Les études sur la construction européenne font l’objet d’une constante et quasi totale indifférence. Elles devraient pourtant être une priorité.

Gaël Brustier

 

Une session plénière au Parlement européen, à Bruxelles, le 8 mars. | Fransisco Seco / POOL / AFP

Depuis les débuts de la construction européenne, les sciences sociales et politiques se sont intéressées à son déroulement. Progressivement, elles se sont imposées et ont relativisé les approches purement juridiques et économiques d’un processus initié en juin 1955 lors de la conférence de Messine et poursuivi depuis, notamment avec la période s’ouvrant par l’Acte Unique (1985) et le traité de Maastricht (1991).

Dans le même temps, le débat politique français a été quasiment hermétique aux travaux des chercheurs sur les mutations de «l’Europe». Par commodité politique ou par défiance endémique à l’égard des sciences sociales? Toujours est-il que partisans «europhiles» et opposants «eurosceptiques» ont rigoureusement appliqué aux travaux des chercheurs une forme d’embargo ou de cordon sanitaire qui a pesé sur la tenue du débat. L’intelligence de la société ne devrait-elle pas, au contraire, irriguer l’intelligence des politiques?

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Fausses évidences

Fréquents révélateurs de l’indigence du débat politique français relatif à l’Europe, les élections européennes consistent soit à expliquer ce que «l’Europe fait» pour eux sans jamais aborder la question de savoir comment la décision est prise. Or, sur ce dernier point, pour utile qu’il soit, l’exposé juridique des mécanismes de l’Union européenne ne suffit pas à rendre intelligible la façon dont cet objet original qu’est l’UE fonctionne.

Pis, le saccage du débat public largement partagé par les zélateurs de l’Union et par ces détracteurs consiste à se saisir de thèmes folkloriques ou polémiques pour agrémenter leurs meetings. Le référendum de 2005, conclu par une victoire du «non» n’a pas permis au grand public d’accéder à la complexité du processus européen et c’est assez légitimement qu’une forme de principe de précaution démocratique a été appliqué par la victoire du bulletin «non».

La volonté de dissocier contenant institutionnel et contenu des politiques publiques figées dans le texte a privé les vainqueurs du 29 mai d’une solide base analytique pour conforter leur victoire. En gros, la méconnaissance en profondeur du processus d’intégration et la projection sur celui-ci de visions faussées ne pouvait nullement permettre un débat véritable, souhaitable et utile à tous relatif à l’avenir de l’UE.

Le débat politique n’est pas un colloque universitaire mais, comme pour d’autres sujets, les ressources académiques peuvent l’irriguer. Elles ont été tenues à distance des réflexions internes des partis politiques. L’influence de Jean-Louis Quermonne, auteur fécond sur la question, sur des générations d’étudiants de Sciences Po aurait dû contribuer à instiller la curiosité envers d’autres auteurs, mais il semble hélas qu’il n’en fut rien.

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Jean-Louis Quermonne

Ceux des hommes politiques qui ont préempté la question européenne et fait le choix d’une carrière entre Paris, Bruxelles et Strasbourg ont aussi pu assécher la curiosité envers des travaux plus indépendants du champ politique. Quelques talentueux passeurs comme Jean-Louis Bourlanges, Francis Wurtz ou Philippe Herzog ont été ces notables exceptions, essayant de politiser les enjeux, avec le plus souvent une réelle lucidité évoquant un certain pessimisme. C’est une autre hypothèse. À mesure que l’intégration européenne s’est développée, sa réalité est apparue toujours plus éloignée du débat politique, alors qu’elle aurait, au contraire, dû imprégner les débats et permettre, beaucoup plus tôt, de politiser l’enjeu européen.

Des nouvelles formes sociales

Il a fallu que Paul Magnette, qui a précocement et longtemps dominé les études européennes, devienne le chef du Parti socialiste belge pour que ses camarades français décillent enfin leurs yeux et jettent un regard –un peu discret certes– sur ses travaux, pourtant majeurs et stimulants, relatifs à l’UE. Ce n’est pas un hasard si, à la tête de la région wallonne, il a su jouer habilement pour enrayer la dynamique d’adoption du CETA.

