L’écrivain et universitaire d’origine tanzanienne a été distingué pour son « analyse pénétrante et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés ». 

Par Florence Noiville pour Le Monde

 

 

Le romancier et universitaire d’origine tanzanienne Abdulrazak Gurnah, dans sa maison de Canterbury (Angleterre), le 7 octobre 2021.
Le romancier et universitaire d’origine tanzanienne Abdulrazak Gurnah, dans sa maison de Canterbury (Angleterre), le 7 octobre 2021. HENRY NICHOLLS / REUTERS

On attendait l’Afrique, et même l’Afrique de l’Est. Pour ce 114e prix Nobel de littérature, l’écrivain kényan Ngugi wa Thiong’o faisait figure de favori. Mais c’était viser un peu haut sur la carte. Et compter sans le goût pour la surprise des jurés suédois.

Jeudi 7 octobre, c’est le romancier et universitaire d’origine tanzanienne Abdulrazak Gurnah qui l’a emporté. L’Académie Nobel l’a distingué pour son « analyse pénétrante et sans compromis des effets du colonialisme et du destin des réfugiés écartelés entre cultures et continents ». Ironie du sort, pour avoir siégé avec lui au jury de l’Independent Foreign Fiction Prize à Londres, en 2008, nous avions découvert que Gurnah est aussi un spécialiste de wa Thiong’o.Lire la série d’été sur la littérature africaine « Pétales de sang » de Ngugi wa Thiong’o, le monument des lettres kényanes

A 72 ans, Abdulrazak Gurnah succède à la poétesse américaine Louise Glück, couronnée en 2020. Après Wole Soyinka (Nigeria, 1986), Naguib Mahfouz (Egypte, 1988), Nadine Gordimer (Afrique du Sud, 1991) et J. M. Coetzee (Afrique du Sud, 2003), il est le cinquième écrivain d’origine africaine à recevoir cette récompense. Un Africain très british. Car – même s’il dit vouloir situer sa prose dans le « paysage imaginatif d’une autre culture », et s’il glisse dans son anglais des touches de swahili, d’arabe ou d’allemand – Gurnah reste de langue et de cursus anglais. Aujourd’hui installé à Brighton (Sussex), il a passé les trois quarts de sa vie en Grande-Bretagne.

Comme son héros Saleh Omar, dans Près de la mer (Galaade, 2007, prix RFI Témoin du monde), Gurnah est né sur l’île de Zanzibar. Comme lui également, il a trouvé refuge au Royaume-Uni. C’était à la fin des années 1960. L’écrivain, né en 1948, avait alors une vingtaine d’années. Après des études en Grande-Bretagne et au Nigeria, il devient enseignant à l’université du Kent, où il obtient un doctorat en 1982. Spécialisé dans les lettres anglaises et les études postcoloniales liées à l’Afrique, aux Caraïbes et au sous-continent indien, il est l’auteur de dix romans, dont seulement trois traduits en français. Ainsi que de nombreux articles académiques sur des auteurs venus de l’ancien Empire britannique − V.S. Naipaul ou encore Salman Rushdie, auquel il a consacré une minutieuse analyse, A Companion to Salman Rushdie, sortie en 2007 aux Presses universitaires de Cambridge.

Maître dans l’art de la variation

En France, les lecteurs ont eu l’occasion de le découvrir pour la première fois il y a un quart de siècle. Dans Paradis (Denoël, 1995, repris dans la collection « Motifs » du Serpent à plumes en1999), Abdulrazak Gurnah revient sur les conséquences de l’histoire mouvementée du Tanganyika, ex-Afrique orientale allemande, placée sous mandat de l’ONU, occupée par les Britanniques, puis réunie avec l’ex-sultanat devenu République populaire de Zanzibar, pour constituer la Tanzanie.

