Dans un contexte mouvant marqué par des enjeux linguistiques, sécuritaires et économiques, Serge Letchimy, à la tête de la Collectivité Territoriale de Martinique, partage sa vision et ses perspectives pour notre Territoire. Découvrez ici ses réflexions sur les sujets brûlants qui agitent la Martinique et l’actualité de la CTM aujourd’hui : la place du créole, sa rencontre avec Philippe Vigier, nouveau Ministre délégué en charge des Outre-mer, les défis de la cybersécurité après la récente attaque, et la trajectoire économique envisagée pour la Martinique (Zone Franche, Fiscalité des communes, Gouvernance du Grand Port de la Martinique). Plongez au cœur des sujets brûlants qui façonnent l’actualité martiniquaise et découvrez les stratégies mises en place et les clarifications des décisions du PCE pour tenter de relever les défis auxquels son île/pays fait face.

Sujets traités :

  • Reconnaissance du créole
  • Cyber attaque à la CTM
  • Insécurité en Martinique
  • Rencontre avec le Ministre Vigier
  • Zone franche
  • Grand Port de la Martinique

Le créole, une langue martiniquaise à part entière qui mérite reconnaissance

La question de la place du créole en Martinique par rapport au français continue de faire débat. Dans cette interview, Serge Letchimy, président de la Collectivité Territoriale de Martinique, clarifie sa position sur ce sujet controversé. Il revient sur ses arguments en faveur d’une valorisation de la langue créole, tout en réaffirmant l’importance du français.

« Il ne s’agit pas de mettre le français de côté, mais de donner au créole la place qui lui revient, en complémentarité avec le français. »

Vous militez pour une reconnaissance officielle du créole en Martinique. Quels sont vos principaux arguments ?

Le créole martiniquais est bien plus qu’un simple dialecte, c’est une véritable langue dotée de sa propre histoire, grammaire et syntaxe. Langue maternelle de la majorité des Martiniquais, elle mérite une reconnaissance officielle en tant que telle, au même titre que d’autres langues régionales comme le breton, le corse, le catalan ou le basque. Il ne s’agit pas de mettre le français de côté, mais de donner au créole la place qui lui revient, en complémentarité avec le français. Cette co-officialisation permettrait de valoriser le créole, de le rendre obligatoire à l’école et de cesser de le percevoir comme une langue inférieure.

“Le créole mérite sa place aux côtés du français en Martinique”

Pourtant, la France refuse toujours cette reconnaissance. Comment l’expliquez-vous ?

Effectivement, la France fait figure d’exception en Europe en ne ratifiant pas la Charte des langues régionales ou minoritaires. Pourtant, le créole martiniquais porte l’histoire et l’identité singulière de notre territoire, issu du mélange de langues africaines et du français. Sa reconnaissance ne remettrait nullement en cause l’usage du français mais constituerait un acte fort en faveur de la culture martiniquaise. J’espère que la France saura évoluer sur cette question. C’est exactement ce qui se passe en Espagne ou la co-officialité vient d’être autorisé au Parlement avec l’espagnol qui demeure la langue officielle et le catalan, le basque et le galicien qui deviennent des langues co-officielle. L’Espagne se reconnaît désormais dans sa pluralité, pas la France.

Certains craignent que le bilinguisme français-créole ne créé un entre-soi. Que leur répondez-vous ?

Je ne partage pas cette crainte. Bien au contraire, la maîtrise de deux langues ouvre beaucoup plus de portes qu’une seule langue officielle. Cela enrichirait la culture martiniquaise plutôt que de l’enfermer sur elle-même. D’autres régions françaises mènent le combat pour tendre vers un bilinguisme officiel dont la Corse ou en Pyrénées Orientales pour le catalan. Le bilinguisme peut parfaitement renforcer l’identité martiniquaise au sein de la République, dans le respect mutuel du français et du créole.

“Le créole martiniquais est bien plus qu’un simple dialecte, c’est une véritable langue dotée de sa propre structure, grammaire et de sa propre histoire.” 

Comment répondez-vous à ceux qui craignent que l’enseignement obligatoire du créole à l’école ne handicape les élèves martiniquais ?

Cette crainte est infondée. De nombreux pays pratiquent un bilinguisme école/famille sans que cela pose problème. Le créole n’empêchera pas nos enfants d’apprendre le français et de réussir leurs études supérieures en France ou ailleurs. Au contraire, la maîtrise de deux langues est un atout cognitif, et le créole enrichira leur bagage culturel. Loin de les enfermer, elle leur ouvrira des portes sur le monde. Mon objectif n’est pas de substituer le créole au français mais bien d’obtenir une reconnaissance officielle et un usage complémentaire de deux langues qui sont nôtres.

