Après avoir déclaré la guerre contre les membres des gangs, le président salvadorien, Nayib Bukele, a ouvert une prison de très haute sécurité de 40 000 places pour les y enfermer. “Ces psychopathes y passeront leur vie”, espère le directeur du pénitencier, que le site “El País América” a pu visiter.

El País América
Traduit de l’espagnol
– De Tecoluca et San Salvador
Ici, la nuit ne tombe jamais. Les cellules et la cour intérieure sont baignées d’une lumière artificielle 24 heures sur 24. Les prisonniers dorment sur des lits métalliques superposés jusqu’au plafond. La vidéosurveillance les observe comme un dieu silencieux. Ils mangent des haricots et du riz avec les mains, car les fourchettes et couteaux peuvent être transformés en armes meurtrières. Ils se lavent le corps et les dents dans des lavoirs en pierre et font leurs besoins dans deux toilettes à la vue de tous.

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Ils sortent dans un immense couloir intérieur pendant un maximum de trente minutes chaque jour, en conservant toujours leurs chaînes aux pieds et aux mains, qui les forcent à rester cambrés et soumis pendant leur marche sur le ciment brut. Des policiers encagoulés et armés de fusils les surveillent en hauteur.

Ici, tout sent le neuf, les effets du temps ne sont pas encore visibles. Les détenus pratiquent plusieurs fois par semaine la callisthénie : c’est une gymnastique qui mobilise le poids du corps pour s’exercer et maintenir la masse musculaire. La plupart du temps, ils sont seuls avec leurs pensées. Ils ont deux Bibles par cellule, même s’ils ne reçoivent aucune forme d’accompagnement spirituel.
Un trou noir, un non-lieu éternel
À travers les barreaux, on voit leurs têtes rasées et leurs visages tatoués. S’ils voulaient s’évader, ils devraient franchir quatre murs de 60 centimètres d’épaisseur et 3 mètres de haut, surmontés de barbelés. Le sol en gravillons ferait du bruit sous leurs pas. Ils ne connaîtront plus jamais l’amour en liberté, pas plus sans doute que le sexe. Ils n’ont pas droit à des appels ou à des visites. Ils sont dans un trou noir, un non-lieu éternel, froid et sans fioritures. Le directeur de la prison, un homme robuste qui porte des lunettes et souhaite conserver l’anonymat, affirme :
“Toute évasion est impossible. Ces psychopathes passeront toute leur vie derrière ces barreaux.”
Le Centre de confinement du terrorisme [Cecot, selon son acronyme espagnol] est une prison de haute sécurité au Salvador – l’“Alcatraz de l’Amérique centrale” –, qui a ouvert en janvier 2023. Nayib Bukele a des étoiles dans les yeux quand il évoque ce lieu. Le jeune président salvadorien a foudroyé en à peine vingt mois les deux principaux gangs, Mara Salvatrucha et Barrio 18. Grâce à un régime d’exception qui a fait descendre l’armée dans la rue et suspendu les libertés constitutionnelles, il a fait arrêter plus de 70 000 personnes. Il a enfermé la jeunesse de quartiers entiers où il était auparavant impossible d’aller sans risquer sa vie.

Le gouvernement a fait la promotion du centre pénitentiaire avec des vidéos qui semblent réalisées par Francis Ford Coppola. On est fasciné par la sensation de réalité dystopique qu’elles suscitent chez nous. Elles mettent mal à l’aise, sans qu’on puisse détourner le regard.
Nayib Bukele est devenu immensément populaire à l’intérieur et à l’extérieur des frontières salvadoriennes grâce à cette tolérance zéro. Avec 85 % des voix, il a largement remporté le 4 février la présidentielle qui le maintiendra au pouvoir cinq ans de plus. L’opposition a été écrasée.
Les Salvadoriens, soulagés après des décennies de violences, lui ont confié un pouvoir absolu. Lui s’est appuyé sur ce succès pour mettre en œuvre une dérive autoritaire lui permettant de contrôler le pouvoir judiciaire et les forces armées. Ainsi, cette petite nation est passée du taux le plus élevé d’homicides au monde à l’un des plus faibles de la région [2,4 pour 100 000 habitants]. Le caractère impénétrable et somptueux de cette prison hermétique est en phase avec la personnalité d’un président qui verse dans la mégalomanie.

