27 octobre 2021, 13:18 CEST

En France, contrairement au Royaume-Uni, les personnes victimes de discriminations raciales ne peuvent pas s’appuyer sur des statistiques ethniques pour étayer leur argumentaire. Angela Roma/Pexels

France Inter a récemment révélé le résultat d’un « testing »réalisé par l’association SOS Racisme auprès d’un panel de 69 agences d’intérim franciliennes dans le domaine du BTP : 45 % d’entre elles acceptent ainsi de discriminer les travailleurs étrangers ou de « type non européen ». Si cette enquête contribue à évaluer l’ampleur des discriminations raciales en France, leur mesure reste encore un sujet tabou dans les débats publics, malgré la multiplication des études visant à quantifier les discriminations au cours de ces dernières années.

Interroger le cas français à l’aune de son voisin britannique

En effet, l’État français, marqué par sa tradition républicaine et assimilationniste, récuse la prise en compte des spécificités individuelles et se présente, en principe, comme aveugle à la race(comme construction sociale, au sens sociologique du terme).

Une telle approche interroge. En quoi ce principe « d’indifférence aux différences » influe sur la façon dont les premiers concernés perçoivent et mettent en récit ces vécus ? En quoi les idéologies étatiques, les politiques publiques, les discours politico-médiatiques s’avèrent structurants à cet égard ?

Ces réflexions sont au cœur de ma thèse de doctorat, soutenue en 2020. Celle-ci se penche, dans une perspective comparative, sur le vécu d’une population très spécifique : des diplômés du supérieur nés (ou arrivés enfants) en France ou au Royaume-Uni de parents originaires d’un pays d’Afrique subsaharienne.

Il s’agissait notamment de comprendre comment chacun de ces pays appréhende les discriminations raciales et plus spécifiquement comment la mise en œuvre de statistiques ethniques influe sur la capacité des citoyens ordinaires à dénoncer leurs expériences de discrimination.

Un usage des statistiques ethniques institutionnalisé au Royaume-Uni, contrôlé en France

Contrairement à la France, les institutions britanniques, dans une logique multiculturaliste, conçoivent le respect des différences culturelles comme un enjeu public et mobilisent explicitement la notion de race pour lutter contre les inégalités raciales.

L’État britannique, qui élabore de telles politiques dès le milieu des années 1960, s’appuie depuis le recensement de 1991 sur des statistiques ethniques pour mesurer les discriminations raciales, notamment dans différentes institutions publiques comme l’école, la police ou la justice.

Celles-ci sont donc non seulement présentes dans le recensement, mais aussi dans tous les questionnaires d’enquête et les formulaires administratifs que les Britanniques sont amenés à renseigner dans leur quotidien. En outre, ce dispositif s’inspire du concept de racisme institutionnel qui fut certes rapidement mis de côté dans les doctrines officielles mais demeure néanmoins central dans l’espace public britannique aujourd’hui (dans les discours médiatiques, militants et académiques).

La France, quant à elle, ne se saisit de la lutte contre les discriminations qu’à partir des années 1990 et demeure encore très frileuse à l’égard des questions raciales : la dénonciation collective des discriminations s’avère largement illégitime, la mise en œuvre de statistiques ethniques est rigoureusement contrôlée et l’État refuse dans certains cas de reconnaître les discriminations dont il est l’auteur, à l’inverse de son voisin outre-Manche.

Or, ces différences de cadrages concernant les enjeux de race et la lutte contre les discriminations se reflètent dans la façon dont les personnes concernées dénoncent leurs expériences de discrimination, comme en témoignent les diplômés d’ascendance subsaharienne interrogés dans le cadre de ma thèse.

Au Royaume-Uni, des ressources pour dénoncer les discriminations

Au Royaume-Uni, ces Britanniques originaires d’Afrique subsaharienne mobilisent des catégories raciales sans gêne et parlent beaucoup plus spontanément de leurs expériences discriminatoires qu’elles ou ils conçoivent comme un phénomène généralisé, touchant la population noire britannique dans son ensemble.

Or, cette propension à appréhender ces vécus comme un problème public, à politiser cet enjeu, fait clairement écho à la façon dont la lutte contre les discriminations a été mise en œuvre au Royaume-Uni. Plus spécifiquement, ce sont les statistiques ethniques et le concept de racisme institutionnel qui semblent contribuer à cette aisance qu’ont les enquêtés britanniques à dénoncer leurs expériences.

