20 mai 2020 | Par Alexandre Perra, Directeur exécutif Groupe EDF en charge de l’Innovation, la Responsabilité d’Entreprise et la Stratégie.

Entre interrogations sur l’économie mondialisée, fragilité de la nature et hypothèque du climat, la pandémie du covid-19 accélère les prises de conscience.

La sortie de la crise sanitaire n’est pas en vue et il est hasardeux de pronostiquer aujourd’hui l’étendue des conséquences sociétales, politiques et économiques. Cependant, trois prises de consciences se cristallisent. Elles soulignent que l’action publique et la régulation des activités humaines doivent être plus empreintes d’un souci du long terme et d’un respect du capital naturel, et que la capacité collective à éviter, atténuer ou affronter les dérèglements de l’environnement est un bien précieux.
La pandémie nous montre d’abord, et brutalement, que l’économie mondiale est fragile. Si l’intervention publique va de soi pour gérer le danger sanitaire, il apparaît tout aussi fort que la survie économique relève du régalien et que les forces du marché nous ont entraînés dans de dangereuses logiques de délocalisations industrielles et de dépendance pour des approvisionnements stratégiques.

Peut-on disposer en toutes circonstances d’un indispensable médicament, d’une alimentation choisie ou des composants électroniques qui équipent nos appareils du quotidien ? Ces questions prennent du relief !

Ensuite, c’est notre dépendance aux équilibres de la nature qui est rappelée

Après l’urgence sanitaire et économique, la relance. Comme nous venons de le voir, la leçon de la crise sanitaire devrait être un ferme maintien, sinon un renforcement, du cap de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, donc du sevrage des énergies fossiles. Il faut pourtant affirmer et partager cette leçon, car des voix s’élèvent pour demander l’assouplissement des objectifs et un moratoire sur la mise en œuvre des politiques énergie-climat. On les a entendues à Paris, juste avant la promulgation de la programmation pluriannuelle de l’énergie, comme à Bruxelles, pour mettre entre parenthèses la tarification du carbone. L’argument est que les Etats, les entreprises, les ménages sortent appauvris de la crise, et que les moyens les plus faciles et les moins coûteux doivent être privilégiés pour relancer l’économie. Dit autrement, le retour à l’empire du court terme et la reproduction des erreurs passées.

Un danger immédiat nous guette : le prix exceptionnellement faible atteint par le pétrole.

S’appuyer sur la consommation d’hydrocarbures est tentant, le redémarrage de l’industrie automobile ou du transport aérien serait facilité sur cette base. Les émissions de dioxyde de carbone repartiraient vaillamment à la hausse et nos économies se dirigeraient droit vers le prochain choc pétrolier, d’autant plus brutal que le creux du cycle aura été profond. Rappelons le montant de la facture énergétique de la France en 2012 : 70 milliards d’euros, 3 % du PIB.€

Une autre façon d’agir est de profiter de la présente faiblesse des prix pour retrouver le chemin d’une fiscalité incitative, tout en retenant aussi la leçon des gilets jaunes : une redistribution plus juste et plus visiblement orientée vers la transition écologique.

Une autre voie d’action réside dans l’instrument des CEE, les certificats d’économie d’énergie. Chaque fournisseur d’énergie doit pousser ses clients à accomplir des gestes d’efficacité énergétique. Il est urgent de s’assurer que ces travaux d’efficacité énergétique contribuent également à réduire les émissions de dioxyde de carbone.

Il serait tout aussi judicieux que l’assiette du chiffre d’affaires, utilisée pour déterminer les quantités de CEE dont doit s’acquitter chaque énergéticien, soit remplacée par le contenu en carbone de l’énergie vendue. Ces deux mesures permettront de mettre cet instrument coûteux que sont les CEE au service de la lutte contre le changement climatique.

La logique selon laquelle, ayant beaucoup dépensé pour résister aux effets immédiats de la crise (chômage partiel, effacement de certaines charges …), on n’aurait plus les moyens d’une relance, est loin d’être évidente quand sont posées les questions de prévenir les crises, dont celle annoncée du climat, de protéger le capital naturel, de rendre nos économies, française ou européenne, plus résilientes, de relocaliser ou de mieux ancrer des activités industrielles.

