.Texte d’Édouard Glissant paru dans Antilla, n°1, février 1981 :
Édouard Glissant :
« Je propose à tous les Martiniquais l’ouverture et la tenue des états généraux de l’Enseignement… »
Mesdames, Messieurs,
Je ne voudrais pas être un prophète de malheur, et il est tout à fait certain que l’enseignant martiniquais peut passer tranquillement sa vie à enseigner dans le système tel qu’il existe actuellement. Mais personnellement, je ne connais ici, en Martinique, d’enseignant qui soit un tant soit peu lucide que j’ai vu rayonner de l’exercice de son travail. Je ne vois et ne devine que lassitude, dépression et inquiétude sourde.
L’enseignement tel qu’il existe à la Martinique, je vais tenter de vous en faire un tableau sous deux aspects : un aspect fonctionnel et un aspect fondamental.
Trois exemples inquiétants
En ce qui concerne l’aspect fonctionnel, je prendrai trois cas :
1. Au niveau du CM2 :
En 1980, dans une classe de 30 élèves, peu importe l’établissement, parmi ces trente élèves, il y a huit moyennes s’étalant de 9,25 à 6,50 sur 10. Les 22 autres élèves vont de 0,50 à 4,25 sur 10.
Au cours de l’année, dans cette classe associative, l’institutrice a demandé aux élèves de préparer des dossiers sur des sujets aussi variés que l’Égypte ancienne ou les Jeux Olympiques. Dans cette classe, par une petite investigation, j’ai pu savoir qu’environ huit élèves sur trente ont trouvé chez leurs parents suffisamment de moyens financiers ou culturels pour satisfaire à cette demande.
Il y a donc, dans cette classe de CM2, huit moyennes correctes, mais en fin d’année, les trente élèves passent en sixième.
2. Au niveau de la troisième :
Dans une classe d’un CEG, peu importe lequel, 50 % des élèves sont rendus à la vie active.
3. Au niveau des études supérieures :
Un établissement secondaire, qui recevait habituellement 6 ou 8 demandes de poste auxquelles il ne pouvait pas répondre favorablement, en a reçu cette année 42. Parmi ces demandes, certaines émanaient de personnes ayant déjà fait une démarche l’année précédente et étant restées un an sans emploi. Ces individus, pourtant titulaires de licences, de maîtrises, de DEA, voire de diplômes d’ingénieurs, ne trouvent pas d’issue.
La tangence permanente de la langue française
Ces trois niveaux montrent bien, lorsqu’on les analyse, cet aspect fonctionnel de l’Enseignement tel qu’il se présente à la Martinique. Et cet aspect fonctionnel est lié à ce que j’appelle l’aspect fondamental.
L’état actuel des jeunes Martiniquais scolarisés est, il faut le dire, lamentable. Tous les enseignants le savent.
Il existe ce que j’appelle un analphabétisme linguistique profond, lié à la tangence permanente de la langue française, sans aucun moyen de la contrôler. On peut croire, de manière illusoire, que c’est là un bien et que nous n’avons rien à voir avec ce véhicule d’une culture importée. Je ne crois pas qu’il faille se réfugier dans une solution de passivité en pensant que, finalement, la pratique de la langue française décervelle. Nous devons dépasser cette pratique, travailler et méditer ensemble sur cet analphabétisme linguistique.
Des élèves de moins en moins préparés à la lutte des études supérieures
L’absence d’émulation intellectuelle favorise un groupe passif de jeunes gens tout juste pointés pour l’émigration globale. Le système, en apparence égalitaire, fonctionne au bénéfice des familles disposant de moyens financiers et culturels, seules capables de faire passer leurs enfants à travers les goulots d’étranglement du système.
La démission généralisée des parents et leur ambition limitée de simplement faire passer leurs enfants dans une classe dite supérieure (même si elle est médiocre) traduisent une consommation passive de l’enseignement.
Les élèves Martiniquais, de moins en moins préparés à la lutte mondiale dans les études supérieures, souffrent de cette situation. Les marchés traditionnels de l’emploi, autrefois accessibles avec des études de base, sont aujourd’hui saturés.
L’enseignement en Martinique : des constats graves
La situation est d’autant plus grave qu’elle ne repose pas seulement sur des constats de carence ou de mauvaise adaptation. Elle repose sur une faille fondamentale dans l’ensemble du système.
La raison principale réside dans le fait que ce système d’enseignement reste encore lié, pour une large part, à l’objectif premier qu’il poursuivait autrefois : assimiler. Cet objectif ne correspond plus, ni à la réalité des Martiniquais ni à leurs besoins actuels.
