Si l’accompagnement financier des collectivités territoriales fait historiquement partie de l’ADN de l’Agence Française de Développement (AFD), voir cette institution sous ce seul prisme serait foncièrement réducteur. Pourquoi une telle assertion ? Les explications et précisions détaillées de Nicolas Picchiottino, le directeur de l’AFD en Martinique.

Nicolas Picchiottino, le directeur de l’AFD en Martinique

ANTILLA : L’AFD s’inscrit dans une longue histoire, n’est-ce pas ?

Nicolas PICCHIOTTINO : Tout à fait, car l’AFD vient de la ‘’Caisse centrale de la France libre’’ en 1941 ; quand le Général de Gaulle est parti à Londres, il fallait pour la ‘’France libre’’ une banque centrale pour notamment imprimer des billets. Ensuite nous sommes devenus en 1944 la ‘’Caisse Centrale de la France d’Outre-mer’’, qui rayonnait sur l’ensemble des outremers qu’on appelait colonies à l’époque, puis la « Caisse Centrale de Coopération Economique » en 1958. Ensuite, à chaque décolonisation, il était acté que la ‘’Caisse de coopération’’ continuait d’agir ou non dans le territoire qui devenait indépendant. L’existence de cette Caisse n’a donc jamais été remise en question dans les actuels outremers, mais ses missions ont évolué : financement, prêts, émissions d’emprunts, conseil. La priorité est donnée à la qualité et à la faisabilité des projets.

En quelques chiffres, l’AFD en 2021 ce sont notamment 14 milliards d’euros d’engagements chaque année : 45% en Afrique, 30% en Asie, 15% en Amérique latine, et 10% dans les outremers.

Les finances dont dispose l’AFD sont-elles attribuées par l’Etat et un ministère en particulier ?

Nous sommes un établissement financier mais nous ne collectons pas de dépôts. Nous sommes sous le contrôle de l’ACPR (l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution) et sommes un EPIC, un Etablissement Public Industriel et Commercial. Nous dépendons de trois ministères : le ministère des finances, qui veille à ce que l’argent soit bien investi, le ministère des affaires étrangères et européennes, et le ministère des outremers. Concrètement, l’AFD emprunte de l’argent sur les marchés financiers avec le rating de la France, c’est à dire la note AA, et ensuite nous prêtons cet argent. A cela il faut ajouter que chaque année, l’Etat nous délègue une ‘’enveloppe’’ de dons dont l’objectif est de faire baisser les taux d’intérêt des prêts. Par exemple, si nous prêtons 100 millions d’euros avec des intérêts de 2 millions, soit 102 millions à rembourser, nous pouvons utiliser 2 millions d’euros d’enveloppe de bonification pour qu’au final ce prêt soit à taux zéro.

A cela il faut aussi rajouter les subventions qui nous sont déléguées et qui servent à renforcer les capacités des collectivités territoriales.

Un taux d’intérêt situé à zéro ou aux alentours, fait-il partie de la ‘’feuille de route’’ de l’AFD en Martinique, notamment dans les prêts aux collectivités locales ?

Bien entendu, même si nous nous voyons davantage comme des financeurs d’impact(s) que comme des financeurs classiques. A titre d’exemple, l’AFD finance au moins 50% de projets ayant un impact positif sur le changement climatique. Ces projets ont bénéficié historiquement d’un taux zéro, mais avec la récente remontée des taux d’intérêt, cela n’est malheureusement plus valable. Toutefois ces projets continuent d’être soutenus fortement par l’Etat et de bénéficier de taux bien en dessous des taux de marché.

Notre feuille de route est fixée annuellement par le ministère des outremers, avec lequel nous échangeons afin de faire converger les intérêts du ministère et ce qu’il nous semble réaliste de mettre en œuvre. Puis nous nous mettons d’accord sur des projets. Par exemple, nous travaillons beaucoup sur l’adaptation aux risques sismique et cyclonique ; nous avons aussi des enjeux en termes de sport et développement, d’industries culturelles et créatives, de développement de villes durables, etc.

« En 2021 nous avons octroyé 193 millions d’euros de prêts en Martinique » 

Les axes majeurs d’intervention de l’AFD en Martinique – c’est-à-dire l’aide aux collectivités locales et l’engagement dans les secteurs de la santé, du médico-social et de l’énergie – sont-ils historiques dans l’accompagnement porté par cet établissement financier aux « outremers » ?

Tout à fait. Ce sont des thématiques communes à l’ensemble des géographies ultramarines et ce sont nos axes majeurs d’intervention pour nos agences locales, avec peut-être un renforcement dans le secteur de la santé suite à la récente crise sanitaire, notamment avec le Centre Hospitalier Universitaire de Martinique et la ‘’riposte Covid’’. D’ailleurs cette année nos résultats ne seront pas aussi élevés que ce que nous avions réalisé en 2021 : c’est essentiellement lié à l’arrêt de nos financements relatifs à cette ‘’crise Covid’’.