S’il s’agit d’investir dans cette direction, alors la dépense budgétaire et la dette souveraine, l’emploi productif des liquidités que détiennent les ménages et les entreprises, ou que peuvent avancer les banques (à commencer par la BCE), deviennent rentables dans la durée pour la collectivité. La faiblesse des taux d’intérêt sans risque est propice à tous ces leviers.

Mais que signifie plus précisément « bien investir » ?

Cela soulève la question clé de la qualité des politiques publiques, de leur évaluation et de leurs instruments, normes, subventions et incitations fiscales, garanties apportées et contreparties demandées par la puissance publique… qui orienteront les choix des entreprises et des ménages.

La cohérence entre objectifs et instruments est essentielle, car c’est le moyen d’éviter des gaspillages de ressources, de résister aux intérêts particuliers et au marketing technologique, de tourner le dos aux choix qui compromettent le succès à long terme.

C’est aussi le moyen de bien décentraliser les décisions, de permettre notamment aux Territoires de déployer leur action économique en assurant l’articulation entre le national et le local.

La politique énergie-climat, comme dans d’autres secteurs, doit progresser à cet égard, mais le socle construit en France est un bon point de départ. La stratégie nationale bas-carbone expose une vision du chemin vers la neutralité carbone en 2050, exempte de pari sur des technologies incertaines, articulant toutes les sources d’énergies, toutes les sources d’émission mais aussi d’absorption des gaz à effet de serre (la forêt, l’utilisation des sols).€

La programmation pluriannuelle de l’énergie prévoit, jusqu’à 2028, des investissements et des objectifs qui préparent cet avenir bas-carbone avec un souci de moindres regrets et de moindres coûts. Enfin, les travaux sur « la valeur de l’action climat » (Commission Quinet, 2019) fournissent un utile outil pour apprécier la pertinence économique des choix en regard de leur contribution à la décarbonation.

Un autre levier est peut-être aussi puissant : donner à ceux qui investissent davantage de visibilité sur leurs gains futurs.

Les solutions « bas-carbone », qu’il s’agisse d’une installation de production ou de consommation d’énergie, ont pour caractéristique commune d’avoir une longue durée de vie et des coûts principalement fixes et liés à l’investissement. Le coût du financement, qui est proportionnel au risque, pèse donc lourd dans le bilan économique. Dès lors, la visibilité dans la durée, la minimisation des aléas de marché, la possibilité d’engagements contractuels à long terme vont faciliter les investissements et réduire les coûts.

Malheureusement, le marché européen de l’énergie a été conçu, il y a une trentaine d’années, sur des bases contraires, en faisant du prix de marché de court terme la référence obligée de toutes les transactions.

De plus, la Commission européenne est prompte à incriminer toute action d’un Etat-membre qui tente de donner davantage de visibilité à long terme, au nom des aides d’Etat qui ne doivent pas fausser la concurrence.

La réforme de cette architecture est donc souhaitable en regard des besoins d’investissement de la transition énergétique, et l’assouplissement de l’approche des aides d’Etat qu’a dû concéder la Commission devant les mesures urgentes que requérait la crise pourrait être le point de départ de cette réforme. Cette mise à jour de la politique de la concurrence, qu’il faut rendre durable et non pas conjoncturelle, est essentielle, pour ne pas dire existentielle, en regard des enjeux industriels dont la crise facilite la prise de conscience : localisation d’industries, termes des échanges avec les rivaux de l’Union dans le monde, notamment ceux où l’on produit sans contrainte sur les émissions de carbone.

Il ne faut pas désespérer que, pour le bien de l’idée européenne, la vision communautaire évolue effectivement d’une Europe de la concurrence (en son sein) à une Europe dans la concurrence (mondiale).
L’énergie, et plus spécialement l’électricité, fournit des pistes concrètes qui cochent les bonnes cases : décarbonation, bien-être des ménages, développement et relocalisation de l’industrie.

La France a-t-elle les moyens de sa politique et de ses objectifs énergie-climat ?

