Auteur
Gilles Bœuf Gilles Bœuf (Adhérent de The Conversation)
Biologiste, océanographe, professeur, Sorbonne Université
The Conversation France
Une rencontre, organisée en décembre 2017 au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, a réuni plusieurs chercheurs – Catherine Jeandel, François Sarrazin, Jean-Denis Vigne, Patrick de Wever et moi-même – pour débattre en public de l’« anthropocène ».
Nous avons ainsi repris la discussion autour cette notion déjà si débattue depuis que Paul J. Crutzen (prix Nobel de chimie) et Eugene F. Stoermer l’ont présentée au début des années 2000. À l’époque, elle fut assez facilement acceptée, séduisant nombre d’écologues et d’environnementalistes. Ce fut toutefois beaucoup moins vrai des géologues et des stratigraphes !
Que propose Crutzen ? Utiliser les activités humaines actuelles pour marquer un fragment de l’histoire temporelle de la Terre, dans lequel le plus puissant moteur de changement serait la présence de l’humain, toujours de concert, ne l’oublions pas, avec ses plantes cultivées et son cortège d’animaux domestiques. Il situe son aube à la fin du XVIIIe siècle, avec l’invention de la machine à vapeur, passage du « cheval animal » au « cheval vapeur ».
Aujourd’hui, plusieurs écoles s’affrontent au sujet de ce moment initial : s’agit-il du néolithique, de la révolution industrielle ou encore de la première explosion atomique ?
Le clou d’or
Lors de cette rencontre au Muséum, Catherine Jeandel, membre du Anthropocene Working Group (dont Will Steffen et Paul J. Crutzen font également partie), est revenue sur les derniers résultats enregistrés en matière d’observation de la Terre et de l’évolution de tous les paramètres au cours des dernières décennies.
Elle a ainsi abordé la notion de « clou d’or », dont Wikimédia propose la définition suivante :
« Les intervalles géologiques sont définis par leur limite inférieure qui doit correspondre à un événement majeur à l’échelle du globe. Cet événement doit être enregistré dans les sédiments et exposé sur une coupe géologique (le stratotype), où on le définit comme point stratotypique mondial, équivalent en français du Global Boundary Stratotype Section and Point. Ce point est matérialisé sur le terrain par un clou d’or que l’on retrouve dessiné sur les chartes stratigraphiques. »
En 2014, une étude sur les bases stratigraphiqhes de l’anthropocène a été présentée par Colin N. Waters et ses collaborateurs. Car pour établir l’anthropocène comme une série chronostratigraphique, il faut un spectre d’indicateurs montrant clairement comment les activités humaines modifient les environnements et laissent des signaux stratigraphiques utilisables comme autant de « marqueurs » de l’époque (bétons, plastiques, briques, aluminium, radionucléides, particules carbonatées…). Ces marqueurs doivent en outre être comparés avec ceux de l’holocène ou d’époques antérieures.
Il ressort de ces différentes études l’identification d’une limite remontant à 1945 ; ce moment pourrait donc représenter la charnière avec les époques antérieures. Un nouvel article de Colin N. Waters, paru en janvier 2016 dans Science, est revenue en détail sur cet aspect et a relancé le débat.
Des marqueurs insuffisants
Nous avons certes aujourd’hui des indicateurs solides et en cours d’évolution… ce qui n’a rien de surprenant vu l’accélération sans précédent de l’usage de matériaux terrestres servant à fabriquer bétons, briques ou matières plastiques !
On sait également que les cycles de l’azote, du carbone ou du phosphore ont été profondément modifiés et que la température moyenne et le niveau de l’océan sont en augmentation. Quant aux effondrements des populations végétales et animales, elles atteignent un niveau inégalé depuis la dernière grande crise d’extinction, il y a 65,5 millions d’années ; et tout cela sur un temps extrêmement court, de quelques dizaines d’années seulement.
Nous commençons donc à accumuler les marqueurs. Est-ce pour autant suffisant pour faire de l’anthropocène une « ère géologique » ?
François Sarrazin a nourri la réflexion de son point de vue d’écologue et Jean-Denis Vigne de ses connaissances sur les effets de la mise en culture de plantes et la domestication d’espèces animales soigneusement sélectionnées par l’humain. Rappelons que sur 5 000 espèces de mammifères, nous n’en élevons et n’en consommons en fait que très peu. Nous consommons en revanche beaucoup plus d’espèces aquatiques (invertébrés et poissons).
Depuis le néolithique, l’impact des activités humaines a connu une formidable accélération ; et la conquête systématique des îles de la planète n’a rien arrangé, les espèces insulaires étant extrêmement vulnérables.
Notre impact croissant
Avons-nous aujourd’hui assez d’éléments robustes pour accepter l’anthropocène comme nouvelle ère géologique ? Clairement, non. Et ce fut d’ailleurs la conclusion de cette rencontre au Muséum. Nous n’avons tout simplement pas assez de recul et l’époque évoquée est bien trop courte.
D’un point de vue strictement géologique, cette notion n’a pas d’intérêt au regard de la vertigineuse ancienneté des temps de la Terre.
Mais elle révèle cependant deux aspects significatifs qui doivent retenir notre attention. Premièrement, elle met en lumière l’extraordinaire influence des activités humaines sur les écosystèmes. Si nous prenons en considération la biomasse des 5000 espèces de mammifères de la planète, humains et mammifères domestiques n’en représentaient que 0,1 % il y a 10 000 ans contre plus de 90 % aujourd’hui…
Le second aspect tient à l’accélération effroyable de cet impact depuis le XXe siècle : nous détruisons les écosystèmes, les polluons, les surexploitons (pêche, exploitation forestière) et intervenons sur l’évolution du climat.
L’alerte de 15 000 scientifiques sur l’état de la planète nous l’a récemment rappelé. Nous laissons une empreinte bien visible (les traces des extractions minières des Romains sont toujours lisibles dans les sédiments et glaces des pôles) et affectons nombre de cycles biogéochimiques du système Terre.
Ce n’est toutefois pas la planète qu’il faut sauver, mais bien la possibilité pour l’humanité de continuer à y vivre. Gardons en mémoire les témoignages des astronautes qui l’ont aperçue de l’espace, belle et fragile : gardons-la et protégeons-la en admettant que nous faisons partie du système vivant et que chaque fois que nous l’agressons, nous nous agressons nous-mêmes.