Quand vous dites « résultats » c’est-à-dire ? 

Chaque année nous autorisons un certain nombre de prêts : en 2021 nous avons ainsi octroyé 193 millions d’euros de prêts. Cette année nous nous situerons entre 120 et 130 millions, car il y a eu quasiment 60 millions d’euros de prêts en 2021 pour cette ‘’riposte Covid’’.

Avec une part majoritaire, dans ces 120 à 130 millions d’euros, pour nos collectivités locales ?

Oui, cela concernera probablement 80% à 90% de ces prêts.

« Il vaut mieux se concentrer sur 4 ou 5 investissements qui deviendront réalité, plutôt que d’en lancer 15 sans concrétisation au final » 

 Avez-vous des éléments sur la santé financière de nos communes pour cette année 2022 ? Si oui que pouvez-vous en dire ?

Ce que je peux dire, pour le moment et dans les grandes lignes, c’est que la tendance montre des recettes de fonctionnement qui sont dynamiques, des dépenses de fonctionnement qui progressent et une évolution de l’épargne qui est contrastée, avec des replis au sein des grandes communes et une poursuite de l’amélioration au sein des petites et moyennes communes. Les dépenses d’investissement sont modérées, et le taux de couverture des dépenses est satisfaisant. Voilà ce que je peux indiquer pour le moment, mais vous en saurez bien sûr davantage prochainement lors de la publication de notre Observatoire des Communes.

Ce que l’AFD qualifie de « défis historiques » pour nos communes, à savoir la réduction de la masse salariale notamment en termes de fonctionnement, est-il toujours d’actualité en 2022 ?

Oui, c’est toujours le principal problème des collectivités mais il y a aussi la faiblesse des investissements, qui est évidemment liée au fait que les ‘’sections de fonctionnement’’ des communes ne dégagent pas assez de bénéfices. Néanmoins j’ai envie de voir le ‘’verre’’ à moitié plein, car il y a des communes qui se redressent : c’est notamment le cas du Marin, qui refait toutes ses écoles, et de Case-Pilote qui est elle-aussi sortie des fourches caudines de la Chambre Régionale des Comptes (CRC) par exemple.

L’AFD dispose d’un fonds dédié à de l’accompagnement technique et de l’ingénierie pour nos communes : beaucoup d’édilités vous ont-elles déjà sollicité en ce sens ?

En effet, nous portons aussi des subventions via le ministère des outremers et le fonds éponyme. Et chaque année nous pouvons financer, sur subventions, deux types de projets. Tout d’abord il y a ce qui est lié à l’amélioration de la santé financière des communes, avec des consultants qui travaillent sur l’optimisation de la masse salariale et les ‘’trajectoires’’ financières, en prenant en compte la volonté politique du maire mais aussi la réalité des finances de la commune : car il vaut mieux se concentrer sur 4 ou 5 investissements qui deviendront réalité, plutôt que d’en lancer 15 sans concrétisation au final. Ensuite nous portons de l’Assistance à Maîtrise d’Ouvrage (AMO) en aidant les communes à réaliser leurs projets avec des études de faisabilité, le montage des plans de financement, mais aussi de l’assistance dans le suivi des chantiers, etc.

« Les communes de Martinique sont très fortes dans l’optimisation de subventions, avec des projets subventionnés à 80-90% »

Favoriser le développement des petites villes en Martinique

Comme vous le savez le « mécanisme » de la subvention est en substance le suivant : avance de sommes par l’édilité, puis remontée de dépenses auprès de l’entité qui subventionne afin de se faire rembourser. Ce mécanisme est-il toujours un problème pour beaucoup de nos communes ?

Oui mais ce problème ne concerne pas que la Martinique ; ce sont essentiellement des règles nationales ou européennes qui ne tiennent pas compte de la spécificité des communes ultramarines, a fortiori martiniquaises, qui ont une trésorerie très faible et ne peuvent donc pas avancer les sommes. C’est d’ailleurs pour cela que nous proposons des prêts de préfinancement, qui reçoivent un large et très bon accueil des communes de Martinique. En substance, sur la base de la notification de la subvention reçue par telle ou telle commune, nous avancerons des fonds à l’édilité. En outre, le plus souvent, nous souhaitons que la commune s’engage, via la signature d’un protocole, sur une trajectoire de redressement démontrant sa bonne volonté.

