Illustration : And then there were none, série de la BBC, est l’une des nombreuses adaptations des Dix petits nègres de ces dernières années. | Capture d’écran via YouTube


Sarah Duhieu

Publié en 1939, le célèbre roman d’Agatha Christie n’a pas pris une ride. Il est l’un des livres les plus vendus au monde et a donné naissance à des dizaines d’adaptations.


Il y a des livres sur lesquels le temps n’a pas d’emprise. Des livres qui continuent de vivre des dizaines d’années après la mort de leur auteur. Dix petits nègres est l’un de ceux-là. Publié en novembre 1939, il y a tout juste quatre-vingts ans, le polar d’Agatha Christie fait partie des livres les plus vendus de tous les temps: plus de 100 millions d’exemplaires se sont écoulés depuis sa sortie. Textes religieux à part, il faut s’appeler Don Quichotte, Harry Potter, Le Petit Prince, le Seigneur des anneaux ou encore Le Hobbit pour revendiquer un tel exploit.

L’intrigue la plus célèbre de la reine du crime se déroule en Angleterre. Dix personnes sans lien apparent sont conviées sous différents prétextes sur l’île du Nègre, au large du Devon. Mais à leur arrivée, leur mystérieux hôte est absent. À la place, une voix enregistrée s’élève, accusant chacune d’entre elles d’un crime pour lequel elle aurait échappé à la justice. Isolé·es du continent par une tempête, les invité·es vont alors être assassiné·es tour à tour, suivant une mécanique calquée sur les paroles d’une comptine. La police peine à résoudre l’affaire: le meurtrier est forcément l’un des dix… mais logiquement, aucun n’aurait pu tuer les autres avant de se suicider.

Dix petits nègres aurait pu n’être qu’un roman policier d’Agatha Christie parmi tant d’autres –elle en a écrit plus de quatre-vingts au cours de sa vie. Ça a été le contraire: il représente environ 20% des deux milliards de livres vendus par la Britannique dans le monde.


Le crime techniquement parfait

Quand Agatha Christie s’attelle à l’écriture de Dix petits nègres, en 1938, elle est déjà une écrivaine reconnue. Elle a créé les personnages d’Hercule Poirot et Miss Marple, connu le succès grâce à des polars comme Le Meurtre de Roger Ackroyd (1926) et Le Crime de l’Orient Express (1934). Mais il lui reste quelque chose à accomplir. Elle veut inventer un crime hors du commun, un meurtre de masse presque impossible à résoudre mais dont le dénouement sera crédible. «Dix personnages devaient mourir l’un après l’autre sans que cela paraisse le moins du monde ridicule ni que l’identité du suspect soit trop évidente», résume la romancière dans son Autobiographie, rééditée en 2002.

«Je pense qu’elle considérait presque ce livre comme un défi, précise James Prichard, arrière-petit-fils de l’écrivaine et PDG d’Agatha Christie limited, la société qui gère les droits littéraires et médiatiques de son œuvre. Pouvait-elle faire fonctionner un tel concept? Comme pour la plupart de ses livres, elle a dû réfléchir un certain temps pour faire les choses bien

«Je crois que les gens sortent traumatisés de la lecture de Dix petits nègres.»

Pierre Bayard, professeur de littérature et psychanalyste

Agatha Christie puise dans sa mémoire, ébauche des scénarios. «Ce ballet mortifère venait de très loin chez elle, il n’est pas né comme ça par hasard, estime François Rivière, biographe, auteur d’Agatha Christie, Duchesse de la mort. Elle s’est inspirée de ses souvenirs, comme une île qu’elle connaissait, des comptines, ou une série de figurines en porcelaine dans la maison de sa grand-mère, qui ont marqué la petite fille qu’elle était.»

Et la mécanique qu’elle imagine fonctionne. «Si on n’a jamais lu Dix petits nègres, on a quand même du mal à deviner le rebondissement final, même en étant un gros lecteur de romans policiers, estime Carla Briner, responsable du département étranger aux Éditions du Masque, qui publient en France les œuvres d’Agatha Christie. Cela reste pour moi la clé du succès: quand les lecteurs n’arrivent pas à élucider une énigme et que la solution est réaliste. On termine le roman en se disant que l’auteur maîtrise son texte.» L’écrivaine elle-même en parlera comme de son œuvre «la mieux imaginée techniquement».


