Le 31 août 2019, la ‘Place des Fêtes’ du François se voyait dénommer par l’édilité « Place Dédé Saint-Prix », en l’honneur de l’un des plus illustres enfants de la commune. Un hommage que l’artiste accepta pour des raisons familiales nous dit-il (le maire actuel du François étant son cousin) même si, des propres mots de Dédé Saint-Prix, les rapports avec le maire précédent étaient « très houleux ». Ce n’est évidemment pas ce récent honneur fait à l’artiste qui motiva notre désir de le rencontrer, mais bien sûr ces décennies de création musicale, de générosité palpable et de rayonnement international pour la Martinique. Rencontre avec un pilier culturel, dont la grande simplicité et cordialité imposent, bien vite, le tutoiement.

Antilla : Quels ont été tes premiers contacts avec la musique ?

Dédé Saint-Prix : Anba lari, an lakou Man Dèdène, ma grand-mère. Il y avait là des gens qui jouaient de l’accordéon, comme Mr Olivier Lagier ; à côté il y avait Mr Ismaël, avec de la guitare, de la trompette, du saxophone, etc. J’allais tout le temps écouter une dame qui jouait du piano, il y avait les répétitions de l’orchestre ‘Rénovation’ : dès qu’il y avait de la musique, j’étais là. Et j’écoutais beaucoup la radio : ‘La Gazette créole’, l’émission de Casimir Létang, Kazo pour les amis (sourire), le samedi à 14 heures sur 450 AM. Je connaissais beaucoup de chansons, de solos, je tapais sur des boites en carton, on faisait notre propre orchestre dans la cour de Man Dèdène : kòn lanbi, tiges de papaye et de giraumon pour faire des flûtes, etc. Et il y avait déjà un public : les gens qui passaient devant la petite maison où nous faisions cette musique, s’arrêtaient pour nous écouter.

Concernant ta pratique instrumentale, tu as appris seul ?

Je suis autodidacte, self-made man (rires). J’ai pris des cours de saxophone, mé man té ja gran moun. Tout ce que j’ai fait avec les groupes ‘Pakatak’ et ‘Avan-Van’, je l’ai fait en autodidacte.

A quel moment t’es-tu dit que la musique allait devenir ton métier et ta vie ?

La vie c’est un livre. Et il faut savoir lire et appliquer ce que tu y lis (sourire). J’ai eu des moments difficiles dans ma vie, moments que j’appelle ‘le sous-marin’, et à ces périodes-là dès que je tapais sur une table ou un siège, donc dès que j’étais en musique, mon esprit était net. Mais dès que j’arrêtais de jouer, mon esprit ‘partait’… C’est là que je me suis dit que c’est la musique qui allait prendre le dessus dans ma vie. Et c’est là que j’ai démissionné de l’Education nationale, en 1991, après avoir été instituteur pendant 11 ans. Mais je suis quand même intervenant extérieur dans des écoles.

« Sé pa wòl man ka fè, moi je ne suis pas dans une posture »

Lanmou (DR)

Sur quoi portent tes interventions ?

Sur des projets pédagogiques. Par exemple ça peut être des percussions vocales – sa nou ka kriyé ‘mizik djòl’ – et des rythmes corporels. Si je n’entends pas ta voix, je ne peux rien faire avec toi. Donc il faut que tu parles. Dis quelque chose, et à partir de ça on va travailler. Dans ce travail je dis à mes stagiaires de laisser leur cerveau dehors, de ne se laisser influencer par quiconque, de ne se comparer à personne et de faire de leur mieux. Et après je leur dis ‘man enmen’w’ (sourire), parce que si je ne vous aimais pas je ne serais pas là avec vous. Sé pa wòl man ka fè, moi je ne suis pas dans une posture. Mé si man pa enmen an moun, i ké wè sa tou (rires).

La transmission est donc très importante pour toi ?

(sourire) C’est dans mon ADN. Dépi ti-manmay sé konsa man yé. Adan lakou Man Dèdène-lan sé pa mizik sèlman nou té ka fè : man té ka fè lékol tou (rires), je faisais mes copains réciter les leçons. Dans la vie et dans mes concerts j’aime les retours, l’interaction, man lé sé moun-lan réponn mwen : sé an bagay ke Nou ka viv, sé pa mwen sèl ka viv-li.

Deux noms sont bien sûr associés à Dédé Saint-Prix, Pakatak et Avan-Van : c’est toi qui a fondé ces deux groupes ? 