Un solide travail de l’Institut pour l’économie du climat (I4CE) livre les ordres de grandeurs : quelque 70 milliards d’euros d’investissement annuel, dont la plus grande partie dans les équipements de consommation d’énergie (le passage du pétrole à l’électricité dans le transport, la rénovation, l’isolation, et la chaleur renouvelable dans les bâtiments). Le montant est considérable, mais ces 3 % du PIB sont à peine plus élevés que l’effort qui a été consenti pour répondre aux chocs pétroliers des années 1970. Et comme nous l’avons vu, des instruments d’incitation appropriés rendront bien moindre la dépense publique à engager directement.
Pour illustrer ce propos, on peut nommer quelques pistes concrètes, particulièrement aptes à relancer notre économie. L’électricité peut être produite sans émettre de gaz à effet de serre et moyennant très peu d’importations. C’est déjà le cas en France. Elle peut largement remplacer l’énergie fossile pour fournir chaleur et mobilité, ce qui induit plus d’efficacité énergétique et moins de carbone dans tous les secteurs. Cela passe par le développement d’équipements nouveaux et ce développement donne des chances de relocalisation industrielle, à condition de les saisir dès aujourd’hui. Voilà pourquoi ces pistes concrètes sont électriques.

Le bâtiment est toujours important dans un redémarrage de l’activité. Ce redémarrage doit rencontrer l’enjeu de rénovation thermique, qui emporte la réduction des consommations et des factures, en particulier celles des logements mal isolés qui sont de grands fauteurs de précarité énergétique chez les ménages modestes, et la réduction de l’énergie fossile, qui alimente encore deux tiers du parc. Une solution technique éprouvée existe : la pompe à chaleur. Là où une chaudière ou un chauffage par convecteurs consomment 3 ou 4 kWh de fioul, de gaz ou d’électricité, la PAC (de type air-eau ou air-air, selon les cas de figure) consomme 1 kWh pour le même service rendu – et permet dans certains cas le rafraîchissement estival, qui n’est plus un luxe et devient même un sujet de santé publique lors des canicules. Ces pompes à chaleur, l’industrie française sait les produire. Elle en exporte même.

Elle investira pour accroître sa production dès lors que le cap donné à la rénovation et la clarté des normes bas-carbone seront fermes, rendant le flux de commandes prévisible. En vingt années de fonctionnement, l’économie d’énergie rentabilise l’investissement… mais celui-ci reste lourd pour nombre de ménages. Nous sommes typiquement dans le cas de figure où un système de prêts garantis par l’Etat et relayés par les banques commerciales, prévoyant un « reste à charge » nul pour les plus modestes, profitera à la collectivité, sans risque de regrets ou de nouvelle dépendance, et un investissement de quelque dix milliards d’euros par an peut être enclenché

La mobilité électrique est l’autre grand enjeu qui touchera tous les acteurs économiques.

Au-delà, et peut-être avant les véhicules eux-mêmes, deux « maillons » de la chaîne de valeur sont cruciaux. Le premier réside dans l’infrastructure de rechargement, sa densité et sa fiabilité. Comme jadis pour l’électrification des campagnes et le téléphone, ou plus récemment la couverture par les réseaux numériques, la planification publique est une ardente nécessité. On pense aux réseaux le long des grands axes routiers, qui pourraient être un objet emblématique de financement européen, mais aussi à la fluidité accrue de l’équipement des copropriétés, qui relève largement de règles de décision plus simples et plus incitatives. Le second maillon répond à la notion d’industrie stratégique : la production des batteries. Sachant que la filière Lithium-ion est compétitive pour au moins une génération de véhicules, sachant qu’on vise plus de cinq millions de véhicules électriques en 2028, sachant enfin que plusieurs projets solides de « gigafactories » existent, il y a la place, surtout au sein d’une stratégie européenne, pour organiser en France la production et la maîtrise de la compétitivité. La bataille industrielle avec d’autres continents n’est pas perdue, comme elle a pu l’être pour la production de panneaux photovoltaïques il y a dix ans.

Si nous regardons à présent l’industrie qui représente à elle-seule 20 % de la consommation d’énergie en France, un constat apparaît : nombre d’équipements vieillissants, tels des systèmes de production de chaleur ou de froid, de compression, de ventilation… devront être renouvelés dans les années qui viennent. C’est autant d’occasions d’électrifier, de gagner en efficacité énergétique et de réduire les émissions de dioxyde de carbone, à condition de pousser les industriels à faire ces choix qui contribuent aux objectifs énergie- climat et préparent des avantages compétitifs pour demain. La réponse publique doit être bien ciblée : si ces process sont encore très chers, a fortiori techniquement non mature (exemple de la production d’acier), alors il faut soutenir la R&D. Mais si l’écart de coût est minime, ce qui est fréquent (c’est le cas des PAC à haute température), alors une aide minime, ou un prix du carbone suffisant et prévisible, permet un basculement massif.

