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Les débats sur la qualification pénale de l’écocide s’inscrivent dans un contexte global de judiciarisation des luttes environnementales. Le droit peut-il servir la mise en place d’objectifs ambitieux ?


« Ce n’est pas dans un tribunal qu’on va faire baisser les émissions de gaz à effet de serre » : le 26 décembre 2018, le ministre de la Transition écologique et solidaire François de Rugy réagit dans les colonnes du Parisien au recours qui vient d’être déposé contre l’inaction climatique de l’État français par l’ONG Notre affaire à tous. Deux ans plus tard, le discours a changé : Barbara Pompili, successeure (après Élisabeth Borne) de François de Rugy au ministère, annonce le 22 novembre 2020 la création d’un délit d’écocide, expliquant sur France TV Info que « c’est le glaive de la justice qui va s’abattre sur les bandits de l’environnement ». Une évolution qui marque la judiciarisation croissante des luttes climatiques et, plus globalement, des enjeux environnementaux. « Se saisir de l’arène judiciaire comme un lieu de contentieux stratégique relève d’une pratique très ancienne, constate Antoine Bernard, conseiller en stratégie contentieuse internationale.
Récemment décédée, la juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg s’en était fait une spécialité pour faire avancer les droits des femmes. » Il faut dire que le contexte américain se prête particulièrement bien à ce type de démarche : les États-Unis se caractérisent par « une tendance plus affirmée à judiciariser les relations sociales », souligne Judith Rochfeld, professeure de droit privé à l’université Paris I-Sorbonne.

sDans son ouvrage Justice pour le climat, Judith Rochfeld montre comment l’activisme judiciaire autour des enjeux écologiques y a gagné en intensité au tournant des années 2000, lorsque le Sénat, à majorité républicaine, a refusé d’entériner le protocole de Kyoto, phénomène qui deviendra mondial à partir de 2015.
En Europe, l’une des batailles les plus emblématiques a été l’affaire Urgenda, du nom de la fondation qui a réussi à contraindre les Pays-Bas, via une décision de sa Cour suprême rendue le 20 décembre 2019, à respecter les objectifs nationaux de réduction des gaz à effet de serre.

La juriste Marta Torre Schaub, autrice de Justice climatique. Procès et actions, y voit la conséquence du hiatus entre l’urgence climatique et les impasses de la gouvernance internationale : « Ratifié par de nombreux pays en 2016, l’Accord de Paris s’est révélé beaucoup trop timide au regard des prévisions avancées par les scientifiques. C’est l’une des raisons qui ont amené les ONG à utiliser d’autres méthodes. » Cette évolution stratégique est passée par un changement d’échelle, selon Judith Rochfeld : « Il s’est agi de reterritorialiser la communauté de risques encourus, de poser à chaque échelon national la demande de protection. » De fait, c’est bien ce qui s’observe dans le verdict rendu dans l’affaire Urgenda : rejetant l’argument selon lequel l’État néerlandais ne pouvait, seul, lutter contre les émissions de gaz à effet de serre, les magistrats ont estimé qu’il devait au contraire prendre sa part, et mettre en place, à son niveau, une politique efficace.

Droit environnemental : du politique au judiciaire, un équilibre délicat

Dans l’argumentaire expliquant leur décision, les juges néerlandais tranchent ainsi la question de leur compétence. Leur mission est bien de rendre la justice sur les demandes de protection des citoyens puisque l’État néerlandais, par le caractère inadapté de sa politique climatique, ne répond pas à cette demande. En France, la décision rendue par le Conseil d’État le 19 novembre dernier, dans le cadre du recours déposé par la commune de Grande-Synthe contre l’« inaction climatique » de l’État, consiste à demander au pouvoir politique de rendre des comptes sur les mesures mises en œuvre pour atteindre les objectifs que le pays s’est fixés en matière de climat : « Ce qui est intéressant, note Judith Rochfeld, c’est que le Conseil d’État ne motive pas sa décision en faisant référence à l’Accord de Paris ou à la Convention-cadre des Nations unies de 1992. Il s’appuie sur les textes européens et français, comme la loi énergie climat de 2019, qui sont la traduction, dans le droit français, de ces conventions internationales. » Il n’en reste pas moins que la multiplication des contentieux interroge la séparation des pouvoirs. Faut-il s’inquiéter de l’émergence d’un « gouvernement des juges », selon l’expression consacrée ? « C’est le danger de ce type d’affaires, constate Marta Torre Schaub. Elles exigent du juge qu’il se prononce sur des questions que le politique et le législateur n’ont pas résolues de manière satisfaisante ou avec une ambition à la hauteur des risques et de l’urgence. Mais on ne lui demande pas de créer du droit, seulement d’interpréter et d’appliquer celui qui existe déjà ! » La tâche n’est pas simple, souligne de son côté Judith Rochfeld : « Le caractère contraignant des textes sur lesquels on se fonde fait débat. C’est là que se joue l’audace judiciaire. » L’intérêt des procès climatiques, ajoute-t-elle, est aussi d’ouvrir des espaces de réflexion sur les évolutions du droit, en faisant résonner des arguments inédits. Idée à laquelle souscrit Antoine Bernard, pour qui la victoire n’a pas lieu uniquement au prétoire : « La durée d’un procès permet de “faire monter” un sujet auprès des instances décisionnaires, et de nourrir une réflexion sur le long terme dans les médias et parmi les spécialistes. » Ainsi, la décision du juge n’est pas la seule finalité.

