Pour le site IREF par Jean-Philippe Feldman

 Dans l’optique du juriste allemand Carl Schmitt, ultérieurement théoricien du nazisme, « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». L’expression en elle-même est ambiguë car la traduction de l’allemand pourrait tout aussi bien être « celui qui décide dans la situation exceptionnelle » ou encore « celui qui décide de/dans l’état d’exception »…. Serait souverain celui qui détiendrait le monopole de la décision. Si nous appliquons cette définition à la Constitution de la Ve République, alors le Président de la République serait le souverain puisqu’il est le titulaire des pouvoirs exceptionnels selon l’article 16, alors même que le « peuple » est titulaire de la souveraineté nationale en vertu de l’article 3…

Les publicistes se débattent depuis longtemps avec la notion de pouvoirs exceptionnels car ils réfléchissent habituellement et logiquement pour les temps « normaux ». Dès lors, un texte constitutionnel doit-il prévoir la possibilité d’un temps de crise ? Est-ce opportun alors même qu’il y a contradiction à envisager ce qui ne peut l’être vraiment ? Dans l’orbe du constitutionnalisme, il s’agit à l’évidence d’encadrer ou de tenter d’encadrer des temps dangereux. Car le risque des crises est double : immédiatement de porter atteinte de manière irrémédiable à l’État de droit ; après la crise, de le miner par le maintien au moins d’une partie des règles et dispositions prises durant la période litigieuse.

Supposons que les temps de crise amènent à la violation de la Constitution, les dispositions textuelles n’auraient évidemment plus aucune utilité, mais surtout la Constitution elle-même risquerait à terme de ne plus avoir de majesté et finalement d’effectivité. Dans l’esprit d’un Benjamin Constant, marqué par le contexte révolutionnaire et la succession de coups d’Etat, la moindre violation de la Constitution était inacceptable car destructrice du texte. Le constitutionnaliste semble donc écartelé entre l’édiction de règles qui risquent de ne pas être respectées et l’absence de règles propice aux violations des droits de l’homme. Et c’est bien cela que le libéral a en tête : le risque que, ébranlé par une crise, l’État en sorte non seulement indemne – ce qui est l’objectif –, mais encore renforcé – alors même que l’objectif suprême est la conservation de l’individu et non pas de l’État.

La généalogie de la notion de « circonstances exceptionnelles » est d’ailleurs révélatrice. Initialement, celle-ci ne renvoie pas à la théorie des pouvoirs de guerre découverte par le Conseil d’État à la fin du premier conflit mondial, mais à l’interventionnisme local destiné à pallier l’insuffisance de l’initiative privée au début du XXe siècle, à la grande période dite du socialisme municipal…

L’état d’urgence sanitaire issu de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 n’est malheureusement pas un texte isolé (I). Il n’est que le prolongement de nombreux dispositifs, d’autant plus préoccupants qu’ils se sont multipliés ces dernières années (II). Il amène à s’interroger dès lors sur la légitimité d’une législation d’exception et plus fondamentalement d’une disposition sur les situations de crise dans une Constitution (III).

L’état d’urgence sanitaire

C’est à la suite d’une intense réflexion que la loi du 23 mars 2020 a modifié le Code de la santé publique en insérant un nouveau chapitre à ce sujet. Initialement avait été émise l’idée de l’utilisation de l’article 16 de la Constitution relatif aux pouvoirs exceptionnels du chef de l’État. L’idée était pour le moins saugrenue puisque, à l’évidence, les conditions n’en étaient pas remplies. En effet, les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux n’étaient nullement menacées d’une manière grave et immédiate. Quant au fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels, il n’était nullement interrompu. C’est tout d’abord par une série d’arrêtés du ministre de la Santé que le Gouvernement a paré au plus pressé avant que le Premier Ministre ne prenne, le 16 mars 2020, un décret de confinement – dont la légalité est au demeurant contestée par certains constitutionnalistes.

La loi du 23 mars 2020 dispose que l’état d’urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population » et ce, par décret en conseil des Ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. Sa prorogation au-delà d’un mois ne peut être autorisée que par une loi. Un décret en conseil des Ministres peut y mettre fin avant l’expiration du délai fixé par la loi le prorogeant.

Le Premier Ministre est habilité à limiter les libertés de dix manières différentes : restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ; interdire aux personnes de sortir de leur domicile sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ; ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine des personnes susceptibles d’être affectées ; ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement des personnes affectées à leur domicile ou tout autre lieu d’hébergement adapté ; ordonner la fermeture provisoire d’une ou de plusieurs catégories d’établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion à l’exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité ; limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature ; ordonner la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services ou à l’usage de ces biens ; prendre des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits rendues nécessaires pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits ; prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ; enfin, prendre par décret toute autre mesure règlementaire limitant la liberté d’entreprendre pour mettre fin à la catastrophe sanitaire.

La loi encadre de plusieurs manières cette restriction des libertés : les décrets ne doivent avoir pour fin que de « garantir la santé publique » ; les mesures prises doivent être « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu » ; il doit y être mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires ; les mesures peuvent faire l’objet de recours d’urgence devant le juge administratif. Évidemment, le Conseil constitutionnel pourrait être ultérieurement saisi de la constitutionnalité d’une mesure par le truchement d’une question prioritaire de constitutionnalité. Ultérieurement seulement, puisque nul n’a saisi le Conseil constitutionnel pour vérifier la constitutionnalité de la loi !

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