Acheter, vendre, acheter, vendre, acheter, vendre: ça fait un peu de recyclage, mais autant d’achats. | Shanna Camilleri via Unsplash

Présentée comme un moyen de vider son armoire en donnant une seconde vie aux vêtements, la friperie en ligne encourage surtout à acheter toujours plus.

Depuis quelques mois, elle ne jure plus que par cette friperie géante en ligne. Et elle n’est pas la seule, puisque la plateforme, née en 2008 en Lituanie et arrivée en France en 2013, fédère une communauté de vingt-et-un millions de personnes à travers le monde. Avec huit millions d’adeptes, l’Hexagone se place d’ailleurs en tête du marché.

Simple et efficace

Jusqu’en 2016, l’entreprise battait sérieusement de l’aile, malgré plusieurs levées de fonds représentant au total plus de 50 millions d’euros depuis 2008.

C’est l’implication de l’un des actionnaires, Thomas Plantenga, aujourd’hui PDG, qui va donner un second souffle à Vinted. Il ferme plusieurs bureaux européens, automatise la modération du site et rend l’utilisation gratuite pour les personnes désireuses de vendre leurs vêtements.

Désormais, ce sera aux particuliers utilisant le service de mettre la main au porte-monnaie pour les frais de livraison et de protection (en cas de pépin lors d’une commande), qui équivalent à 5% du prix d’achat, auxquels s’ajoute un montant forfaitaire de 70 centimes d’euro par transaction.

Dans un contexte de développement du paiement sécurisé en ligne et de facilitation des livraisons (notamment avec Mondial Relay), ce tournant donne un nouvel élan à la friperie en ligne.

Il faut dire que le site attire par sa simplicité d’utilisation. Pour acheter, il suffit de réaliser une recherche précise (taille, prix, marque, couleur) parmi les milliers d’items de seconde main proposés chaque jour en France: des vêtements ou des produits de beauté à petits prix, de la parapharmacie ou de la puériculture. Pour vendre, quelques photos de l’article, une description et deux ou trois renseignements suffisent à mettre l’annonce en ligne.

Greenwashing pour jeunes

L’utilisation intuitive de Vinted n’est pas le seul facteur expliquant son succès. «La vente en consumer to consumer est devenue l’évidence absolue. Avant, il y avait les brocantes, un peu dépassées. Aujourd’hui, on passe par le numérique», avance Isabelle Barth, professeure-chercheuse en sciences du management et directrice générale de l’Inseec.

Une analyse que les chiffres confirment: selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), plus de 92 millions d’euros ont été dépensés sur internet en 2018.

Il est clair pour tout le monde aujourd’hui que les vêtements sont l’une des plus grandes causes de pollution.

ISABELLE BARTH, PROFESSEURE-CHERCHEUSE EN SCIENCE DU MANAGEMENT

Vinted note que les «femmes âgées de 18 à 45 ans» constituent le public le plus friand de son service. Mais il peut aussi compter sur les jeunes, «hyperconnectés» selon Isabelle Barth. Pour ces «smart shoppers toujours avides de bons plans et d’applis à la mode», LeBonCoin est ringard et Vinted bien plus hype.

Et puis, dans les rangs des «Vinties», le nom donné aux membres de la communauté de Vinted, il y a les personnes qui se disent attentives à l’environnement. «On sait très bien que l’écologie et le recyclage font partie des intérêts des usagers que cible Vinted, les “teenagers et +”. On l’a encore vu récemment [avec les marches pour le climat, auxquelles les jeunes ont largement participé, ndlr], ajoute Isabelle Barth. Il est clair pour tout le monde aujourd’hui que les vêtements sont l’une des plus grandes causes de pollution.»

C’est d’ailleurs l’argument principal que cite Chloé, une trentenaire vivant dans les Alpes-de-Haute-Provence: «Je boycotte complètement les grandes chaînes de vêtements, au cœur de scandales aussi écologiques que sociaux. Je refuse de donner mon argent à cette industrie depuis des années.»

Je donne de l’argent à une personne et non à la marque. Pour moi, c’est une autre économie, l’économie entre particuliers.

CHLOÉ, UTILISATRICE DE VINTED

Dans l’idéal, si la jeune femme aimerait pouvoir acheter des vêtements fabriqués en France dans des matières éco-responsables, la difficulté d’en dénicher, «surtout à la campagne», et leur prix plus élevé l’ont conduit à trouver un compromis: l’achat d’occasion.