 Comment envisagez-vous concrètement cette reconnaissance et cette promotion du créole ?

C’est un processus qui prendra nécessairement du temps. À court terme, des mesures simples peuvent être prises, comme la signalétique bilingue dans les services publics ou l’introduction de cours de créole obligatoires à l’école. À moyen terme, la réforme de la Constitution souhaitée par le président Macron serait l’occasion d’officialiser ce bilinguisme. Les collectivités d’outre-mer doivent se mobiliser pour peser dans ce débat. Par notre action politique et pédagogique, j’espère que les mentalités évolueront pour que le créole soit reconnu comme une richesse de notre patrimoine, au même titre que le français. Les martiniquais et plus généralement les pays d’outre-mer ont subis une telle politique d’infériorisation de leur propre personne, que je peux comprendre les doutes qu’une telle audace a pu susciter. C’est une lutte pour la survie du peuple martiniquais dans son identité.

“On ne peut figer éternellement les positions d’un homme.”

Une vidéo ancienne de Césaire critiquant le créole refait surface. Qu’en pensez-vous ?

Cette vidéo date d’il y a 60 ans ! On ne peut figer éternellement les positions d’un homme. La pensée de Césaire a nécessairement évolué sur le sujet, comme toute pensée vivante. Il est absurde de vouloir l’enfermer à jamais dans cette déclaration. Le monde a évolué et il nous appartient d’assumer cette responsabilité avec foi et détermination.

Mais certains y voient la preuve que le créole ne peut être une langue officielle…

C’est un faux procès, car en 1962 Césaire ne parlait pas de l’officialisation du créole, son propos portait sur l’état du créole à cette époque. Nos connaissances se sont évidemment enrichies depuis sur l’histoire et la grammaire et la connaissance de cette langue. Le débat a heureusement avancé.

« Il faut dépasser les clivages »

Comment aller de l’avant sur cette question linguistique qui divise ?

Faisons taire les polémiques stériles ! Mon seul adversaire, c’est l’immobilisme. Ce débat ne doit pas nous diviser mais nous rassembler dans un effort patient de compréhension mutuelle. Montrons que Martiniquais nous sommes capables de défendre notre langue créole sans hostilité mais dans un esprit d’ouverture, fidèle à l’humanisme de Césaire.

Un dernier mot pour conclure sur cette question fondamentale pour l’avenir de la Martinique ?

Je dirai que la défense de notre langue créole n’a rien d’antagoniste avec le français. Notre attachement aux valeurs de la République est indéfectible. Mais après des siècles de dévalorisation, notre langue maternelle a besoin d’être reconnue officiellement, en complémentarité avec le français. C’est une question de justice et de fierté pour notre culture martiniquaise. J’oeuvrerai sans relâche pour que ce débat avance, dans un esprit d’ouverture et de compréhension mutuelle.


Projets de relance économique en Martinique :

Pouvez-vous nous en dire plus sur vos projets de relance économique en Martinique ?

Nous travaillons sur de nombreux projets d’investissement et de travaux d’infrastructures, en concertation avec les entrepreneurs martiniquais. Après deux années de préparation et d’études, l’objectif est de dynamiser et moderniser notre tissu économique, avec des chantiers qui pourraient commencer d’ici 2024. Une série de grandes réformes vont se réaliser parallèlement à travers : des plans d’aide financières et fiscales, une gestion plus performante des Fond Européens et de la commande publique, la réforme de la chaîne de paiement pour accélérer les paiements aux entreprises. Nous allons aussi lancer des appels d’offres pour la cession de terrains afin de favoriser l’investissement immobilier. Bref, tout un travail de fond pour créer un environnement plus propice aux affaires en Martinique.

Concrètement, quels secteurs économiques souhaitez-vous soutenir en priorité ?

Différents secteurs stratégiques sont concernés, comme les énergies renouvelables, l’agriculture, le tourisme durable ou encore les services numériques. Mais au-delà, mon souhait est d’encourager les initiatives entrepreneuriales martiniquaises dans leur diversité, à travers un accompagnement sur-mesure. L’enjeu est de développer un tissu de PME innovantes, créatrices d’emplois non délocalisables. Nous voulons aussi renforcer l’attractivité de la Martinique pour les investisseurs internationaux, notamment dans la Caraïbe. C’est comme cela que nous parviendrons à dynamiser durablement notre économie.


Cyber attaque à la CTM : Serge Letchimy appelle à l’indulgence collective

“Cette cyberattaque a été l’une des plus violentes subies par une collectivité française selon l’Anssi.”