Nous continuons à enseigner aux enfants de la Martinique comme si nous étions dans les années cinquante ou soixante, c’est-à-dire avec un contenu qui n’est pas propre à leur société et qui ne s’adresse pas réellement à eux.
Prenons un exemple simple : la littérature. Les jeunes Martiniquais apprennent et récitent par cœur des morceaux entiers de Corneille, de Racine ou de La Fontaine. Bien sûr, ces auteurs font partie du patrimoine universel, mais quelle est la signification de ces œuvres pour des enfants vivant dans un pays où les repères, les sensibilités et les cadres culturels sont radicalement différents ?
Le résultat est que ces jeunes, loin de s’approprier ces enseignements pour en faire des leviers de réflexion ou de dépassement, les subissent passivement. La transmission devient alors une imposition, et non un partage.
L’enjeu linguistique
Un autre exemple concerne la langue. À la Martinique, on enseigne le français comme si c’était une langue « naturelle » pour tous les élèves. Mais ce n’est pas le cas. Pour beaucoup de jeunes Martiniquais, le créole est la langue maternelle, la langue de la maison, de la rue, des échanges quotidiens.
Le français, dès lors, apparaît non pas comme un outil d’apprentissage ou de communication, mais comme une langue étrangère, imposée et souvent mal maîtrisée. Cette situation génère des frustrations et des blocages, car les élèves ne se sentent pas à l’aise dans un système qui ne reconnaît pas leur langue première.
Il ne s’agit pas de rejeter le français ni de prôner un exclusivisme créole, mais de réfléchir à une cohabitation équilibrée des deux langues, où chacune serait valorisée pour ce qu’elle apporte à l’élève.
Un système à repenser
Je propose donc à tous les Martiniquais d’ouvrir de véritables états généraux de l’enseignement. Il ne s’agirait pas d’une simple consultation, mais d’un débat collectif, impliquant enseignants, parents, élèves, et toutes les forces vives de la société.
Ces états généraux devraient avoir pour but de poser les bases d’un nouveau système éducatif, adapté à la réalité martiniquaise et tourné vers l’avenir.
Cela implique une refonte complète des programmes, pour y intégrer davantage d’éléments liés à la culture locale, à l’histoire et à la géographie de la région. Cela suppose aussi une réforme des méthodes pédagogiques, pour les rendre plus interactives et participatives.
En d’autres termes, il ne s’agit pas seulement de transmettre des savoirs, mais de former des individus capables de penser par eux-mêmes, de s’adapter à un monde en constante évolution, et de contribuer au développement de leur pays.
Un enseignement enraciné et ouvert
L’un des principes fondamentaux de cette réforme éducative serait d’associer enracinement et ouverture. Enracinement dans la culture martiniquaise, pour permettre aux jeunes de se reconnaître dans ce qu’ils apprennent, de comprendre leur propre histoire et de valoriser leur patrimoine. Ouverture au monde, car il est essentiel que les Martiniquais puissent s’inscrire dans une perspective universelle, en maîtrisant les outils et les savoirs nécessaires pour interagir avec les autres cultures et participer pleinement aux enjeux contemporains.
Enracinement et ouverture ne sont pas des concepts opposés : ils se complètent. Un individu bien ancré dans son identité culturelle est mieux préparé à affronter la diversité du monde. C’est pourquoi il est nécessaire de construire un système éducatif qui valorise simultanément la spécificité martiniquaise et l’universalité des savoirs.
La question des supports pédagogiques
Un autre aspect crucial concerne les supports pédagogiques. Aujourd’hui, la majorité des manuels scolaires utilisés en Martinique sont conçus pour des élèves vivant en métropole. Ces ouvrages ne tiennent pas compte des réalités locales, qu’il s’agisse de la faune et de la flore, du climat, de l’histoire, ou des références culturelles.
Il est indispensable de créer des supports adaptés, élaborés par des équipes d’enseignants, d’historiens, d’écrivains, et d’artistes martiniquais. Ces manuels ne doivent pas seulement transmettre des connaissances : ils doivent aussi raconter une histoire, celle de la Martinique, dans toute sa richesse et sa complexité.
Le rôle des enseignants
Enfin, une réforme du système éducatif passe nécessairement par une réflexion sur le rôle des enseignants. Ces derniers ne sont pas de simples transmetteurs de savoirs : ils sont des passeurs, des guides, et parfois même des modèles pour leurs élèves.
Il est essentiel de leur offrir une formation adaptée, qui prenne en compte les spécificités culturelles, linguistiques, et sociales de la Martinique. Cette formation devrait inclure des modules sur la pédagogie interculturelle, l’enseignement bilingue (créole-français), et l’histoire locale.
