Libération 09 juin 2020
Laurent Joffrin
La lettre politique
de Laurent Joffrin

Il y a dans la protestation mondiale contre les brutalités policières et le racisme quelque chose de doublement réconfortant. D’abord parce que le sort d’un Noir américain tué par la police de son pays émeut, sans doute pour la première fois, bien au-delà des frontières des Etats-Unis et oblige d’autres pays et d’autres gouvernements à faire leur examen de conscience. Ensuite parce que ce mouvement, que certains accusent de particularisme ou d’exclusivisme identitaire, ou que certains militants ou intellectuels voudraient enrôler dans une dénonciation des valeurs universelles, tenues pour occidentales et hypocrites, tend au contraire, nolens volens, à les illustrer.

On le voit déjà dans la composition des foules qui descendent dans la rue, motivées par une légitime indignation : loin de mobiliser uniquement les «communautés noires», aux Etats-Unis ou ailleurs, elles rallient des manifestants extérieurs aux minorités discriminées, qui n’admettent pas l’inégalité de traitement qui leur est infligée, en contradiction avec les principes généraux proclamés par les démocraties.

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Le slogan «Black Lives Matter», devenu international, est lui-même marqué par une aspiration, non au particularisme, mais à l’égalité. Ceux qui l’utilisent ne veulent pas dire que les «vies noires» comptent plus que les autres à leurs yeux, mais signifient simplement, en conformité avec le principe d’égale dignité, qu’elles doivent compter autant, ni plus ni moins, principe bafoué par le comportement de la police et par une relative indifférence de l’opinion.

Aux Etats-Unis, beaucoup de blancs s’efforcent de comprendre la vie quotidienne des minorités discriminées en rejoignant les cortèges : démarche qui consiste à tenter de se mettre à la place des autres pour saisir la vérité de leur condition et qu’on retrouve aussi bien dans la tradition religieuse («aime ton prochain comme toi-même», dit l’Evangile) que dans le kantisme élémentaire de la philosophie républicaine (ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît). Elle est à la base du principe d’égalité et transcende les considérations d’identité.

Au fil de la protestation apparaissent de nouveau les contradictions de l’histoire des Etats-Unis, pays historiquement esclavagiste et ségrégationniste – sur les dix-huit premiers présidents des Etats-Unis, treize furent esclavagistes, à commencer par George Washington, fondateur de la nation – mais où existe depuis l’origine un fort parti émancipateur parmi la population blanche. L’émancipation fut même au centre de l’événement le plus dramatique de l’histoire américaine, la guerre de Sécession, comme on dit en France, («Civil War» aux Etats-Unis), quand la moitié du pays se jeta contre l’autre pour imposer, du même mouvement guerrier, l’unité nationale et l’abolition de l’esclavage.

Aujourd’hui comme hier, les Noirs américains savent qu’ils doivent rallier à leur cause une bonne partie des «white» pour la faire progresser. Trois «mâles blancs» ont marqué la longue marche vers l’émancipation légale des Afro-Américains, Abraham Lincoln, John Kennedy et Lyndon Johnson, tous trois politiciens classiques, manœuvriers et passablement cyniques. Dans cette tradition, les électeurs noirs s’apprêtent à voter en très grande majorité pour un autre mâle blanc, de plus de 70 ans celui-là, Joe Biden, qui doit son succès dans les primaires à la mobilisation des Noirs en sa faveur. Tel est le paradoxe : certains dénoncent «l’hypocrisie universaliste». Mais c’est au nom de valeurs de toute évidence universelles.

LAURENT JOFFRIN
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