Aucun prisonnier n’a revu la lumière du jour
Pour entrer dans le Cecot, il faut franchir quatre postes situés dans de grands et mornes bâtiments en béton. Des fonctionnaires au visage dissimulé et à l’humeur patibulaire réalisent une fouille du corps tout entier. Ils nous demandent de mettre les mains sur la nuque. Ils nous demandent si on a des tatouages. Les portiques de sécurité à rayons X révèlent jusqu’aux intestins. En se fermant, les verrous des portes métalliques émettent un bruit catégorique. Peu à peu, une sensation d’enfermement prend à la gorge.
Il y a huit quartiers, comprenant un nombre indéterminé de prisonniers : les autorités refusent de le préciser. La capacité est de 40 000 personnes. Aucune personne entrée avec des menottes n’a revu la lumière du jour. Seul un courant d’air passe par une ouverture dans le toit, où il est impossible d’accéder par les murs lisses. Derrière les barreaux se trouvent les détenus les plus dangereux du pays. Des tueurs à gages ayant des dizaines d’assassinats à leur actif et qui purgent des peines allant jusqu’à sept cents ans.

Ce soir-là, depuis leurs cellules, ils observent comme des hiboux. Ils ne bougent pas, ils ne disent rien. Immobiles, ils gardent les bras croisés. En silence. Ils ressemblent à des fantômes avec leurs têtes tondues et leurs uniformes blancs bien repassés. On leur rase la tête tous les cinq jours.
Presque tous ont le crâne tatoué. Ils ont inscrit à l’encre le nom de leur gang, comme si leur mode de vie laissait le moindre doute. Ils observent d’un regard pénétrant, mais sans attitude de défi. Ils n’ont pas l’habitude de voir des gens de l’extérieur, en civil. Leur vie anodine se déroule au milieu des uniformes gris de policiers encagoulés qui les tirent par le bras comme du bétail. Dehors, ils étaient redoutables, ils semaient la terreur ; maintenant, ils irradient la tristesse.
Soudain, on entend un verrou et la porte d’une cellule glisse doucement. Les gardiens appellent par leur nom et prénom quelques détenus, qui se fraient un chemin au milieu de tous les autres. Ils connaissent parfaitement le protocole. Soumis, ils approchent les mains et les chevilles pour être enchaînés. On les mène dans le couloir face à un mur où ils sont alignés, à quelques centimètres du béton. Ils portent des Crocs blanches.


“Va là-bas !”
Le directeur de la prison demande au premier d’enlever son tee-shirt, ce qu’il fait avec difficulté à cause des menottes, et il révèle ainsi un immense tatouage sur le torse, signe qu’il appartenait à un gang. Le jeune homme a des sourcils épais et un autre tatouage représentant un marteau sur la main droite.
Il écoute tête baissée l’énumération que fait le directeur de la prison de ses infractions : deux homicides aggravés et rassemblement illégal. Le directeur les lit sur une feuille où le mot gatillero semble souligné en rouge : autrement dit, tueur à gages. Il lui faudra la vie tout entière pour purger sa peine. Il ne semble avoir qu’une petite vingtaine d’années. Le directeur appelle ensuite :
“Ricardo Alexander Hernández Pineda, alias El Ángel Flaco Richard. Enlève ton tee-shirt.”
Tueur à gages, homicide, rassemblements illégaux. Un huit est tatoué sur son épaule et un autre sur le ventre. En dessous, une croix. Sur le bras, une Faucheuse souriante. Quarante ans de réclusion au total. Vu l’âge qu’il semble avoir, il pourrait sortir à la toute fin de sa vie.
Puis c’est le tour de Julio César Enríquez, alias Lío Killer, du gang 18 Revolucionario : sa tête est intégralement tatouée, ses bras sont comme un tableau. La voix du directeur résonne : “Assassin”, assène-t-il. Condamné à trente-six ans de réclusion pour homicide aggravé, appartenance à un gang, conduite sans permis, port d’armes et viol, Lío Killer garde la tête haute, le regard menaçant. “Va là-bas”, lui ordonne-t-on.

