s’être désintéressés de ces jeunes en rupture avec le système scolaire. Entre l’ouverture de l’école de la 2ème chance et la volonté marquée de redéfinir Guadeloupe Formation, les initiatives ne manquent pas.

Mais pour être formé, il faut le vouloir. Dans le mouvement syndical comme parmi les parlementaires, il y a des fonctionnaires issus de Pôle Emploi qui savent bien que beaucoup de projets de formation n’aboutissent pas parce que les stagiaires ne vont pas jusqu’au bout de la formation.
Et quand certains ont le désir de s’en sortir, outre les structures comme l’école de la 2ème chance, les Maisons Familiales et Rurales élaborent toujours des projets qui remettent sur les rails leurs élèves et les conduisent vers des projets personnels et professionnels qui sont souvent couronnés de succès.

Une jeunesse guadeloupéenne au pluriel

Or, tous les leaders syndicaux ou politiques qui, aujourd’hui, disent vouloir aider cette jeunesse qui crie son désoeuvrement, savent bien qu’il y a plusieurs jeunesses guadeloupéennes. Et même s’ils n’ont pas retenu l’avertissement de Patrick Poirret, ils savent au moins qu’aucun de leurs enfants  n’étaient sur les barrages de 2009 et ne le sont pas davantage sur ceux de 2021.

Faustin Fléret

©Guadeloupe la 1ère

L’une des fictions qui persistent sur la jeunesse guadeloupéenne, c’est qu’elle est un concept uniforme dont on peut parler au singulier et sur laquelle on peut émettre des postulats sans risque de se tromper. Pas besoin de l’entendre, on sait ce qui est bon pour elle.

Or, à l’évidence, durant ces vingt dernières années, la jeunesse guadeloupéenne s’est progressivement émancipée de tous ces schémas classiques et traditionnels pour endosser l’universalité des chances. Profondément dans son temps, elle appartient pleinement à la description que les sociologues font de ce que l’on appelle aujourd’hui la génération Y et la génération Z

Génération y et génération Z

De fait, ces autres jeunes Guadeloupéens se sont débarrassés de bon nombre des complexes qu’on leur affuble. Ils étudient comme les autres sur les campus du monde entier et imaginent leur avenir là où il leur sourit. Ils n’hésiteraient d’ailleurs pas à aller ailleurs du jour au lendemain, si ailleurs leur sourit plus.
Ainsi, on peut les trouver en poste dans l’industrie pétrochimique dans les Emirats, notamment à Dubaï. Mais aussi, vendant du vin et du fromage en Chine ou au Japon, ou installés dans la Sillicon Valley après avoir brillamment sauté tous les obstacles qui pouvaient les en empêcher.

Mais en Guadeloupe, c’est la génération X qui parle d’eux. Peu encline aux changements, elle les situe comme ce qu’elle même aurait souhaité pour elle, et au lieu de s’en réjouir et de s’enorgueillir devant leurs performances à travers le monde, elle s’évertue à leur trouver une place en Guadeloupe.

Bien sûr, certains ont cet objectif-là mais ils ont souvent été déçus par le manque de considération pour eux sur le terrain guadeloupéen. Les salaires sont loin de rivaliser avec ceux qu’on leur propose sur le territoire national et encore moins, sur la scène internationale. Mais en plus, on attend souvent d’eux une reconnaissance d’être au pays sans pour autant leur permettre de mettre à profit les études qu’ils ont menées ailleurs.

L’attachement identitaire

Pourtant, bien qu’éloignés de l’Archipel, ils vivent sans aucun décalage horaire avec la Guadeloupe et les réseaux sociaux sont là pour le souligner, beaucoup soutiennent le mouvement actuel. Peu importe d’ailleurs d’en évaluer le nombre, l’expression sur les réseaux sociaux ne peut être un sondage et les avis contraires sont aussi nombreux.
Mais dans tous les cas, l’attachement identitaire est toujours l’élément qui donne une configuration à leurs prises de position.
Un réflexe transgénérationnel en Guadeloupe au point qu’avant de s’intéresser aux causes réelles d’une revendication, si elle est portée avec la thématique identitaire, certains s’y rallieront automatiquement.