Par ailleurs, en demandant des contreparties aux entreprises qu’il a aidées pendant la crise, l’Etat pourrait évoquer la modernisation énergétique des installations industrielles – de même que l’électrification des flottes de véhicules.

L’hydrogène. Avenir du système énergétique pour certains, chimère trop coûteuse pour d’autres.

La réalité sera entre les deux, et il est trop tôt pour la dessiner. En revanche, le mode d’emploi de l’hydrogène à un horizon de dix à quinze ans, et donc le fléchage des efforts sans regret qu’on peut faire, sont plus clairs : profiter d’une électricité bas-carbone pour produire de l’hydrogène par électrolyse, lequel se substituera à celui aujourd’hui utilisé dans l’industrie comme matière première, qui est produit à base d’hydrocarbures et très émetteur de dioxyde de carbone.

Faire ce choix conduit à diviser les émissions par dix. L’électrolyse est plus coûteuse, mais l’écart de coût se réduit, en prix « rendu au client », lorsque des électrolyseurs peuvent être localisés près de sites de consommation, évitant une chaîne de compression, de bouteilles et de transport routier. Ainsi, une aide publique modérée, selon la même rationalité que celle vue au paragraphe précédent, peut déclencher des gestes de décarbonation.

Un second bénéfice est associé, car la fabrication d’électrolyseurs est une industrie présente en France et capable de monter en puissance. L’autre voie de développement pour l’hydrogène est son utilisation pour la motorisation de véhicules. Cette solution est en général plus coûteuse que le véhicule électrique à batterie, mais présente des avantages dans certaines configurations, de réseaux de bus ou de collectes d’ordures par exemple. L’utilisation d’hydrogène décarboné se trouve ainsi en bonne place dans la politique énergétique de certains Territoires.

Terminons par la production d’électricité.
Elle émet très peu de carbone en France (huit fois moins que la moyenne européenne), et cet avantage est acquis jusque vers 2035, grâce au développement des renouvelables et à la poursuite de l’exploitation de la plupart des centrales nucléaires. Chacune de ces sources apportera alors la moitié de la production d’électricité, avec une part infime de thermique fossile.

Pour conserver au-delà une électricité sans carbone, tout en en produisant un peu plus en raison des nouveaux usages, et alors que le parc nucléaire actuel s’arrêtera progressivement, nous aurons besoin de deux jambes : un développement encore accru de renouvelables et la mise en service de nouvelles centrales nucléaires. Chacune possède des incertitudes et la sagesse est d’ouvrir les deux options, ce qui laissera le temps d’ajuster les trajectoires. C’est le sens des objectifs donnés à l’éolien terrestre et au solaire, ou du programme de montée en puissance de l’éolien maritime ; c’est le sens de la préparation, pour mi-2021, d’un dossier permettant au gouvernement de statuer sur le lancement de nouvelles tranches nucléaires.

Dans les deux cas, les investissements mobilisent des capacités industrielles principalement situées en France.
Les débats sont vifs dès qu’on parle de nucléaire (qui alimente 18 % de notre consommation d’énergie), mais ils ne doivent ni brouiller les priorités, ni abîmer un consensus d’intérêt général sur la relance : la marche vers un monde neutre en carbone et le sevrage des hydrocarbures (65 % de notre consommation), l’effort sur les usages et la montée en puissance de l’électricité et de la chaleur renouvelables, qui riment autant avec industrialisation qu’avec traitement durable de la précarité énergétique, et la mise en œuvre effective et rationnelle des politiques publiques qui vont avec. Nombreux sont les travaux et les propos qui justifient et déclinent ces orientations. Nous pourrions citer des institutions internationales, d’éminents universitaires, de hauts responsables politiques … mais nous conclurons, pour souligner que l’énergie et le climat sont l’affaire de tous, en notant que les débats et les propositions de la Convention citoyenne pour le climat suggèrent les mêmes clés pour relancer de façon juste et soutenable notre économie.
Terra Nova

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