Entre roman policier et épouvante

Si Dix petits nègres a duré dans le temps, c’est aussi parce que son autrice en a fait un objet particulier, à mi-chemin entre roman policier et livre d’épouvante. Les personnages sont assassinés suivant les paroles d’une étrange comptine («Dix petits Nègres s’en furent dîner, l’un d’eux but à s’en étrangler. N’en resta plus que neuf», etc.). Cette mise en scène donne l’impression d’une punition divine venue remplacer une justice humaine défaillante.

«Ça ne ressemble pas du tout à Hercule Poirot ou Miss Marple. Il y a un mystère énorme avec ces personnages qui arrivent l’un après l’autre et ne savent pas pourquoi ils sont là», explique François Rivière. «Je crois que les gens sortent traumatisés de la lecture de Dix petits nègres comme quand ils voient Psychose, de Hitchcock, il y a une dimension d’horreur qu’on ne trouve pas dans les autres romans policiers», analyse lui aussi Pierre Bayard, professeur de littérature à Paris VIII et psychanalyste. Cette atmosphère effrayante est renforcée par le fait que l’histoire se déroule en huis clos. Comme les personnages, lecteurs et lectrices sont prisonnier·es de l’île et assistent, impuissant·es, à un assassinat de masse, sans parvenir à en identifier l’auteur.

Suspense et scénario novateur; il n’en fallait pas plus pour voir fleurir de multiples adaptations. Depuis sa sortie en 1939, le livre a inspiré des dizaines de films, séries télévisées, feuilletons radio et pièces de théâtre –dont une créée par la reine du crime en personne. Et «les actualités au cinéma ou à la télévision incitent les gens qui n’ont jamais lu Agatha Christie à le faire», affirme Carla Briner, des Éditions du Masque.


Adaptations et relectures

Ces dernières années encore, la société Agatha Christie limited a travaillé sur plusieurs adaptations. «Nous avons fait une série sur la BBC [en 2015, ndlr], une émission de télévision japonaise [en 2017] et une série française qui sera diffusée l’année prochaine», énumère l’arrière petit-fils de l’écrivaine, James Prichard.

Ce programme en six épisodes, intitulé Ils étaient dix, sera diffusé sur M6 au printemps 2020. Tourné en Guadeloupe, il a pour cadre un hôtel de luxe abandonné sur une île déserte tropicale. «On a voulu faire une adaptation contemporaine, avec des personnages plus jeunes, la parité rétablie et des crimes avec une résonance plus moderne», explique la productrice Sophie Révil, également responsable des Petits meurtres d’Agatha Christie sur France 2. Une version trop éloignée du texte original? «On reste fidèle au roman, assure-t-elle. Cette mécanique, ce plan diabolique pour envoyer dix personnes coupables sur une île et les torturer par la peur, restera identique. C’est ça l’esprit, et il fonctionne aujourd’hui encore.»

 

D’autres donnent une nouvelle vie au roman en l’étudiant en profondeur. C’est le cas de Pierre Bayard qui, dans son livre La Vérité sur Dix petits nègres, propose un dénouement alternatif à celui d’Agatha Christie. «La première fois que je l’ai lu, enfant, j’étais impressionné et terrifié par ce livre. Mais en le relisant plus tard, j’ai pensé que ça ne tenait pas la route», explique-t-Il.

«C’est une bonne histoire, et les bonnes histoires résistent à l’épreuve du temps.»

James Prichard, arrière-petit-fils d’Agatha Christie

Certains détails lui semblent incohérents, comme la localisation de l’île, qui se trouve à une distance raisonnable du rivage. D’après lui, les futures victimes auraient pu tenter de s’enfuir à la nage s’il n’y avait pas eu cette violente tempête. «C’est là que la question se pose: comment l’assassin pouvait-il prévoir qu’il y aurait une tempête? s’interroge Pierre Bayard. Il avait forcément un autre plan en tête.» Lui désigne un autre coupable dans son livre, qui sonne comme un hommage: «Son roman est tout de même une très grande réussite, avec un dispositif extrêmement astucieux.»

Quatre-vingts ans après sa sortie, il ne manque à Dix petits nègres qu’une adaptation hollywoodienne. Ce sera chose faite dans les années à venir –Agatha Christie limited travaille en ce moment-même sur le projet. Et ce succès n’a rien d’étonnant pour James Prichard: «C’est une bonne histoire, et les bonnes histoires résistent à l’épreuve du temps

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