Dans ce roman nominé pour le Booker Prize en 1994, Gurnah s’intéresse aux destins des individus les plus vulnérables – les plus naïfs, aussi en l’occurrence – quand l’histoire et la géographie les malmènent ainsi. A travers la périlleuse odyssée du jeune Yusuf, vendu par son père en règlement d’une dette, réduit ensuite en esclavage par son « oncle » Aziz, puis lancé, au péril de sa vie, sur la route des caravanes, l’écrivain scrute les innombrables facettes de la servitude, dessinant le portrait d’une jeunesse africaine tour à tour exploitée et menacée par les intérêts changeants des puissants.

Depuis qu’il écrit, c’est-à-dire depuis l’âge de 21 ans, Gurnah est passé maître dans l’art de la variation. D’un roman à l’autre, de Près de la mer à Adieu Zanzibar(Galaade, 2006 et 2009), ses thèmes de prédilection – guerres, migrations, plaies du colonialisme… – n’ont guère changé. Au point que, dans un de ses textes autobiographiques, ses enfants le taquinent : encore une histoire d’exil ! Ils jugent leur père « so predictable ! » Mais, sur cette toile de fond, chaque existence est singulière, tant Gurnah est un conteur né.

Distance et compassion

Influencé par la poésie arabe et perse, nourri des Mille et Une Nuits autant que du théâtre de Shakespeare, l’écrivain saisit chaque vie avec un luxe de détails, mais sans une once d’exotisme. Ses personnages pèsent leur juste poids d’humanité ou d’abjection. Ses intrigues baignent dans un climat d’ironie subtile. Cultivant la distance en même temps que la compassion, l’auteur n’est dupe de rien. Ni dogmatique ni manichéen, il montre que le puissant et le faible sont quelquefois interchangeables, de même que le Bien et le Mal, selon la lecture plus ou moins opportuniste qu’en font ses personnages.

Un exemple ? A Zanzibar, à l’époque de Paradis, la finance était dominée par les Indiens, tandis que le commerce était tenu par les grands négociants arabes, tel Aziz. Quand les Allemands sont arrivés, un chef de village pas très net a prédit son destin à Aziz : « C’est la fin de votre commerce de caravane. Les Allemands (…) disent qu’ils ne veulent plus de vous dans ce pays, car ils vous accusent de chercher à nous réduire en esclavage. » Et puis sa fierté le trahit et il ajoute en fanfaronnant : « Nous, des esclaves ! C’est nous qui en vendions aux marchands de la côte ! »

 

 

Maître dans l’art de la variation

En France, les lecteurs ont eu l’occasion de le découvrir pour la première fois il y a un quart de siècle. Dans Paradis (Denoël, 1995, repris dans la collection « Motifs » du Serpent à plumes en1999), Abdulrazak Gurnah revient sur les conséquences de l’histoire mouvementée du Tanganyika, ex-Afrique orientale allemande, placée sous mandat de l’ONU, occupée par les Britanniques, puis réunie avec l’ex-sultanat devenu République populaire de Zanzibar, pour constituer la Tanzanie.

Distance et compassion

Influencé par la poésie arabe et perse, nourri des Mille et Une Nuits autant que du théâtre de Shakespeare, l’écrivain saisit chaque vie avec un luxe de détails, mais sans une once d’exotisme. Ses personnages pèsent leur juste poids d’humanité ou d’abjection. Ses intrigues baignent dans un climat d’ironie subtile. Cultivant la distance en même temps que la compassion, l’auteur n’est dupe de rien. Ni dogmatique ni manichéen, il montre que le puissant et le faible sont quelquefois interchangeables, de même que le Bien et le Mal, selon la lecture plus ou moins opportuniste qu’en font ses personnages.

Un exemple ? A Zanzibar, à l’époque de Paradis, la finance était dominée par les Indiens, tandis que le commerce était tenu par les grands négociants arabes, tel Aziz. Quand les Allemands sont arrivés, un chef de village pas très net a prédit son destin à Aziz : « C’est la fin de votre commerce de caravane. Les Allemands (…) disent qu’ils ne veulent plus de vous dans ce pays, car ils vous accusent de chercher à nous réduire en esclavage. » Et puis sa fierté le trahit et il ajoute en fanfaronnant : « Nous, des esclaves ! C’est nous qui en vendions aux marchands de la côte ! »

Florence Noiville

 

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