La CTM a été victime récemment d’une cyberattaque massive. Quelles en ont été les conséquences ?

Cette cyberattaque a été l’une des plus violentes subies par une collectivité française selon l’Etat. Pendant 5 mois, nous n’avions plus la maîtrise de nos outils informatiques, avec des répercussions graves sur le paiement de nos agents et fournisseurs. Nous sortons tout juste de cette crise grâce au soutien des services de l’Etat. Je remercie nos agents pour leur patience et leur dévouement et leur efficacité dans ce contexte difficile.

Comment expliquez-vous que la CTM ait pu être ainsi paralysée par cette cyberattaque ?

Manifestement, nous présentions une faille ou une fragilité dans nos systèmes informatiques, malgré les protections mises en place. Ce type de criminalité évolue sans cesse. Nous allons bien sûr renforcer drastiquement notre sécurité, former nos équipes et moderniser nos infrastructures numériques pour que cela ne se reproduise plus. Mais aucune collectivité n’est à l’abri face à ces cybercriminels organisés.

Cette affaire entache-t-elle votre action à la tête de la CTM ?

Plutôt que de polémiquer, l’urgence était de protéger nos données et rétablir nos systèmes. Si des leçons doivent être tirées, nous le ferons en interne. Je crois que nos concitoyens attendent de la résilience et de l’action face à ce type d’épreuves. C’est le sens de notre engagement au quotidien. Nous allons travailler d’arrache-pied pour effacer au plus vite les séquelles de cette cyberattaque.


Insécurité en Martinique : Un appel à l’appui et l’aide de l’État

“La Martinique est devenue une plaque tournante du narcotrafic entre l’Amérique du Sud et l’Europe.”

La Martinique connaît une recrudescence de la violence ces dernières années. Comment analysez-vous ce phénomène ?

La situation est effectivement très préoccupante, avec près de 25 à 30 personnes assassinées chaque année, majoritairement par armes à feu. Le trafic de drogue a pris une ampleur considérable, alimentant cette violence. La Martinique est devenue une plaque tournante du narcotrafic entre l’Amérique du Sud et l’Europe. Il faut réagir fermement avant que la situation ne devienne incontrôlable.

 Le lien est souvent fait entre insécurité et problèmes sociaux. Que fait la CTM sur ce front ?

Vous avez raison, l’insécurité trouve un terreau fertile dans la pauvreté et le chômage des jeunes. C’est pourquoi la CTM mène de front des actions sur le plan éducatif, pour la réussite scolaire, et sur le plan économique pour créer des emplois. Nous menons aussi des projets dans les quartiers prioritaires, pour les équipements publics, le lien social. Il faut donner de l’espoir à notre jeunesse et des perspectives d’avenir. C’est comme cela que nous stopperons cette spirale de la violence. Là encore, l’Etat doit être à nos côtés.

Quelles sont les mesures prises par la CTM face à cette montée de la violence?

Nous avons adopté l’an dernier un plan de lutte contre la délinquance en partenariat avec la préfecture. Mais sa mise en œuvre tarde, faute de moyens suffisants. J’ai relancé le ministre de l’Intérieur pour qu’il renforce d’urgence les effectifs de police, de gendarmerie et des douanes en Martinique. Nous devons aussi lutter contre ce fléau à la racine, dans les quartiers, en aidant les familles à encadrer les jeunes. Nous devons coopérer au niveau régional car ce trafic implique plusieurs îles de la Caraïbe. Les réponses de l’Etat sont pour l’instant trop lentes et timides face à l’urgence. Je ne lâcherai pas le morceau, il en va de la sécurité des Martiniquais. Le combat sera long, mais indispensable. Un nouveau rendez-vous est programmé avec le Ministre de l’Intérieur Gérard Darmanin pour la signature d’un contrat de sécurité et des visites de terrain dont Sainte-Luçie.

Comptez-vous également sur la coopération régionale?

Oui, ce trafic implique plusieurs pays de la Caraïbe. J’ai demandé une entrevue avec le ministre pour que nous nous rendions ensemble à Sainte-Lucie comme convenu, afin d’y négocier une coordination policière au niveau régional. Les armes proviennent en grande partie des États-Unis et transitent par d’autres îles. Seule une approche internationale permettra de démanteler ces réseaux criminels qui gangrènent la Martinique et la Caraïbe.


Rencontre avec M. Vigier : Plaider pour plus d’autonomie

“Si la situation actuelle nous satisfaisait, nous n’aurions pas à la remettre en question.”

Vous avez rencontré récemment le ministre Vigier. Quels sont les enjeux de ce rendez-vous?