Nonobstant cette notable exception, il existe aussi une réticence très compréhensible de la part du milieu académique à interférer dans le jeu politique et, de fait, on ne peut demander à tous ceux qui étudient l’UE d’en devenir des acteurs directs ou indirects. Les études européennes nées à l’intersection des sciences sociales et politiques, de l’histoire ou de l’anthropologie ont, par leur histoire comme par leur contenu, beaucoup à apprendre de l’intégration européenne et beaucoup à apprendre aux politiques des nouvelles formes sociales qu’elle induit.

Au fil des décennies, on a pu mesurer la part de vérité du néofonctionnalisme, qui donnait une large place à la thèse du caractère dirigeant des institutions supranationales, et celle de l’intergouvernementalisme libéral –dont Andrew Moravcsik est le principal représentant– qui postule une intégration mue par des États concluant des accords entre eux et cherchant, malgré sa dimension libérale, le renforcement de leur puissance publique propre.

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Andrew Moravcsik, en 2011. | Heinrich-Böll-Stiftung via Flickr

Selon Andrew Moravcsik, aucune des inspirations «constitutionnelles» de l’intégration européenne ne l’a emporté et, de surcroît, il est vain de chercher des signes d’un «déficit démocratique» puisque l’intégration européenne est d’abord le produit d’équilibre internes aux États.

Le processus d’intégration a donc été, depuis ses origines, une subtile association d’entrepreneurs d’Europe et de choix effectués au sein des États-nations concernés, notamment en matière commerciale. S’il ne s’agit ni d’une construction «par en haut» ni d’un pur choix inter-étatique, il faut prendre conscience de la relative autonomie du champ européen par rapport aux champs politiques nationaux et consécutivement de l’instauration d’une forme de monopolisation normative au niveau européen. En a découlé un processus d’autonomisation des élites politiques et administratives issues des États-nations et donc des gouvernants nationaux par rapport aux gouvernés. Là se trouve la vérité première de l’intégration européenne. Or, quasiment à aucun moment dans la vie politique de notre vie démocratique, ni le diagnostic ni la solution à ce défi, n’a été établi et avancée.

La dialectique fédération-confédération est ainsi très tôt dépassée dans l’appréhension de l’intégration européenne par les sciences sociales, elle a pourtant hélas tenu le haut du pavé à partir de la campagne référendaire sur le traité de Maastricht. De même que l’opposition avancée au tournant du siècle entre «approfondissement» et «élargissement» a été plus qu’émoussée par la force des faits, ceux qui croyaient que le second tuerait le premier en ont été pour leurs frais.

Le débat politique aurait gagné en vérité et donc en clarté si les campagnes électorales n’avaient pas consisté en l’opposition de campagne vantant «ce que l’Europe fait» et en en «faisant la pédagogie» d’une part, et des campagnes dénonçant ses supposés méfaits culturels ou folkloriques ou ses intentions fédéralistes intrinsèques (l’inénarrable débat sur les fromages«sacrifiés» ou «sauvés» par «l’Europe» remportant la palme de l’imbitable additionné à la démagogie).

Ces campagnes auraient pu être plus utiles si elles s’étaient appuyées sur une compréhension juste du processus d’intégration et si une véritable européanisation des enjeux des débats nationaux comme d’une politisation des sujets européens avait vu le jour, les choses auraient été plus clairement posées. C’est la multiplicité des clivages internes à l’UE qu’il fallait porter à la connaissance des citoyens et la façon de mener des rapports de force comme de passer des compromis. Or, de tout cela il n’a jamais été question.

À bien des égards, les études européennes méritent donc qu’on s’y arrête afin de renouveler un débat rouillé. Si l’on considère l’UE sous l’angle de sa légitimation, les travaux de Stefano Bartolini et de Fritz Scharpf amènent incontestablement à affirmer que seul un transfert d’allégeance au niveau européen peut véritablement y conduire. Pour Scharpf, au moins jusqu’aux années 2000, la Commission et la Cour ont pratiqué, sur intention des États, une politique d’intégration négative, c’est-à-dire de déréglementation et d’instauration voire de constitutionnalisation du droit de la concurrence.