Et si elle achète sur Vinted des produits issus des chaînes de prêt-à-porter, «cela prend un tout autre sens», justifie-t-elle: «Je donne de l’argent à une personne et non à la marque. Pour moi, c’est une autre économie, l’économie entre particuliers.»

«Conso-marchandes»

L’économie collaborative a parfois bon dos. «Moi aussi, au début, j’ai voulu croire à [ces] promesses et à un avenir meilleur. Mais j’ai vite été désenchantée!», s’exclame franchement Élodie Juge, docteure en sciences de gestion à l’université de Lille, qui a écrit une thèse sur le sujet.

Après avoir écumé depuis 2013 les plateformes de vide-dressing dont Vinted, elle en est convaincue: «Le but des utilisatrices est de faire de la place dans leur armoire pour pouvoir racheter toujours plus. Si elles vendent, c’est pour gagner de l’argent et le réinvestir» –l’incarnation même de la fast fashion, ce renouvellement incessant des vêtements et collections distribués par l’industrie du prêt-à-porter de masse.

En donnant des conseils “pour bien vendre” sur les forums, Vinted induit des comportements.

ÉLODIE JUGE, DOCTEURE EN SCIENCES DE GESTION

La plateforme est on ne peut plus claire, relève Élodie Juge: «Dans l’ordre, leurs arguments, c’est: “Faites de la place dans vos placards”, “Prenez soin de votre compte en banque”, et seulement ensuite “Prenez soin de la planète”.»

Dans ses recherches, la doctorante revient également sur les dérives de l’utilisation de Vinted: «On présente cette économie collaborative comme un endroit où le consommateur va pouvoir décider de tout, mais c’est la plateforme qui gouverne. En demandant à ses utilisatrices de prendre trois photos, en donnant des conseils “pour bien vendre” sur les forums, Vinted induit des comportements.» Les Vinties «deviennent des conso-marchandes, acculturées aux techniques marketing sans avoir fait d’école de commerce, mais en reproduisent les codes».

Parmi ces codes, le storytelling développé par Vinted, repris en chœur par les utilisatrices. «Je me souviens d’une jeune femme qui se réjouissait de l’histoire de son sac Gérard Darel. Elle disait que si elle l’avait acheté en magasin, la vendeuse lui aurait juste dit que c’était le plus beau, énonce Élodie Juge. Or ces Vinties aiment se raconter des histoires, pour elles et pour revendre.»

Finalement, «elles jouent à la vendeuse, sans vouloir se professionnaliser», persiste la docteure en sciences de gestion. Et de ce fait, Vinted en fait «de bons petits soldats de la société de consommation».

Marché tout-puissant

En échangeant avec les Vinties, il est facile de saisir cette fièvre de l’achat. «Dans un premier temps, j’utilisais Vinted pour faire un peu de place dans mes placards et vendre quelques articles que je ne porte plus, relate Marie Michaud, étudiante de 20 ans. Mais forcément, avec toutes les tentations, on renouvelle sa garde-robe.»

Pour fidéliser son public, la friperie géante redouble de stratégies. Des lots sont notamment proposés, qui permettent de bénéficier de 30%, 40% voire 50% de réduction sur les produits. «C’est un gouffre», rit Brenda Blanchet, qui reconnaît «être régulièrement tentée par les bonnes affaires».

La grandeur du capitalisme, c’est de savoir tout récupérer.

ISABELLE BARTH, PROFESSEURE-CHERCHEUSE EN SCIENCE DU MANAGEMENT

Et difficile de ne pas craquer quand Vinted vous rappelle quotidiennement ce que vous pourriez (aimer) acheter, à base de sélections d’articles s’appuyant sur vos préférences.

Les habitudes de consommation s’en trouvent bouleversées: «Je fais toujours les boutiques, évidemment, mais si je vois un article qui me plait en magasin, je ne vais peut-être pas l’acheter, parce que je le trouverai sur Vinted en moins cher», confie Marie Michaud.

De quoi effrayer les chaînes de prêt-à-porter? «Elles y sont sans doute attentives. Mais la grandeur du capitalisme, c’est de savoir tout récupérer», ironise Isabelle Barth.

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