Au moment de la rédaction de ces lignes, le 1er ministre Gabriel Attal et son gouvernement n’avait pas rendu publique leur réaction à la plateforme de négociation* aux soixante-dix mesures émanant du « monde » agricole martiniquais et de l’Exécutif de la CTM ; plateforme qui leur a été envoyée le 02 février dernier. Agricultrice ‘’bio’’ et formatrice en lycée d’enseignement agricole, Audrey Rétory avait comme de nombreux autres membres de la profession répondu, fin janvier dernier, à l’invitation de l’Exécutif et de l’Assemblée de la CTM afin qu’ils et elles déclinent leurs difficultés, propositions et autres revendications. Nous avions alors interrogé cette agricultrice, qui exprima des « vérités » et raconta des expériences qui semblent être fortement partagées au sein de la profession. Entretien.

Audrey Rétory
Audrey Rétory

Antilla : Qu’attendez-vous de la réunion d’aujourd’hui ?

Audrey Rétory : Des actions concrètes qui n’attendront pas 10 ans pour en être, des actions au plus vite. L’agriculture martiniquaise se meurt. Le consommateur martiniquais devrait être alarmé parce que 80% de son alimentation vient de l’extérieur. Donc imaginez qu’il n’y ait plus d’agriculteurs en Martinique : nous serions ‘’esclaves’’ de ce qui vient de l’extérieur. 

Il y a manifestement de nombreuses priorités relatives à l’agriculture martiniquaise : y en-a-t-il une qui vous semble hyper prioritaire ? Si oui laquelle ?

Je ne suis pas une ‘’madame subventions’’, je suis pour régler les problèmes. Il y a un problème de transport : pourquoi y-a-t-il des augmentations à ce point ? Et concernant les intrants, je suis persuadée qu’on peut les faire nous-mêmes en Martinique. J’ai des poules et j’ai déjà perdu, parfois en une soirée, 30 à 40 poules suite à une attaque d’un seul chien… Donc je pense qu’il faut monter une ‘’brigade’’ contre ces chiens-là (les chiens divagants, ndr) et qu’on permette aux agriculteurs d’avoir un fonds de remboursement concernant ces pertes d’animaux. Autant de poules qui meurent en une soirée, ça vous fait mal au cœur et ça plombe votre trésorerie… D’ailleurs la production d’ovins et de caprins est en voie de disparition en Martinique à cause de ces attaques de chiens. Donc il est important que des choses se fassent, et on peut faire des choses ici. Concernant le POSEI*, c’est une grosse machine et il faudrait que tout le monde puisse y ‘’toucher’’. Mais il faut absolument qu’on puisse être compétitifs. Et la compétitivité passe par des intrants moins chers et qui soient adaptés à chez nous. Il faut aussi qu’on ait des structures qui soient adaptées à notre réalité : pas des structures qui viennent de Métropole et qu’on nous ‘’plaque’’ ici, en nous disant que c’est comme ça et pas autrement.  

« Avec mon collaborateur nous avons investi plus de 10.000 euros dans des citernes, à nos seuls frais… » 

Est-ce le mouvement des agriculteurs en France qui a favorisé cette « libération » publique et conséquente de la parole ici ? Est-ce parce que la situation de beaucoup en est arrivée à un point extrêmement critique en Martinique ?

Oui ça fait plus de 40 ans qu’il y a des problèmes en Martinique, mais il n’y avait pas eu le conflit en Ukraine et ses conséquences, le Covid-19 n’était pas encore passé par là, on n’avait pas des problèmes aussi récurrents et la population agricole était beaucoup plus jeune et nombreuse : aujourd’hui on est à peine 2000… Aujourd’hui la population agricole est très vieillissante, des terres ne sont pas transmises à de nouvelles générations, donc il y aura un manque en production(s). Vous savez, l’agriculture devrait être au centre de l’ensemble de ce qui fait notre civilisation. Si on ne mange pas ce que nous produisons, je ne vois pas comment nos enfants reviendront en Martinique ; ça fait partie d’un tout. Et le problème de l’eau et des sécheresses ? On sait qu’il y a des sécheresses. En Martinique on finance des citernes pour les particuliers : pourquoi on ne finance pas le stockage d’eau pour les agriculteurs ? Avec mon collaborateur nous avons investi plus de 10.000 euros dans des citernes, à nos seuls frais : ma trésorerie me sert à investir… Et aujourd’hui il n’y a aucune formation pour les agriculteurs concernant l’eau, alors que c’est primordial ; il faut une politique de l’eau et des formations à ce sujet. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi on marche sur la tête alors que l’agriculture c’est une terre, de l’eau, parfois des animaux. D’ailleurs la Martinique devrait être le fer de lance de l’agroécologie en France.