Écocides : justice partout, police nulle part ?

Reste qu’en termes d’activisme judiciaire, il faut distinguer les modalités d’action. La production de nouvelles lois, comme la pénalisation du crime d’écocide, ne constitue pas le même exercice que le lancement de contentieux s’appuyant sur des cadres juridiques établis, tels que la Convention européenne des droits de l’homme dans l’affaire Urgenda. Pour une association comme Notre affaire à tous, ces deux démarches s’inscrivent toutefois dans un continuum : un « droit de l’environnement réellement dissuasif et répressif quand nécessaire », seul à même de susciter « un véritable changement dans les pratiques actuelles », fait partie de ses objectifs. Aux yeux de Marie Toussaint, l’écocide est ainsi « un levier majeur », susceptible de responsabiliser les acteurs en amont : « Ce serait un moyen d’opposer une fin de non-recevoir à certains projets. J’imagine le PDG de Total revenir vers ses actionnaires en leur expliquant : “En ouvrant de nouveaux puits d’énergie fossile, nous nous mettons en situation écocidaire, ce que vous demandez est illégal.” » Un point de vue que ne partage pas l’avocat Arnaud Gossement : « Les outils existent mais à l’heure actuelle, en France, 96 % des infractions environnementales constatées n’aboutissent à aucune sanction. On peut voter toutes les lois que l’on veut, sans police ni justice, on n’arrive à rien. » Et l’avocat de pointer la suppression, cette année, de près de 1 000 postes d’agents au ministère de la Transition écologique. Le même invite à relativiser les effets réels de ces procès climatiques parfois très médiatisés : « On demande aux juges de créer du droit, et non plus seulement de l’appliquer. Mais regardez l’affaire Urgenda : la procédure a duré cinq ans. La décision a été rendue en 2019, et mettait en avant un objectif de réduction des gaz à effet de serre pour… 2020. On n’infléchit pas une politique publique en si peu de temps. Le temps de la justice n’est pas celui de l’urgence écologique. » Un scepticisme que ne partage pas Judith Rochfeld : « Nous sommes de toute façon dans une urgence absolue. Mais ces procès sont des outils de conscientisation de la population, qui invitent les gouvernants à revoir l’articulation des intérêts économiques avec l’intérêt général. » En France, la décision du Conseil d’État sur l’affaire de Grande-Synthe, de même que la prise de position du gouvernement français sur la qualification pénale de l’écocide, semblent traduire une certaine évolution sur ces questions. L’avenir dira à quel point le « glaive de la justice », pour reprendre l’image de Barbara Pompili, peut s’avérer tranchant.   A LIRE AUSSI :  En route vers la COP15 : renforcer les fronts communs pour la biodiversité   Ecocide, autopsie d’un « crime » contre la planète « Écocide » : peu connu jusqu’à récemment, ce terme a fait une entrée fracassante dans l’actualité. À l’instigation des membres de la Convention citoyenne pour le climat, qui a remis ses préconisations au gouvernement en juin 2020, ce dernier vient d’ailleurs de proposer la création d’un « délit d’écocide ». Étymologiquement, ce terme désigne le « crime » (du latin occidere) commis contre la « maison commune » (du grec oikos) que serait notre planète. Il fait son apparition en 1970 : le biologiste Arthur W. Galston s’en sert alors pour dénoncer l’usage par l’armée américaine d’un défoliant particulièrement toxique, l’agent orange, devenu une arme de guerre tristement célèbre dans le sud du Viêt Nam. Si la dioxine qu’il contient a entraîné de graves problèmes de santé chez les personnes exposées, l’herbicide a également détruit la moitié des mangroves et presque 15 % des forêts. Construit en écho au mot « génocide », le terme d’écocide frappe par sa force évocatrice. Et comme pour le génocide, Galston milite pour que soit reconnu, dans les traités internationaux, ce qu’il conçoit comme une destruction intentionnelle de l’environnement. Près de cinq décennies plus tard, alors que des pays comme le Viêtnam, justement, mais aussi l’Ukraine, la Russie ou encore la Géorgie l’ont intégré à leur Code pénal, et que la France s’apprête à faire de même, nous proposons une série en quatre épisodes pour examiner les enjeux liés à la reconnaissance du délit d’écocide. Comment la notion d’écocide a-t-elle émergé dans le débat public jusqu’à être aujourd’hui en passe d’entrer au Code pénal français [épisode 1] ? C’est dans un mouvement mondial de judiciarisation des luttes écologiques, qui articule échelles locale et globale, qu’elle s’est installée [épisode 2]. Et c’est ce même mouvement qui a dessiné les contours de l’écocide, le définissant comme le franchissement des « limites planétaires », un concept qui connaît depuis quelques années un certain succès dans l’écologie politique [épisode 3]. Pour clore la série, nous avons choisi de nous entretenir avec une personnalité majeure de la pensée écologique : la philosophe Catherine Larrère, spécialiste en éthique environnementale [épisode 4].   Les opinions exprimées dans ce blog sont celles des auteurs et ne reflètent pas forcément la position officielle de leur institution ni celle de l’AFD.

 

 

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