Pierre-Michel Balthazar, plus connu sous le nom de Bago, et moi étions voisins : j’habitais la Tour Germaine, lui la Tour Eliane à Godissard. Et nous étions dans l’orchestre ‘E+’ de Géno Exilie, Daniel Ravaud, etc. Mais Bago et moi, en tant qu’afro-caribéens, nous n’étions pas satisfaits du travail qu’on faisait dans la musique : on voulait faire quelque chose qui nous ressemblait, qui ressemblait au public et à la Martinique. A l’époque nou té ka jwé mizik bal : biguine, mazurka, valse, etc. Mais à ce moment-là il y avait aussi des groupes haïtiens comme ‘Skah-Shah’, ‘Tabou Combo’, et quand ils jouaient c’étaient comme des cyclones (sourire). Donc je me suis dit ‘pourquoi ne pas faire la même chose avec notre musique ?’. Donc on s’est mis à chercher des musiciens, Bago a trouvé des musiciens de Fort-de-France et ‘Pakatak’ est né. Mais moi, même si j’étais le chef d’orchestre j’étais aussi le ‘’descendu’’, ‘latè rapòté’ puisque je venais du François. Et quand j’ai vu que certaines de mes décisions n’étaient pas respectées dans le groupe, j’en ai parlé à mon producteur, Georges Debs, qui m’a demandé ‘qui fait la musique et les textes ?’. Après lui avoir répondu que c’était moi, il m’a dit ‘sé wou man ni bizwen’ (sourire). Ensuite j’ai rencontré des gens comme Willy Léger (etc.) et ‘Avan-Van’ est né dans la cour du ‘Grand Carbet’ de Fort-de-France, au début des années 80.

« Beaucoup de jeunes me disent ‘on a grandi avec ta musique’ »

‘Dédé’ Avec sa mère, Elie-Anna (MI) 2

Au fait ça veut dire quoi Avan-Van ? Vous précédiez le vent ?

Oui, c’est la spontanéité : van-an ka vini mé ou ja douvan’y (rires). Bago a trouvé le nom ‘Pakatak’, et moi celui d’‘Avan-Van’, qui est un groupe qui continue jusqu’à aujourd’hui, sous une autre forme. Par exemple on a joué récemment au François et l’affiche c’était ‘Dédé Saint-Prix et Avan-Van’. D’ailleurs, suite à ce concert une dame m’a beaucoup remercié et laissé un message vocal où elle dit notamment ‘mizik-tala sé an ramification exceptionnelle andidan kò-mwen’ (sourire).

A l’époque comment les martiniquais(e)s ont reçu le style Pakatak au sens large ?

C’était une révolution (sourire) parce qu’effectivement, en plus du message et de cette ‘musique-racines’, on s’habillait en boubous, etc. D’ailleurs je me souviens de quelqu’un qui m’a dit ‘merci beaucoup, tu m’as permis de parler créole à mes parents à table’. C’était comme une réconciliation des martiniquais avec eux-mêmes, une reconnexion.

C’est Bago et toi qui avez inventé la musique Chouval-bwa ?

Dans la chronologie il y a d’abord Ti-Récho, Léon Sainte-Rose, Eugène Mona, Roland Brival et Jacqueline Labbé. Donc le ‘train’ était déjà en marche quand nous sommes arrivés. Mais nous avons apporté notre méthode, donc notre touche.

J’ai le sentiment que depuis ces dernières années il y a un intérêt nouveau, ou une redécouverte du chouval-bwa par les martiniquais(e)s, non ?

Oui mais il y a surtout des parents qui ont fait un ‘travail’. Les gens viennent me parler et une fois, un papa me présente son enfant et me dit ‘c’est l’enfant de ‘Piblisité’’ (l’un des célébrissimes tubes de l’artiste, ndr) ; une autre fois, une dame me présente son enfant et me dit ‘c’est la fille de ‘Antiyèz-la’’. Tu auras compris que ces personnes avaient conçu leurs enfants avec ma musique qui jouait dans la maison. Et qui jouait fort pour que les voisins n’entendent pas le ‘brakoum-brakoum’ de la conception (sourire). Ou wè jis la sa alé ? Et beaucoup de jeunes me disent ‘on a grandi avec toi, avec ta musique’. Donc ces personnes ont transmis à leurs enfants, qui eux-mêmes ont des enfants aujourd’hui.

« Man ja prézidan péyi-mwen ! »

Le sourire à Sainte-Marie (DR)

Je sais que tu as joué et joues encore en prison, à l’Hôpital, dans des EHPAD et établissements médico-sociaux : peux-tu nous parler de ces expériences ?

