Pourquoi certaines prédictions échouent-elles alors que d’autres semblent fiables ? Pourquoi les sondages, les prévisions météorologiques ou les modèles économiques peuvent-ils se tromper ? Derrière ces questions se cache une science discrète mais essentielle : la théorie des probabilités.
Que l’on parle d’assurance, de finance, de jeux de hasard ou même de décisions médicales, notre monde repose sur des calculs probabilistes. Pourtant, établir des fondements solides à cette discipline n’a pas été une tâche facile. L’histoire des probabilités est jalonnée de débats, d’échecs et de découvertes majeures qui ont transformé notre manière d’appréhender l’incertitude.
C’est pourquoi je publie ce texte : pour montrer comment une tentative ambitieuse d’expliquer les probabilités – celle de Richard von Mises – a finalement échoué, et pourquoi l’approche moderne, portée par Andreï Kolmogorov, s’est imposée.
Comprendre cette évolution permet de mieux saisir les limites et les forces des modèles qui influencent nos décisions, qu’il s’agisse de gérer des risques, d’anticiper l’avenir ou simplement de mieux interpréter les statistiques qui façonnent notre quotidien.
Philippe Pied
Richard von Mises : Pourquoi sa théorie des probabilités a-t-elle échoué ?
Au début du XXe siècle, la science des probabilités a connu un moment clé : elle a cherché à se fonder sur des règles précises, ce qu’on appelle une axiomatique. Parmi ceux qui ont tenté cette aventure figure Richard von Mises, un mathématicien autrichien qui, en 1919, proposa une vision originale des probabilités. Pourtant, malgré son originalité, sa théorie n’a pas réussi à convaincre complètement. Pourquoi ?
Une idée simple mais problématique : le « collectif »
La théorie de von Mises repose sur une idée intuitive appelée le « collectif ». Selon lui, la probabilité d’un événement (par exemple, obtenir un 6 en lançant un dé) se mesure en répétant l’expérience un très grand nombre de fois et en observant combien de fois l’événement survient. Si après beaucoup de lancers le 6 apparaît environ une fois sur six, alors la probabilité serait précisément cette limite observée.
Mais pour être valide, cette idée reposait sur deux principes stricts :
- La fréquence de l’événement doit approcher une limite précise lorsqu’on multiplie les expériences.
- Cette limite ne doit pas changer, même si on ne prend en compte qu’une partie spécifique des observations.
C’est là que les problèmes commencent. Comme l’a souligné plus tard le mathématicien Abraham Wald, en réalité, on peut toujours choisir les observations d’une manière particulière, ce qui pourrait changer artificiellement la limite obtenue. Cela rendait l’idée de von Mises difficile à appliquer concrètement, car elle nécessitait des observations infinies et identiques, conditions impossibles à réunir dans la vraie vie.
Kolmogorov, une alternative qui a tout changé
En 1933, un autre mathématicien, Andreï Kolmogorov, propose une approche totalement différente. Sa théorie était purement mathématique et ne dépendait pas directement de l’observation répétée. Pour Kolmogorov, la probabilité était simplement une « mesure » mathématique précise qui permettait d’étudier n’importe quel phénomène incertain sans avoir besoin d’expériences infinies.
Cette approche avait un énorme avantage : elle était plus flexible et applicable à beaucoup plus de situations concrètes ou théoriques. Elle a rapidement séduit les mathématiciens comme les statisticiens, car elle évitait les contraintes trop strictes et irréalistes imposées par von Mises.
Pourquoi von Mises a-t-il été abandonné ?
Même si l’approche intuitive de von Mises semblait proche de la réalité (on observe, on compte, on conclut), elle posait trop de problèmes pratiques. Les mathématiciens lui reprochaient de nécessiter des conditions irréalistes : il était impossible d’effectuer un nombre infini d’observations exactement semblables.
Par ailleurs, les statisticiens voyaient l’approche de von Mises comme trop intrusive, car elle prétendait imposer une vision théorique trop contraignante sur leurs données réelles. Kolmogorov, en revanche, offrait une liberté bien plus grande tout en restant rigoureux, précis, et mathématiquement élégant.
Le choix final : abstraction ou réalité concrète ?
Le débat entre von Mises et Kolmogorov n’était pas seulement mathématique, il était aussi philosophique. Fallait-il privilégier une théorie proche des réalités pratiques mais difficile à appliquer précisément, ou une théorie abstraite mais universellement applicable ? Le monde scientifique a clairement choisi la seconde option, celle de Kolmogorov, qui reste aujourd’hui encore la base universelle des probabilités.
Si Richard von Mises a perdu cette bataille théorique, son histoire reste intéressante et montre comment les mathématiques se construisent : par des essais, des erreurs, et des choix qui influencent durablement la science, notre compréhension du monde et des fois notre futur !
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