De plus, les enseignants doivent être mieux soutenus dans leur mission. Cela signifie des moyens matériels accrus, mais aussi une valorisation de leur métier, tant sur le plan symbolique que financier.
Une réflexion collective et participative
Pour mener à bien cette transformation éducative, il est impératif de mobiliser l’ensemble des acteurs de la société martiniquaise. Parents, enseignants, étudiants, chercheurs, décideurs politiques, et membres de la société civile doivent être invités à participer à une réflexion collective.
Les États Généraux de l’Enseignement, proposés par Édouard Glissant, auraient étévun cadre idéal pour amorcer ce dialogue. Ces assises publiques et participatives aurait permis d’échanger des idées, de poser un diagnostic commun et de proposer des solutions adaptées. Il ne s’agissait pas seulement de critiquer l’existant, mais de construire ensemble un projet ambitieux et visionnaire pour l’éducation en Martinique.
Les priorités stratégiques
Parmi les priorités identifiées, plusieurs axes nécessitent encore de nos jours, une attention particulière :
1. La maîtrise des langues :
La question linguistique reste au cœur des préoccupations. Le bilinguisme créole-français doit être vu comme une richesse et non comme un obstacle. Dès la maternelle, les élèves doivent être exposés à des méthodes pédagogiques qui valorisent leur langue maternelle tout en leur permettant d’acquérir une maîtrise solide du français. Par ailleurs, l’apprentissage des langues internationales, notamment l’anglais et l’espagnol, doit être renforcé pour préparer les jeunes Martiniquais à évoluer dans un contexte globalisé. C’est un effort a été fait concernant l’apprentissage du Créole, nous ne savons pas si nos élèves reçoivent un enseignement en anglais en espagnol et en langue international suffisant.
2. Les sciences et les technologies :
Les filières scientifiques et technologiques doivent être repensées pour répondre aux besoins locaux tout en s’alignant sur les avancées internationales. L’introduction de projets pratiques et d’approches interdisciplinaires, en lien avec les spécificités martiniquaises (biodiversité, énergies renouvelables, ressources marines, etc.), pourrait encourager l’innovation et l’entrepreneuriat.
3. La valorisation de la culture martiniquaise :
L’éducation doit jouer un rôle central dans la préservation et la transmission du patrimoine culturel. Cela inclut l’intégration dans les programmes scolaires d’œuvres littéraires, musicales, et artistiques issues de la culture antillaise. Par exemple, l’étude des auteurs tels qu’Aimé Césaire, Édouard Glissant, ou encore Patrick Chamoiseau devrait être généralisée, tout comme l’apprentissage des rythmes et des danses traditionnelles.
4. L’insertion professionnelle :
Une réforme éducative ne peut ignorer les réalités économiques. Il est crucial de développer des passerelles entre l’école et le monde du travail, en créant des filières adaptées aux besoins du marché local et régional. Les jeunes diplômés doivent être accompagnés dans leur insertion professionnelle, notamment par des stages, des mentorats, et des formations continues. Dépôt ont été fait en ce sens, mais tout cela manque de perspective.
Une vision à long terme
L’ambition d’une telle réforme est de donner aux jeunes Martiniquais les outils nécessaires pour devenir des citoyens épanouis et engagés, capables de contribuer au développement de leur société tout en s’inscrivant dans une perspective globale. Cela ne peut se faire sans un changement profond des mentalités.
Édouard Glissant appelait à une « révolution dans la mentalité générale des Martiniquais ». Cette révolution ne peut naître que d’une prise de conscience collective, portée par une volonté commune de bâtir un avenir meilleur.
Le rôle des institutions et des partenaires internationaux
La mise en œuvre de ces transformations nécessitera un soutien institutionnel fort. L’État, les collectivités locales, et les organismes internationaux devraient travailler main dans la main pour garantir les moyens financiers, techniques, et humains indispensables.
En parallèle, la Martinique doit renforcer ses partenariats avec les pays voisins de la Caraïbe et des Amériques. Ces collaborations permettront non seulement d’échanger des bonnes pratiques, mais aussi de mutualiser les ressources et de créer des opportunités pour les jeunes.
Un appel à l’action immédiate
Comme le soulignait Glissant, il y a 50 ans, il est urgent de commencer dès maintenant. Chaque retard pris dans cette transformation éducative n’a fait qu’aggraver les inégalités et compromettre l’avenir des générations qui se sont succédé depuis .
L’éducation est la clé du développement. Elle est aussi la condition première de l’émancipation, individuelle et collective. Il appartient donc à chaque Martiniquais, à chaque institution, et à chaque organisation de se mobiliser pour faire de ce projet une réalité.
Gérard Dorwling-Carter