Lycéens de Guadeloupe

©Guadeloupe La 1ère

Mais même cet attachement identitaire a ses nuances. Ainsi, en Guadeloupe même, des jeunes, lycéens ou étudiants, n’ont pas hésité à exprimer un autre point de vue que celui défendu par les soutiens du mouvement social en cours. Plusieurs font la promotion d’un mouvement “Pakrazépéyila”.
Et une jeune lycéenne de Terminale du Jardin d’Essai s’exprimait ainsi ce lundi matin :

(…)Mais après que restera t-il de NOUS. Il y aura t-il un NOUS ? Saurons-nous reprendre nos vies comme nous les avons laissées ? Saurons-nous construire le après ? La paix régnera-t-elle en Guadeloupe, ou la peur sera t-elle le principal moteur de nos actions ?

Mais que reste t-il de NOUS ?

“Nos jeunes partent” , ” la Guadeloupe est vieillissante”,” les jeunes n’ont pas d’ambition”, ” les jeunes ne connaissent pas la vraie vie”.

Et bien NON! J’affirme que les jeunes guadeloupéens ont des ambitions! Des ambitions pour leur île, afin qu’elle évolue, afin de faire partager et développer notre culture au sein du monde.

J’affirme que les jeunes guadeloupéens ont des projets d’avenir! Des projets professionnels, personnels, pour la Guadeloupe et pour eux-mêmes, afin de devenir des personnes importantes de notre pays et faire changer les choses. J’affirme que les jeunes sont des Guadeloupéens à part entière ! Des Guadeloupéens avec des questionnements, des opinions qui peuvent diverger, mais aussi des solutions.

Alors prenons nous en main, et montrons que nous savons faire l’union. Rétablissons la vérité et montrons que la Guadeloupe est présente au sein du monde avec ses défauts, ses qualités, ses rêves et ses cauchemars.

Montrons que la Guadeloupe n’existe pas que pour ses plages, ses rivières et son volcan.

Montrons que nous saurons nous relever après ce triste cauchemar et que nous deviendrons meilleurs.

In fine, je dirai montrons-NOUS, et pour de vrai !

Une lycéenne du Jardin d’Essai

 

Et que faire pour les autres, ceux de la marge

Quand ils s’expriment sur les violences et les actes délictueux commis depuis la semaine dernière, beaucoup de Guadeloupéens répondent avec les mêmes mots :

Je ne cautionne pas les actes de violences qu’ils ont perpétré mais je les comprends

Une réponse qui dénote surtout cette gêne que la société guadeloupéenne ressent face à cette fameuse marge décrite par Patrick Poirret mais que personne n’avait voulu entendre. Longtemps avec la tête dans le sable, elle l’a découverte à la faveur du mouvement de 2009, 10 ans après le départ du procureur, quand les racines du mal s’étaient bien nouées. Et, en ce mois de novembre, ils sont une réalité criante avec laquelle il faudre compter.
Bien sûr, elle peut toujours servir d’appoint pour tous les mouvements sociaux mais ce serait là un avenir sans perspective, soit pour elle, soit pour la Guadeloupe.
Mais on peut aussi se dire qu’à la faveur de cette crise ou de nombreux problèmes seront évoqués sauf leur vraie réalité, il est peut-être urgent de répondre à la question posée en 1999.

D’abord, loin d’être une simple question sociale, c’est d’abord un problème de société. Il exige qu’on encadre autrement ces jeunes mères à qui on n’a pas donné des outils pour l’être.
Il faudrait ensuite que l’Education nationale, pour ces cas particuliers, ne mette pas seulement des zones d’éducation prioritaires où les enfants seront indifférenciés, mais qu’elle porte attention à ces enfants dont les parents ne viennent presque jamais aux réunions et ont du mal à assurer le suivi des enfants.
Il faudrait ensuite accepter que ces cas particuliers ont besoin de réponses particulières, comme le suggérait cet intervenant social en 2009. Leur inculquer la responsabilisation c’est éliminer tous les prétextes qu’on leur a mis dans la tête et grâce auxquels ils ne se sentent responsables de rien, ni de leurs actes, ni même de leur existence. Un chemin qui, bien souvent, les conduit derrière les barreaux.
Ce qui est tout, sauf une solution.

Comme dans beaucoup de cas, la Guadeloupe, en la matière, accuse un retard. Elle s’est dotée de systèmes parallèles où des catégories de jeunes évoluent sans forcément se croiser. Sans toujours se souvenir que la génération X se prépare à disparaître et qu’il lui revient de savoir ce qu’elle aura laissé en héritage aux Y et au Z, qu’ils aient des ailes, ou qu’ils choisissent de rester sur cette terre de Guadeloupe. Tous devront en être pleinement responsables.

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