Claire Levenson

Le terme n’est plus uniquement utilisé pour décrire des préjugés ou des discriminations, mais pour évoquer un système de domination blanche qui aurait infecté la société entière.


Illustration : Manifestation en solidarité avec Black Lives Matter à Los Angeles, le 14 juin 2020. | Sarah Morris / Getty Images North America / AFP.


Depuis plusieurs années, la façon dont une partie de la gauche américaine parle de «racisme» s’est fondamentalement transformée et la singularité de ce nouveau langage est devenue particulièrement apparente dans le contexte du récent mouvement de contestation Black Lives Matter.

Dans les semaines qui ont suivi la mort de George Floyd, étouffé par un policier, les dénonciations du «racisme systémique» et du «suprémacisme blanc» se sont multipliées dans des secteurs habituellement considérés comme progressistes, que ce soit le monde de la culture, de l’édition, du théâtre, du journalisme ou de l’éducation.

L’impression d’ensemble était qu’un grand nombre d’Américain·es de gauche avouaient soudain que leurs secteurs étaient infectés par le racisme. Des parents d’élèves ont signé une pétition appelant à «démanteler le racisme institutionnel» de leur école primaire à Brooklyn, des employé·es du Metropolitan et du Guggenheim ont dénoncé la «logique de suprémacisme blanc» de leurs musées et des scientifiques ont appelé à déraciner le racisme systémique au sein de leurs disciplines.

À l’origine des maux

L’utilisation des mots «racisme» et «suprématie blanche» pourrait donner l’impression que la discrimination et l’hostilité raciste règnent en toute impunité dans ces milieux, mais les exemples liés à ces termes cités necorrespondent pas aux usages habituels de ces deux mots.

Suivant la nouvelle définition, une institution où les personnes racisées sont sous-représentées est une institution raciste, et par extension, les gens qui la dirigent peuvent être qualifiés de racistes. C’est ce qu’écrit Ibram X. Kendi, l’auteur du best seller How to be antiracist (Comment être antiraciste), partout recommandé pour mieux comprendre le racisme (en tandem avec le livre de Robin DiAngelo, Fragilité blanche).

Contrairement aux sens plus courants de «raciste» un mot utilisé pour décrire des personnes qui croient en une hiérarchie entre groupes raciaux ou pour décrire des structures sociales discriminatoiresles définitions avancées dans les livres de Ibram X. Kendi et Robin DiAngelo englobent un très grand nombre de phénomènes.

Selon Ibram X. Kendi, est raciste toute politique, tout mécanisme qui conduit à une disparité entre Noir·es et Blanch·es. Il pense par exemple que les évaluations scolaires sont racistes car les enfants afro-américain·es ont en moyenne de moins bons résultats. Ce ne sont plus simplement les discriminations passées qui sont qualifiées de racistes (celles qui ont mené à la ghettoïsation de certains quartiers et donc aux difficultés de certaines écoles publiques), ce sont les tests eux-mêmes qui le sont.

L’impossible neutralité

On retrouve cette logique dans de nombreuses revendications récentes, comme ces parents d’élèves qui demandent une équivalence entre le pourcentage d’élèves racisés et le pourcentage de profs non blanch·es dans leur école (par exemple 10% d’élèves noir·es pour 10% de profs noir·es), ainsi qu’une répartition égale des enfants racisés dans chaque classe. Pour eux, cette attention aux chiffres est la seule façon d’atteindre «une expérience éducative plus juste et équitable». De même, une association étudiante de l’université de Virginie demandait récemment que le pourcentage du corps enseignant noir à la fac corresponde au pourcentage d’étudiant·es noir·es.

S’il est vrai qu’il faut pouvoir nommer et quantifier les dynamiques raciales afin de lutter contre les discriminations, aux États-Unis, la focalisation sur la question raciale vire à l’obsession, au détriment des solidarités de classe.

Dans le livre de Robin DiAngelo, on apprend que toutes les personnes blanches sont «racistes» parce qu’elles sont élevées dans une société où les individus blancs dominent, ce qu’elle appelle le système de «suprématie blanche». Dans ce contexte, il est toujours présupposé qu’une interaction entre les deux populations est influencée par une dynamique raciale. Selon l’autrice, il n’y a pas de neutralité possible.

Aux États-Unis, la focalisation sur la question raciale vire à l’obsession, au détriment des solidarités de classe.

Cette idéologie a un impact sur la façon dont les gens interprètent leur quotidien. Par exemple, pour illustrer l’environnement «raciste» des magazines Condé Nast, le New York Times cite une microagression: un directeur blanc qui offre à son assistante noire un livre sur l’écriture souvent conseillé aux étudiant·es en journalisme. L’assistante prend ce geste comme un acte raciste suggérant qu’elle écrivait mal. Il est vrai que le cadeau peut être vu comme insultant, mais est-il clair qu’il s’agit d’une dynamique d’ordre raciste? Pas évident. Mais le discours actuel maintient que c’est toujours le racisme qui est à l’oeuvre.

Les formations antiracistes comme celles de Robin DiAngelo encouragent les gens à réfléchir à leurs moindres remarques sous l’angle du racisme, comme cette graphiste qui raconte qu’à la suite de sa formation, elle s’est mise à tout surinterpréter: «Est-ce que faire un compliment sur le costume de mon collègue noir est raciste? Est-ce que cela sous-entend que je m’attendais à ce qu’un noir soit mal habillé?»

Il existe aux États-Unis une agence du ministère de la Justice, l’EEOC, chargée d’enquêter et de condamner les discriminations au travail. Dans ce cadre, plusieurs entreprises ont été poursuivies et ont dû payer des dommages et intérêts pour des pratiques discriminatoires racistes, comme embaucher une personne blanche à un poste après avoir refusé l’embauche d’une personne noire avec les mêmes qualifications, ou encore licencier une employée qui s’était plainte de remarques ouvertement racistes à son égard. Ces deux cas correspondent aux définitions habituelles du racisme, mais avec l’extension radicale de la définition, la lutte antiraciste est beaucoup plus diffuse et sujette à controverse.

Le mot «raciste» est utilisé pour décrire un vaste spectre de phénomènes, avec d’un côté, les insultes des manifestant·es anti-Black Lives Matter, les autorités judiciaires locales qui n’ont pas arrêté l’homme blanc qui a tué Ahmaud Arbery, mais aussi les musées qui n’exposent pas assez d’artistes de couleur ou encore les femmes blanches qui portent des dreadlocks. Dans ce nouveau paysage, l’indignation et la colère antiracistes semblent s’attaquer à tout de façon indistincte, sans sens des priorités, et en risquant d’aliéner une partie de la population dépassée par cette redéfinition radicale

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