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Le titre de cette chanson que l’on pourrait traduire par « Je Commence À Voir La Lumière » suscite chez les francs-maçons et chez les historiens, beaucoup de polémiques quant à sa vraie nature. Est-ce une simple chanson d’amour ou bien a-t-elle un rapport avec une initiation ? Je ne trancherai pas, car l’amour, si c’est de ça dont il s’agit, est une initiation et je préfère que ce texte conserve sa part de mystère. En revanche, l’appartenance de Duke Ellington à la maçonnerie, est connue.
Duke est né le 29 avril 1899 à Washington DC et mort le 24 mai 1974 à New York City.
IL FUT INITIÉ À LA SOCIAL LODGE N°1 DE WASHINGTON DC EN 1932, ALLA JUSQU’AU 32E DEGRÉ DU REAA (RITE ÉCOSSAIS ANCIEN ET ACCEPTÉ) ET ÉTAIT ÉGALEMENT MEMBRE DES SHRINERS*, ORDRE PARAMAÇONNIQUE INCONNU CHEZ NOUS.
Précisons aussi que l’obédience, à laquelle bon nombre de jazzmen noirs appartenaient, s’appelle Prince Hall. Ce nom est tout un symbole, car il est celui d’un esclave affranchi, initié par le Général Gage, militaire irlandais envoyé par la couronne britannique pour « mater » les insurgés trop remuants de cette colonie, encore anglaise. Il fut initié avec 14 autres esclaves en 1775 à Boston à la loge n° 441, loge militaire dont le contingent venait des Antilles et qui stationnait ici. Je n’évoquerai pas le conflit entre la GLUA (Grande Loge d’Angleterre – pas encore Unie à cette date) et Prince Hall qui dura de nombreuses années, dont le racisme non assumé était pourtant largement en filigrane. Deux obédiences séparées, une blanche, une noire, qui mirent des siècles avant de pouvoir se parler, alors qu’encore en 2022, certains états du sud des USA, ne reconnaissent toujours pas la maçonnerie Prince Hall, dont la présidence Trump n’a rien fait pour améliorer la situation, bien au contraire.
Mais revenons à Duke. Pourquoi ce musicien est-il si important dans l’histoire du jazz, et de la musique afro-américaine en général ? Duke nait pratiquement en même temps que la naissance du jazz. Les premières traces phonographiques remontent à la fin des années 1880 et on a déjà une petite idée de ce qui se joue, s’écoute et s’entend un peu partout dans les quartiers noirs, mais pas seulement. Scott Joplin et Jelly Roll Morton en sont les lumineux précurseurs.
Duke qui, s’il n’avait pas pris un coup de batte de baseball sur la caboche un jour, ne serait sans doute jamais devenu le musicien génial qu’il fut. Mais le chouchou à sa maman s’est vu interdire ce sport suite à ce malheureux incident pour lui, mais pas pour nous. Il fut donc fermement intimé de faire autre chose. Il prit des cours de dessin et de piano. Il commença comme graphiste, mais s’aperçu que jouer du piano devant les filles présentait beaucoup plus d’avantages que de dessiner de la typographie pour la Marine nationale.
Dès le début des années 30, Duke et son orchestre vont également bénéficier de deux concours de circonstances. Le premier sera ce qu’on appelle la « Harlem Renaissance » avec un engagement au fameux Cotton Club à partir du 4 décembre 1927 pour de nombreux mois et années. Le 2e sera l’essor, ô combien important de la TSF, dans un pays où les distances immenses purent se réduire grâce à ce média. Des concerts en direct seront ainsi retransmis dans tout le pays, et les disques commenceront à utiliser les nouvelles techniques électroniques, avec des micros de meilleure qualité, ainsi que des conditions bien plus confortables qu’en 1917, date du tout premier enregistrement de jazz par l’Original Dixieland Jazz Band.
La popularité de Duke prit forme à ce moment-là pour ne s’arrêter qu’à la mort de son fils Mercer, qui avait pris le relais de l’orchestre après la disparition de son père.