La dimension symbolique de l’intégration européenne ne saurait être mésestimée ni méconnue par le débat public.

L’adhésion des citoyens n’entrait pas en ligne de compte. A contrario, il aurait fallu que les innombrables candidats aux élections européennes successives se penchent ou jettent un œil aux travaux d’Olivier Costa, à ce jour le meilleur spécialiste du Parlement européen, ne serait-ce que pour comprendre où ils mettaient les pieds et pour éviter des bêtises un peu trop dommageables, par leur accumulation, au débat public.

La dimension symbolique de l’intégration européenne ne saurait être mésestimée ni méconnue par le débat public, ni a fortiori être analysée en profondeur. La récente nomination de Mario Draghi à la tête du gouvernement italien s’est accompagnée d’un maintien de trois ministres de la Lega au sein de celui-ci. Comme en Autriche hier ou sous Berlusconi, l’engagement d’une formation d’extrême droite en faveur du respect de la doxa économique européenne balaye toutes les réticences liées à ses positions plus contestables sur le plan des libertés individuelles ou des droits de l’homme.

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Par ailleurs, le parcours européen, comme dans le cas de Draghi, peut au début d’un exercice gouvernemental national s’avérer bénéfique en termes de légitimité. Hors le droit, il y a une puissance symbolique très forte de«l’Europe» qui, dans un contexte comme la Grèce de 2015, s’est ajouté à la dimension financière et économique et fait plier le gouvernement Syriza de Tsipras.

En outre, le rapport que l’UE entretient avec le passé est quasiment cantonné à l’invocation des «Pères fondateurs» et cette temporalité européenne est révélatrice d’une forme de présentisme qui a probablement empêché l’Europe comme objet politique d’être située dans le temps long et à elle-même de s’y projeter. En n’en prenant pas la pleine mesure, on ne peut évidemment donner une vision et un axe politique fort ayant, lui, prise sur le débat.

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Un monde clos

Rares, très rares, trop rares, sont donc les colloques qui font échanger des militants ou responsables politiques et des chercheurs. L’irrigation du débat public par ceux qui s’efforcent de mener un authentique travail scientifique d’objectivation du processus d’intégration qui se déploie au sein de l’UE devient impossible. Alors que «l’Europe» est censée être dans le débat politique le principal enjeu d’avenir, les publications scientifiques même les plus accessibles par des profanes sont tenues à distance.

Il serait amusant de voir combien de parlementaires nationaux ou européens se sont abonnés aux revues de recherche européenne comme Politique européenne (fondée en 2000). La barrière de la langue (anglaise), le trop insuffisant effort de traduction d’ouvrages majeurs dans ce domaine, ont contribué à cet assèchement et donné le la d’une forme de rabougrissement intellectuel sur la question européenne.

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Couvertures de la revue Politique européenne. | Captures d’écran via Cairn.info

S’il est un domaine où l’hybridation des discours savants et militants aurait été et demeurera longtemps utile, c’est bien celui de l’Europe, or c’est le domaine de débat qui en est le plus déficitaire. Processus à la nouveauté plus radicale que bien d’autres se réclamant du même modèle que le sien (Mercosur, Alena…), l’intégration européenne mérite de se libérer de ses mythes pour s’engager dans la voie du débat, d’un débat éclairé par l’analyse et la critique mais nullement pas les mythes.

La promptitude de nombre de militants à se servir dans d’autres sujets de références empruntées au domaine académique n’a donc d’égale que l’indifférence à l’égard des nombreux travaux passés et présents sur l’intégration européenne. Bien comprendre «l’Europe» devrait pourtant être une priorité pour quiconque entend agir, à quelque niveau que ce soit, dans le système de pouvoir de l’UE. Cela n’implique pas de la part des politiques de devenir étudiants-chercheurs ou enseignants-chercheurs, mais assurément de développer un goût plus prononcé pour la curiosité intellectuelle et la construction d’une pensée en la matière. On en est encore loin

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