Une fois un prisonnier, en France, m’a dit ‘merci, tu m’as donné la clé de mon cœur, tu me parles, tu me regardes, tu tiens compte de moi, j’existe’ (sourire). D’autres détenu(e)s ne viennent pas forcément à l’animation que je fais en prison, mais m’envoient un dessin, une prière, etc. Une autre fois, je jouais de la flûte dans le couloir d’un hôpital et un médecin me dit ‘vous avez fait un miracle : cette dame n’a jamais parlé depuis qu’elle est ici, et là elle a dit ‘’ou ka fè mwen riviv !’’. Et cette dame s’est alors mise à citer des lieux, villes et personnalités d’Haïti.  Mais ce n’était pas un miracle : cette dame ne savait pas parler le français, donc elle s’était totalement renfermée.

J’ai le sentiment que les plus belles années, en termes de créativité, des musiques martiniquaises sont pour le moment derrière nous, et qu’on assiste, régulièrement,  à des retours en mode de certaines musiques ou à des formes de « recyclage » : qu’en penses-tu ?

Je suis d’accord avec ce que tu dis. Déjà sur la diffusion : une tranche de la population en Martinique ne s’entend plus à la radio, c’est-à-dire n’entend plus ce qu’elle aime. Et le ‘retour de manivelle’ de ça, c’est que sé moun-lan pé pa ni an konportasyon de matinitjé si ou pa ka ba yo ‘konsomé’ matinitjé. Car il y a aussi les nourritures de l’esprit. Par exemple les cubains connaissent et aiment les musiques du monde, mais ils connaissent parfaitement leur(s) musique(s). Alors il y a bien sûr des martiniquais qui pratiquent cet amour, mais pas assez aujourd’hui. Annou ouvè péyi-a, konsidiré sété ansèl gran lakou (sourire).

Tu n’as jamais voulu faire de la politique ?

Jamais. Man ja prézidan péyi-mwen ! (rires). Je me sens ambassadeur du péyi, kidonk fòk doubout’ déyè’y. D’ailleurs que ce soit dans une lettre, un post sur les réseaux sociaux, un SMS ou un WhatsApp, je veux écrire le mot ‘Martinique’ au moins 5 fois par jour. Je m’impose ça. J’estime avoir une mission.

Quelle est-elle ?

Simen mizik, simen lanmou. Délè wè sé moun-lan ka wè mwen, yo ja ka souri.

« Là Kalash nous a ouvert les yeux… »

Dernière question : un vidéo-clip fait le « buzz » depuis quelques jours, déclenchant des réactions très contrastées, il s’agit du clip du morceau Mada, de Kalash : as-tu vu ce clip et qu’en as-tu pensé ?

J’ai vu ce clip, et j’ai entendu et lu les divers commentaires. Kalash et moi on ne s’est jamais rencontrés mais on a beaucoup d’affinités, dans le sens de ‘sé sa ki an tèt-ou : fè’y ; sé sa ou anvi di : di’y.’ Kalash n’est pas un corrompu, yo pé pa achté misié. Sé pa pèson ki di misié ay pran drapo-a (rouge-vert-noir) – drapeau qui dérange et effraie les assimilés –, c’est sa conscience qui lui a dit de le faire.

Des gens ont été choqué(e)s que dans un clip qui s’appelle Mada, donc Martinique, Kalash mette en lumière des personnes qui font des roues-avant sans casques, qui ont des chaînes en or, des mines jugées patibulaires, etc. Donc que ce clip donne, selon ces gens, une très mauvaise image de la Martinique. Quelle est ta réaction ?

Misié (Kalash) ouvè zié-nou anlè réalité-nou. Il a montré une facette du pays. Je le remercie d’avoir éveillé les consciences sans démagogie, sans filtre et sans intimidation. Et j’espère que ce clip éclairera les ‘’égaré(e)s’’ du pays qui font dans la ‘politique de l’autruche’, ou sont imbu(e)s de leur personne. Tu sais, l’excès de zèle des haineux creuse davantage le fossé au lieu de nous rapprocher. Sé moun-lan ki an klip-la, ‘nou’ paka pran men épi yo : nou pè yo. Mwen man ka palé épi tout’ moun ; nenpòt ki géto man antré man ka palé épi sé boug-la : épi yo kontan, yo ka di mwen ‘tout moun-lan pa kon’w, yo pa ka di nou bonjou’, etc. On est trop dans l’émotion ; laissons les choses se décanter et on verra que là, Kalash nous a ouvert les yeux. Je ne suis pas en campagne et je n’ai rien à prouver. Je suis juste un musicien conscient, qui aime son pays, qui réagit ‘tèt frèt’ et sous aucune influence. Ay chèché’y ! (sourire).

Propos recueillis par Mike Irasque

Mme Elie-Anna nous présente la famille en photos (MI)
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