En effet, les personnes interrogées s’appuient explicitement sur ces chiffres et ce concept. Emmanuel, manager britannique de 27 ans, me confie :

« Pour être honnête, les Noirs ont toujours sept fois plus de chances d’être arrêtés que leurs homologues blancs. »

De même, Sadia, Londonienne en recherche d’emploi après un master de droit, affirme :

« Il y a du racisme institutionnel […] les politiques au sein de la police et dans les prisons. Regarde le profil des personnes qui reçoivent des amendes ou des peines. »

Il s’agit en effet de deux ressources qui confèrent des connaissances empiriques et théoriques sur les discriminations. Les chiffres apportent des preuves factuelles révélant le caractère généralisé du problème. Le concept de racisme institutionnel, explicitement mentionné par la moitié des personnes interrogées au Royaume-Uni, offre quant à lui une clé de lecture pour appréhender le caractère structurel des discriminations raciales ainsi que la façon dont elles s’incarnent dans le fonctionnement même des institutions.

C’est pour l’essentiel face à trois institutions publiques – l’école, la police, la justice – et dans le cadre de l’emploi qu’émergent ces références aux statistiques ethniques et au racisme institutionnel dans les propos des Britanniques interrogés.

En France, une délicate dénonciation des discriminations

À l’inverse, dans un contexte hexagonal, aveugle à la race sur le plan institutionnel, les Français interrogés apparaissent souvent plus hésitants à rapporter des expériences discriminatoires ou à identifier une injustice comme relevant d’une discrimination raciale. Et même lorsque les enquêtés interprètent un évènement comme discriminatoire, celui-ci fait souvent l’objet d’une minimisation ou d’une banalisation.

On le perçoit notamment dans les propos de Sédar, commercial francilien de 32 ans, quand je lui demande s’il a déjà fait l’objet de contrôles policiers :

« Non, je n’y ai jamais été confronté. Peut-être une fois, mais c’était moi et mon frère, on marchait dans la rue et on correspondait à une description […]. Il y a peut-être un petit abus de pouvoir de temps en temps. »

En outre, les diplômés interrogés dans l’hexagone peinent à concevoir les discriminations comme un enjeu politique et collectif. Celui-ci est plutôt perçu comme étant le fruit de préjugés individuels s’incarnant dans des interactions ponctuelles et isolées.

À l’inverse des Britanniques, les Français semblent manquer de ressources pour envisager les discriminations comme un phénomène structurel. Elles et ils sont peu nombreux à mentionner l’existence de chiffres ou de dispositifs de lutte contre les discriminations. Par ailleurs, le concept de racisme institutionnel est largement absent des entretiens réalisés en France.

Une dénonciation collective dans certaines circonstances

Toutefois, dans le contexte hexagonal, les discriminations peuvent parfois faire l’objet d’une dénonciation collective, d’une politisation, mais seulement dans certains cas de figure : tout d’abord, c’est dans la sphère de l’emploi – secteur qui a d’ailleurs été l a priorité des politiques de lutte contre les discriminationset sur lequel il y a le plus de données chiffrées sur le sujet – que les Français s’avèrent le plus enclins à politiser leurs expériences de discrimination.

Manifestation anti-raciste devant une peinture murale représenant l’attaquant Marcus Rashford après qu’elle ait été vandalisée le 13 juillet 2021 à Manchester. Lindsey Parnaby/AFP

De même, une capacité à politiser les discriminations raciales apparaît chez des profils spécifiques d’enquêtés qui ont pour particularité d’avoir acquis des connaissances sur le racisme grâce à une exposition aux sciences sociales, à des milieux militants ou encore à de longs séjours dans des pays anglo-saxons.

Cette recherche met ainsi en lumière l’effet de la quantification des discriminations raciales sur la capacité des personnes discriminées à politiser leur vécu, c’est-à-dire à concevoir les préjudices subis comme un enjeu politique. Pourtant, les statistiques ethniques sont encore aujourd’hui l’objet d’importantes réticences de la part des pouvoirs publics en France. Malgré ces freins, plusieurs initiatives clés, telles que les enquêtes TeO1 et TeO2 (respectivement menées en 2008 et 2020 par l’Ined et l’Insee, celles-ci interrogent les trajectoires des immigrés et de leurs descendants en France), arrivent à voir le jour, contribuant à nourrir des connaissances essentielles à la lutte contre les discriminations raciales en France.

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