Le phénomène s’est répandu dans plusieurs pays occidentaux depuis la mort de George Floyd aux Etats-Unis. Entretien avec Bernard Tillier, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

A la suite de la mort de George Floyd, le 25 mai 2020 à Minneapolis (Etats-Unis), on a assisté au Royaume-Uni, en Belgique, aux Etats-Unis à des déboulonnages de statues de personnages liés à l’esclavage et à la colonisation. Sans lien immédiat avec cette affaire, le débat existe aussi en France, où l’on a assisté le 22 mai au renversement de deux statues de Victor Schœlcher à la Martinique. Voici l’éclairage de Bernard Tillier, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Franceinfo Afrique : vous co-animez à la Sorbonne, avec Emmanuel Fureix, un séminaire intitulé “Les monuments sensibles, de la Révolution française à Charlottesville” (Etats-Unis). Y a-t-il eu, dans l’histoire, des événements équivalents à ces déboulonnages de statues ?

Bernard Tillier : effectivement, les événements auxquels on assiste aujourd’hui coïncident avec des modes d’actions dont on trouve la trace dans l’histoire. Si l’on replace ces éléments dans une perspective longue, on peut remonter au moins à la Révolution française. Mais l’on peut aussi remonter à l’iconoclasme huguenot au XVIe siècle [la destruction d’images religieuses et de crucifix notamment par les partisans de Calvin]. Et au-delà encore à l’Antiquité, avec les dégradations de statues de pharaons en Egypte ou d’empereurs à Rome.

Comment interpréter ces gestes ?

A travers toutes les époques, ces représentations que sont les statues sont en quelque sorte des substituts de la réalité. En Irak [en 2003], pendant les printemps arabes [en 2011], on a fait tomber des statues parce que l’on n’avait pas directement accès aux tyrans qu’elles représentaient. A travers leurs représentations, on a donc l’impression d’un accès plus direct à leur personne. Sur une histoire longue, ces gestes sont donc toujours les mêmes et se répètent. Quand on s’attaque à des statues publiques, on le fait de manière archaïque : on les fait chuter de leur piédestal, on les décapite, on les macule de peinture, on les noie… A chaque période, ces gestes sont redécouverts parce qu’on y investit une forme d’efficacité politique.

La statue du général Robert E. Lee (1807-1870), commandant des troupes confédérées (camp sudiste esclavagiste) pendant la guerre de Sécession (1861-1865) aux Etats-Unis. Certains demandent que cette statue, installée à Richmond (Virginie), soit retirée. 
La statue du général Robert E. Lee (1807-1870), commandant des troupes confédérées (camp sudiste esclavagiste) pendant la guerre de Sécession (1861-1865) aux Etats-Unis. Certains demandent que cette statue, installée à Richmond (Virginie), soit retirée.  (REUTERS – JOSHUA ROBERTS / X01909)

Cela n’en pose pas moins une question esthétique qui n’apparaît pas dans le débat actuel, mais n’en est pas moins importante. Certes, les statues renversées sont surtout des œuvres académiques d’artistes du XIXe siècle qu’on méconnaît. Mais comment réagirait-on s’il s’agissait d’œuvres de grands artistes, par exemple de Picasso? La question reste posée !

Assiste-t-on là, notamment dans les pays occidentaux, à une remise en cause générale de la vision de l’histoire ?

C’est clairement une relecture, une interprétation critique de l’histoire nationale en France, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Afrique du Sud… Le centre de ces affaires, c’est bien évidemment la question de l’esclavage. On relit le personnage de Colbert au prisme du Code noir. On réinterprète l’histoire de villes comme Nantes ou Bordeaux par le biais de la traite négrière. La statue lilloise de Faidherbe, qui rend hommage au général de l’Armée du Nord en 1870, est contestée pour son rôle de colonisateur brutal du Sénégal.

On assiste ainsi à une opération de relecture, de réinterprétation critique de personnages historiques. Lesquels ont, à un moment donné, fait consensus puisqu’on leur a élevé des statues. Quand ce consensus n’existe plus, elles sont contestées dans l’espace public, où elles sont alors vues comme des blessures à soustraire au regard citoyen.

Cette attitude repose sur des lectures problématiques de l’histoire. Regardez Schœlcher: pourquoi s’attaquer à lui ? Il est pourtant considéré comme le père de l’abolition de l’esclavage en France. Mais il est accusé d’avoir privilégié les colons en leur octroyant des indemnités, qui auraient pu être allouées aux esclaves affranchis.

Le musée Victor Schœlcher à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), avec un buste de celui qui a aboli l\'esclavage en 1848. 
Le musée Victor Schœlcher à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), avec un buste de celui qui a aboli l’esclavage en 1848.  (NICOLAS DERNE / AFP)

Mais pour comprendre, il faut se replacer dans le contexte historique : l’indemnisation n’est pas dans la loi de 1848, qui abolit l’esclavage et dont Schœlcher est le maître d’œuvre, elle se trouve dans un texte d’avril 1849. Le futur Napoléon III était alors président de la République avec, à la Chambre, une majorité de députés conservateurs ruraux, très attachés à la propriété. Ce texte n’avait donc rien à voir avec le républicain socialiste Schœlcher. A ce niveau, il faut souligner que cette affaire pose la question de l’abolition elle-même : gagne-t-on sa liberté par la révolte ou la reçoit-on par la domination de l’Etat, c’est-à-dire en l’espèce par la domination blanche ?

Au-delà, la grande nouveauté aujourd’hui, c’est le rôle des réseaux sociaux, la grande facilité avec laquelle circule l’image numérique dématérialisée, sa viralité. Ces réseaux jouent le rôle d’une sorte d’arène médiatique, d’une agora, où s’expriment et circulent les thèmes politiques et sociaux. Ils donnent au débat une dimension très spectaculaire. A ce niveau, on peut évoquer l’exemple, à Sofia (Bulgarie), de ces statues soviétiques repeintes dans de multiples couleurs et habillées en icônes de la pop culture comme Superman. Ces actions sont brèves, mais les images en demeurent. C’est la capacité d’internet à garder une mémoire qui agit ici.

 

Le monument à la gloire de l\'armée soviétique à Sofia (Bulgarie) a été repeint par un artiste inconnu pour que ces statues ressemblent à des héros et des personnages de bandes dessinées issues de la pop culture. Photo prise le 17 juin 2011.
Le monument à la gloire de l’armée soviétique à Sofia (Bulgarie) a été repeint par un artiste inconnu pour que ces statues ressemblent à des héros et des personnages de bandes dessinées issues de la pop culture. Photo prise le 17 juin 2011. (OLEG POPOV/AP/SIPA / AP)

Avec ces déboulonnages de statues, ne risque-t-on pas d’ouvrir une boîte de Pandore ?

Tout à fait ! En France, le grand danger, c’est la question de la République. Prenons l’exemple de Jules Ferry dont on souligne aujourd’hui les menées coloniales au Tonkin. On balaie en même temps l’œuvre du réformateur scolaire et celle de l’un des pères fondateurs de la IIIe République.

On relit ainsi l’histoire dans l’espace public avec une passion militante. Ce faisant, on ne lui donne qu’un seul sens (ce que nous appelons la monosémie), or l’historien ne peut s’en satisfaire. L’histoire est polysémique, elle est très plurielle. Réduire un personnage à un moment de son action, de sa vie, est très problématique dès lors que l’issue est la destruction définitive de signes qui sont aussi des objets patrimoniaux.

 

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