Pourquoi dites-vous cela ?

Parce qu’on a tellement de problèmes que l’agroécologie serait peut-être une solution vers cette ‘’autonomie’’ alimentaire, au moins en intrants.

A vous écouter j’ai le sentiment que vous décrivez et déplorez un manque d’anticipation de la part des politiques ?

Oui, car je répète qu’il y a des actions qu’on peut faire ici. Prenons l’exemple d’une enveloppe financière qui serait consacrée à l’action de planter des fraises (sourire). Donc vous avez de l’argent là mais que vous ne pouvez pas toucher parce que c’est marqué ‘’fraises’’. Or vous avez besoin de cet argent-là pour faire une autre action… On ne peut plus fonctionner comme ça. Et c’est la ‘’Métropole’’ qui donne les enveloppes.

« Aujourd’hui sur dix installations, huit se font sans aide(s) »

En écoutant votre intervention dans l’hémicycle de la CTM, j’ai eu le sentiment que pour vous une domiciliation, en Martinique, de la gestion du POSEI pourrait s’avérer être un « piège » pour certains agriculteurs : pouvez-vous nous en dire davantage ?

On a l’exemple du FEADER*, qui était géré par la DAAF (Direction de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt). On déposait un dossier et en gros on avait une réponse dans les six mois : aujourd’hui il faut attendre un an à un an et demi, voire deux ans.

Avec quelles explications à de tels délais d’attente ?

Aucune. Il y a des allées et venues de dossiers qui ‘’montent’’, puis qui ‘’descendent’’ : c’est inimaginable. Alors ce n’est pas que les gens sont incompétents – qu’on comprenne bien mon propos – mais il y en a qui n’ont pas la compétence qu’il faut pour les dossiers agricoles. Il y a des gens qui, quand on leur parle par exemple de matériel agricole, ne savent pas ce que c’est. Ne sachant pas ils renvoient donc le dossier à la DAAF, qui rappelle alors le producteur agricole qui doit expliquer de quoi il s’agit via une fiche ; ensuite la DAAF renvoie la fiche à la CTM, etc.* C’est pourquoi il y a beaucoup d’agriculteurs aujourd’hui qui n’ont pas envie de faire des dossiers de FEADER ou autre. Aujourd’hui sur dix installations, huit se font sans aide(s) : les jeunes préfèrent s’installer sans aide, quitte à perdre de l’argent. Nous ne sommes pas des gens de bureau. Et il serait bon que la CTM comprenne qu’il faut qu’elle mette en place un bureau unique, où l’agriculteur puisse venir faire ses demandes et avoir des réponses, pour qu’on n’ait pas à courir à droite à gauche. On reproche aux petits agriculteurs de ne pas émarger sur certaines subventions mais pour quoi faire puisque ça prend sur deux voire sur trois semaines de travail, pour qu’on nous dise non dans deux ans ? On perd deux à trois semaines de travail à chercher des papiers par-ci par-là, et puis on nous dit qu’on n’a pas donné tel ou tel document alors qu’on l’a fait… .

Propos recueillis par Mike Irasque

*« Plateforme de négociation, pour l’autonomie alimentaire, la pérennité et le développement de l’agriculture martiniquaise ». POSEI : Programmes d’Options Spécifiques à l’Eloignement et à l’Insularité. FEADER : Fonds Européen Agricole pour le Développement Rural. *Lors d’une récente réunion en préfecture avec des membres de la profession agricole, le préfet de Martinique a médiatiquement et en substance indiqué que depuis janvier dernier il ne pouvait plus y avoir de « conflit de compétences », car l’instruction de chaque enveloppe budgétaire était désormais « complètement déterminée soit par l’État, soit par la CTM, donc on ne peut plus faire des allers-retours entre les services. » A suivre. (MI)

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