L’objectif était d’évoquer les moyens de renforcer notre autonomie pour mieux construire le développement local. Obtenir plus d’autonomie en matière décisionnelle et fiscale pour plus de compétitivité économique. Si la situation actuelle nous satisfaisait, nous n’aurions pas à la remettre en question. Or ce n’est clairement pas le cas : chômage, précarité, insécurité… La Martinique vit des difficultés graves que nous n’arrivons pas à enrayer.

Pensez-vous réellement qu’avec plus d’autonomie, ces problèmes pourraient être réglés?

Pas d’un coup de baguette magique, bien sûr, mais je suis convaincu que nous gérerions mieux nos affaires si plus de décisions se prenaient localement plutôt qu’à Paris. Actuellement, nous détenons des compétences d’exécution, de gestion, mais très peu de pouvoirs décisionnels, notamment sur le plan fiscal. Il nous faut plus de marges de manœuvre législatives et réglementaires dans le cadre de la République. Nous voulons pouvoir adapter ces règles à nos besoins. Bref, il s’agit d’acquérir les leviers qui nous font défaut actuellement pour impulser un véritable développement endogène en Martinique. Cela dans beaucoup de nombreux domaines notamment : La politique énergétique, l’innovation, l’Autonomie alimentaire, l’Aménagement du territoire, la Mobilité, la culture etc etc….

Concrètement, que demandez-vous?

Une réforme constitutionnelle pour ouvrir la voie à une autonomie accrue, comme l’a évoqué le président Macron. Et derrière, des compétences élargies et des pouvoirs normatifs réglementaires et législatives, domiciliés localement pour soutenir le développement local. Bien sûr, nous restons attachés à la République française. Mais le centralisme a montré ses limites chez nous. Nous pouvons construire un modèle martiniquais plus équilibré, ancré dans notre identité caribéenne au sein de la Nation française.


Zone franche : Une demande de réforme en profondeur

“Il faut partager avec les acteurs économiques une vision plus dynamique et régulatrice de la fiscalité.”

La fiscalité d’octroi de mer est remise en question. Quelle est votre position ?

Une réforme me semble effectivement nécessaire car ce système a montré ses limites : plus on importe, plus on collecte de taxes, au détriment de la production locale. Il faut partager avec les acteurs économiques une vision plus dynamique et régulatrice de la fiscalité.

Mais certains craignent un risque pour les finances des collectivités…

La stabilité budgétaire des collectivités devra être garantie. Et il faudra préserver nos outils de protection de la production locale, comme l’octroi de mer. En revanche, ce dernier ne peut plus être un simple outil de rente fiscale pour l’équilibre des comptes publics. Il doit devenir un levier d’investissement productif, par exemple dans la transition énergétique et écologique. D’autres solutions doivent être trouvées pour garantir aux collectivités la garantie de leurs recettes budgétaires.

Concrètement, quelle nouvelle fiscalité préconisez-vous ?

Difficile à ce stade de préconiser un modèle précis. Ce devra être le fruit d’une large concertation avec toutes les parties prenantes, notamment les acteurs économiques, TVA, pas TVA… Toutes les options doivent être envisagées. L’essentiel est que cette fiscalité repensée serve l’intérêt de la Martinique et de son développement endogène. Le statu quo n’est plus possible.


Port de la Martinique : Serge Letchimy opposé à toute privatisation

“Je suis opposé à toute privatisation du Port, y compris toute privatisation de fait

La question du financement du port de la Martinique semble posée. Etes-vous favorable à l’intervention de capitaux privés ?

Je suis opposé à toute privatisation du port, y compris toute privatisation de fait. Le port est un enjeu stratégique vital qui doit rester un bien public, financé par l’Etat et la CTM. L’investissement privé peut permettre des améliorations mais il faut que ce soit mesuré et contrôlé.

Pourtant, certains y voient une opportunité d’améliorer la compétitivité du port…

Nous pouvons moderniser et accroître son efficacité sans pour autant le privatiser. J’ai proposé que l’Etat, la CTM et les professionnels planchent ensemble sur une nouvelle stratégie portuaire, au service de notre économie locale. Le port doit participer à notre souveraineté alimentaire et énergétique. La stratégie CMA CGM sur la question du développement du transbordement permettra certes d’améliorer la compétitivité générale, mais les ports de Martinique ne peuvent pas être que des ports de transbordement. Si nous voulons changer le modèle économique, le Grand Port de la Martinique doit être un poumon économique en usant de notre position géostratégique entre les Amériques et l’Europe. L’import-Transformation devient dès lors un axe prioritaire et majeur.

Propos recueillis par Philippe PIED

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