Enfin, Christian Morelo Crispín, alias Catracho, c’est-à-dire “le Hondurien” : il a écopé d’une peine de soixante-seize ans. C’est le plus dangereux d’après son CV : quatre homicides, dont celui d’une femme, et un viol. Ces hommes sont, d’après le directeur, représentatifs des détenus, de ceux qui ont provoqué “deuil et douleur dans notre société”. Ce n’est pas la première fois qu’on entend cette phrase au Salvador.
Catracho est venu d’un autre quartier de la prison pour l’occasion et il faut l’y ramener. Un garde le saisit par le bras gauche et le jeune homme marche difficilement, lentement, tête baissée, humilié. Il passe devant les cellules où se trouvent les autres prisonniers, qui le regardent les bras croisés. Quelques-uns froncent les sourcils, d’autres sourient.
Une violation systématique des droits humains
Ils étaient sûrement rivaux dans la rue quand ils étaient des enfants qui tuaient et se faisaient tuer. Catracho passe devant des gardes armés qui portent des casques antiémeute. Il devra devenir centenaire pour respirer à nouveau l’air du matin. Il franchit une première grille puis une autre porte en métal, qui se referme derrière lui. Le bruit évoque celui de la dalle en marbre qui clôt une tombe.
L’éradication des gangs, problème qui paraissait insoluble avant l’arrivée de Nayib Bukele, a réduit au minimum les assassinats et extorsions. Dans la capitale, les chauffeurs de taxi circulent maintenant dans tous les quartiers, et ce quelle que soit l’heure. Il est possible de marcher dans la rue en regardant son portable sans craindre que quelqu’un nous l’arrache des mains. Rares sont les téméraires qui osent commettre une infraction sous le régime d’exception, qui fait déjà partie du quotidien de la population salvadorienne.
Un État policier, dont l’œil omniprésent veille 24 heures sur 24. Le prix à payer ? La violation systématique des droits humains, comme l’ont recensé les organisations internationales et la presse. Les familles et les avocats des prisonniers se plaignent qu’ils n’ont pas de contacts avec eux. Des centaines de personnes ont été arrêtées pour le motif très flou d’“association illégale” ou parce qu’elles ont des tatouages. Ceux qui en ont se cachent chez eux de peur de ne pas revenir.

Les avocats se présentent avec des ordonnances judiciaires pour la libération de leurs clients, mais on leur dit de revenir le lendemain. Il y a eu des morts mystérieuses à l’intérieur de la prison. Le nombre d’innocents reste inconnu à ce jour. Nayib Bukele l’estime à 1 %, la moyenne des pays développés, mais les spécialistes se méfient de ce chiffre donné à la légère.

“Ce sont des sociopathes”
Quand on lui pose la question, le “président millénial” – surnom dû à sa jeunesse (42 ans), à son usage des réseaux sociaux, à sa casquette à l’envers, à ses efforts pour avoir l’air cool – s’agace et laisse entrevoir une colère intérieure et une impulsivité dont peuvent attester ceux qui ont travaillé avec lui. Le petit monde des conseillers, ministres et experts en marketing qui l’entourent l’a convaincu de son infaillibilité.
De retour à l’intérieur du Cecot, les détenus s’installent sur leurs lits les jambes croisées, le regard perdu. Ils donnent à voir un tableau hyperréaliste. Au bout d’un quart d’heure, on est envahi par la sentiment de violer leur intimité. On doit aller prendre un peu l’air. La sensation de claustrophobie colle à la peau. Le directeur de la prison est le premier à sortir. Il remonte son pantalon des deux mains et ajuste ses lunettes. Un vent frais souffle ce soir-là. Avec la conviction de celui qui a été chargé d’une mission divine, il déclare : “Ce sont des assassins, des psychopathes, des sociopathes. Le mieux, c’est qu’ils ne sortent jamais d’ici.”
Juan Diego Quesada. El païs.

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