Il est aussi important de mettre en avant un point très positif que nous soulignons régulièrement : les communes de Martinique excellent dans l’optimisation de subventions, avec des projets subventionnés à 80-90%. Cela renforce donc la nécessité de ces prêts de préfinancement. Une précision importante : ce n’est pas la commune qui rembourse l’AFD ; c’est quand elle (la commune) fait la remontée de dépenses, à la fin du ‘’processus’’, que l’autorité de gestion qui a subventionné va rembourser l’AFD directement. J’ajoute et je souligne que la CTM fait des avances de 50 %, ce qui est très utile. La CTM a donc adapté son fonctionnement aux réalités de la Martinique. Et c’est très positif.

La réalité de l’endettement demeure-t-elle globalement prégnante pour nos communes ?

Oui mais comme en 2021 la situation s’améliore globalement : l’encours de dette des communes martiniquaises continue sa baisse initiée depuis 5 ans. Et les préfinancements étant des avances sur subventions, ces préfinancements ne sont pas considérés comme étant de l’endettement

Hormis nos communes, y-a-t-il un partenariat financier de l’AFD avec nos trois communautés d’agglomération et avec la CTM ?

Oui nous travaillons avec les trois communautés, qui seront d’ailleurs intégrées à notre prochain ‘’Observatoire’’ relatif aux collectivités de Martinique. Quant à la CTM, nous en sommes le principal partenaire financier.

« L’AFD a financé tous les grands projets d’énergies renouvelables de Martinique » 

En juillet dernier l’AFD a médiatiquement présenté son partenariat avec la Caisse d’Allocations Familiales (CAF) de Martinique : cette incursion dans le champ du social s’inscrit-elle dans le début de quelque chose ?

Absolument. Il y a aussi le champ du médico-social car nous avons beaucoup développé notre accompagnement aux associations qui s’occupent de la prise en charge du handicap et de l’autisme : nous travaillons beaucoup avec l’Adapéi, l’Amedav et Martinique Autisme. Notre slogan est ‘’Agir pour une transition durable et solidaire du territoire’’ ; et dans le solidaire il y a évidemment le social, à différents niveaux. Par exemple, nous à l’AFD sommes convaincus que le sport est un vecteur important de développement et d’amélioration des problématiques que peut avoir une partie de la jeunesse en Martinique, notamment ces 50% de chômage. Nous travaillons aussi sur les industries culturelles et créatives : par exemple avec la mairie des Anses d’Arlet concernant la rénovation du cinéma Atlas. J’ajoute qu’il y a un grand projet qui fonctionne également bien : le ‘’Plan Séisme Antilles’’. En Martinique l’essentiel des bâtiments, public et privés, ne sont pas confortés d’un point de vue parasismique, mais l’Etat, l’Europe et le fonds FEDER se sont associés afin qu’il y ait la possibilité de subventionner jusqu’à 95% du montant des projets de rénovation et confortement parasismique.

A ce sujet, pourquoi l’AFD a-t-elle choisi de travailler sur le confortement parasismique des écoles de Martinique ?

Car 65% des élèves martiniquais sont dans des écoles qui ne sont pas confortées. Or, rénover une école est quasiment gratuit pour une commune grâce aux subventions dont je parlais. Nous faisons le préfinancement des subventions de l’Etat et du FEDER, et nous apportons toute l’ingénierie aux communes grâce à un accord-cadre et 1,5 millions d’euros de subventions disponibles pour la Martinique et la Guadeloupe. Grâce à cela nous pouvons donc financer la définition des besoins, l’optimisation du plan de financement, le suivi de chantiers et la remontée de dépenses. Les communes n’ont donc qu’à venir nous voir avec leurs projets ; d’ailleurs elles le font de plus en plus (sourire). En outre, les projets financés à 95% par le ‘’Plan Séisme Antilles’’ sont bénéficiaires pour les communes car ces dernières bénéficient du FCTVA, le ‘’Fonds de Compensation pour la TVA’’ : chaque année les communes récupèrent 8,5% de toutes les TVA qu’elles ont payées en année ‘’N-1’’. Cela fait 8,5% en plus, et au final le projet peut être subventionné à 103,5 %. Ce sont des projets qui sont donc gratuits et pris en charge de A à Z pour les communes.

Sur ces 193 millions d’euros engagés par l’AFD en Martinique en 2021, 39 millions étaient dédiés aux énergies renouvelables : de quels types de projets s’agit-il ?

Il faut savoir que l’AFD a financé tous les grands projets d’énergies renouvelables de Martinique : la centrale Albioma, les premières éoliennes de Grand-Rivière et le photovoltaïque. Sur ce volet nous travaillons notamment avec la PME martiniquaise SYSTEKO, qui est un peu notre partenaire historique, et nous avons récemment financé la future ferme photovoltaïque de la Pointe Courchet, au François. Nous travaillons sur ce secteur des énergies renouvelables car il fait partie de la stratégie de l’AFD en termes de transformation durable et solidaire du territoire.

Propos recueillis par Mike Irasque

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