Duke a non seulement conquis les USA, mais le monde entier. Il est l’inventeur du jazz moderne, il en a été l’un des pionniers, et il aura grandi et progressé avec lui. Il aura connu l’époque de la « Swing Era » entre les deux guerres, l’avènement du BeBop et les révolutionnaires que furent Charlie Parker et Dizzy Gillespie, il fut le témoin des débuts du free-jazz (terme pléonastique à mon sens, je m’expliquerai plus tard sur ce thème) avec des génies comme Ornette Coleman et évidemment la figure charismatique de John Coltrane, dont la dimension spirituelle n’a échappé à personne, et enfin le jazz rock des années 70, dernier grand style arrivé sur le marché. Il enregistrera d’ailleurs un magnifique album avec John Coltrane, intitulé « Take The Train Duke » clin d’œil au Take The A train, « célèbrissime » chanson écrite en 1939 et enregistrée en 1941.
Ce fameux train A qui emportait les ouvriers vers Harlem le soir après le travail, mais qui ne redescendait vers Manhattan que le matin pour l’embauche. Dans sa biographie (enfin traduite en français !) il dit que pendant toute sa carrière, il n’aura pris que 4 jours de vacances en tout et pour tout. Promenant son orchestre tout autour de la planète, il dispensera des centaines et des centaines de concerts devant des salles toujours combles. Reçu comme un ambassadeur, le gouvernement états-unien l’utilisera d’ailleurs comme vitrine idéologique, dont Duke ainsi que de nombreux autres musiciens noirs, ne furent pas dupes.
Duke est une icône ainsi qu’une idole, mais non sans raison. Il a donné ses lettres de noblesse à l’écriture d’un grand ensemble de jazz, a composé seul ou en compagnie de son alter ego Billy Strayhorn, plus de mille partitions, des messes, des musiques sacrées, des musiques de film (dont l’inoubliable Anatomy Of A Murder – Anatomie d’un Meurtre d’Otto Preminger), réussit à conserver son orchestre au complet malgré les crises et les effets de mode. Il n’a jamais voulu s’éloigner de la modernité, car outre son disque avec John Coltrane, il a également enregistré avec Max Roach et Charlie Mingus, pionniers du Bebop, musique acrobatique et dont le discours politique sous-jacent n’avait rien d’anodin. Il a même joué avec le saxophoniste Archie Shepp, figure de proue de la contestation tous azimuts, contre l’avis de Paul Gonsalves, son premier ténor d’alors. Il est dommage d’ailleurs de ne pas avoir de traces enregistrées de cet événement. Pianiste émérite, il écoutait ses contemporains avec beaucoup d’attention, dont Bill Evans, Martial Solal, ou encore Chick Corea.
Tous les jazzmen de la planète lui vouent une admiration sans borne, lui rendent hommage quotidiennement, interprètent ses musiques, les universités analysent son œuvre, tous comprennent que la planète jazz lui doit tout. Non seulement d’un point de vue musical, mais également d’un point de vue politique. En effet, sans pour autant faire de déclarations fracassantes, Duke a légitimé le fait que le « noir » n’avait pas besoin de se comparer, ou de se juger à l’aune des critères blancs. L’art du peuple afro-américain était légitime en tout point et même si le système états-unien tentera par tous les moyens de récupérer tout ce qui peut être utile, le jazz ne peut pas rentrer dans le moule.
Paradoxe incroyable, car le jazz fils d’esclave, est devenu mondial et son métissage en a fait la musique nationale américaine. Ce pays paradoxal ne peut pas s’appréhender avec nos critères sous peine de passer totalement à côté de l’essentiel : le jazz est une spiritualité dans un message politique ou l’inverse, Martin Luther King en est l’illustration parfaite. C’est sa force et sa difficulté à entrer dans les cases. Génie infatigable, seule la maladie aura arrêté Duke dans sa course et son œuvre restera gravée dans le marbre des siècles. La franc-maçonnerie noire Prince Hall aura ainsi contribué indirectement à la diffusion d’une musique aussi géniale que diverse, dont Duke en est la figure fondatrice.
Miles Davis disait ceci : « Je pense que tous les musiciens devraient un jour se rassembler, se mettre à genoux et remercier le Duke », et un certain Maurice Ravel, visionnaire absolu en matière de musique, fit une déclaration totalement incroyable en avril 1928 : « Vous, les Américains, prenez le jazz trop à la légère. Vous semblez y voir une musique de peu de valeur, vulgaire, éphémère. Alors qu’à mes yeux, c’est lui qui donnera naissance à la musique nationale des États-Unis.