Par Julien Boudon, Professeur de droit public à l’Université Paris-Saclay

Repéré sur Le Club dès Juristes


L’élection présidentielle américaine est indirecte : les électeurs (Citizens) désignent des grands électeurs (Electors) qui sont juridiquement habilités à désigner le Président et le Vice-président des États-Unis. Il faut cependant qu’une majorité absolue se dessine au sein du collège électoral : en l’état actuel des choses, 270 grands électeurs sur 538 sont requis. C’est seulement si cette majorité absolue n’est pas atteinte que la désignation du Président revient à la Chambre des représentants et celle du Vice-Président au Sénat (là encore, l’élection est donc encore indirecte)1.


Quel est le « mandat » de ces grands électeurs et peuvent-ils refuser de voter dans le sens qu’ils avaient promis ? La question est naturellement cruciale dès lors que l’absence de majorité absolue renvoie le soin de trancher au Congrès et que les défections se sont multipliées en 2016. Pourrait-il en aller de même en 2020 et Joe Biden pourrait-il se voir privé de la victoire annoncée ?

Qui sont les grands électeurs et quel est leur mandat ?

La Constitution fédérale est laconique à ce sujet. Tout au plus sait-on qu’ils ne doivent pas appartenir au Congrès et qu’ils ne doivent pas exercer une fonction fédérale (article II, section 1, clause 2). Pour le reste, les grands électeurs sont le plus souvent des anonymes, par exemple des donateurs généreux que les partis politiques veulent symboliquement récompenser. En général, leurs noms ne figurent pas sur les bulletins de vote et la doctrine américaine a employé des mots sévères pour les caractériser : des zéros, des nullités, des « dummies ».

Les grands électeurs sont aujourd’hui des utilités parce qu’il est largement reçu aux États-Unis qu’ils sont tenus par un mandat « impératif » dans son sens originaire et étroit (voir en ce sens la thèse récente de Clémence Lavigne, Le refus du mandat impératif en droit constitutionnel français, thèse, droit, Université de Bourgogne, 2020), c’est-à-dire qu’ils doivent nécessairement voter conformément à leur annonce initiale.

Sans doute en 1787 pouvait-on encore imaginer que les grands électeurs seraient des esprits libres et éclairés, chargés de choisir en leur âme et conscience le Président et le Vice-président de la Fédération (voir en ce sens le n°68 du Fédéraliste). Une telle conception était d’autant plus aisée que les Pères fondateurs estimaient que le collège général jouerait assez peu et que le Congrès serait amené à se prononcer dans l’immense majorité des cas. En effet, dans un pays aussi vaste et divers, déjà à la fin du XVIIIe siècle, on s’attendait à ce qu’aucun candidat jouisse d’une aura nationale permettant de dépasser la majorité absolue des grands électeurs : George Washington devait rester une exception. Mais les Framers n’avaient pas anticipé la naissance des partis politiques et le bipartisme : par définition, du moins dans une situation de bipartisme parfait, l’un des deux candidats (ou tickets) obtient la majorité absolue. Le collège électoral a donc régné sans partage et on peut seulement citer trois exceptions en 1800, 1824 et 1836 (les deux premières concernant le Président, la troisième le Vice-président).

Le bipartisme a neutralisé le rôle des grands électeurs ou plus exactement leur autonomie : ils sont répartis sur les listes des divers partis politiques américains, notamment du parti démocrate et du parti républicain, et l’une des deux listes est élue. Sous réserve des cas du Maine et du Nebraska, tous les grands électeurs de la liste arrivée en tête dans l’État sont élus et ils sont tous soit démocrates, soit républicains. Les membres de la liste ont donc fait allégeance à tel ou tel parti : sont-ils en mesure de revenir sur leur engagement et voter pour le ticket rival ou pour d’autres candidats (ou voter blanc) ?

La question agite le débat américain depuis les origines et on considère, dès avant 1850, que les grands électeurs sont tenus de respecter leur engagement initial. Il n’en reste pas moins que les exemples de déloyauté ou de trahison ne sont pas nuls : l’on compte près de 200 Faithless Electors depuis deux siècles sur une masse de 23 000 grands électeurs (Justice Kagan en recense 180 dans l’arrêt Chiafalo discuté ci-dessous). Ainsi, dans les dernières années, Barbara Lett-Simmons a voté blanc en 2000 pour protester contre le sort réservé au district fédéral : on sait que Washington D. C. a droit à trois grands électeurs mais n’est pas érigé en État fédéré, ce qui le prive de toute représentation au Congrès fédéral. De manière cocasse, un grand électeur démocrate du Minnesota a voté en 2004 en faveur de John Edwards, candidat démocrate à la vice-présidence, au lieu de John Kerry, le candidat démocrate à la présidence : il aurait confondu les deux « John »… Plus graves sont les trahisons de 2012 et 2016 : on compte sept grands électeurs infidèles en 2012 et dix en 2016. L’affaire de 2016 est particulièrement intéressante : deux grands électeurs républicains du Texas ont refusé de voter pour Donald Trump, huit grands électeurs démocrates n’ont pas voté pour Hillary Clinton. Leur but était d’empêcher D. Trump d’obtenir la majorité absolue du collège électoral et de renvoyer la décision à la Chambre des représentants. Pour la première fois dans l’histoire constitutionnelle des États-Unis, les deux grands partis ont enregistré simultanément des trahisons, pour la première fois cinq personnalités ont obtenu des suffrages en dehors des deux candidats. Les ripostes des États concernés ont été très diverses.

Comment est sanctionnée la déloyauté des grands électeurs américains ?

Une grosse moitié des États a légiféré pour contraindre le grand électeur à respecter son engagement initial : promesse, serment, amende, poursuites pénales pour felony, etc. Il arrive que la législation fédérée habilite les partis à recomposer les listes de grands électeurs et à retirer tel membre qui semblerait peu fiable. Une telle circonstance a donné l’occasion à la Cour suprême fédérale de se prononcer dans un arrêt Ray v. Blair (343 U.S. 214) de 1952. Dans cette espèce, Ray, chef du comité exécutif du parti démocrate d’Alabama, avait refusé de compter Blair parmi les grands électeurs démocrates : Blair avait en effet refusé de prêter le serment de voter en faveur du ticket désigné par la convention nationale du parti démocrate. La Cour suprême de l’Alabama avait donné raison à Blair au motif que le XIIe amendement de la Constitution fédérale accordait une pleine liberté aux grands électeurs. Cette décision est cassée par la Cour suprême fédérale : les grands électeurs ne sont pas des agents fédéraux, mais des agents de l’État fédéré accomplissant une fonction fédérale, de sorte que la législation de cet État peut parfaitement imposer des conditions aux grands électeurs de cet État. Peu importe, ajoute la Cour suprême fédérale, que les grands électeurs soient autorisés ou non à changer d’opinion et à modifier leur vote au collège électoral : les États sont fondés à réclamer des promesses ou des serments de la part des candidats à la fonction de grand électeur (en l’occurrence avant l’organisation de la primaire dans l’Alabama).

L’arrêt Ray v. Blair a été très critiqué. Il manifeste pourtant une grande finesse d’esprit et une prudence prétorienne de bon aloi : aux termes de la Constitution, les grands électeurs sont peut-être libres de leurs choix une fois qu’ils ont été désignés ; cela ne signifie pas que les États ne sont pas autorisés à réclamer d’eux qu’ils s’engagent à voter dans le sens prévu et cela ne signifie pas plus que les infidèles ne puissent pas être sanctionnés, y compris sévèrement. Mais la Cour laisse en suspens la question cruciale de savoir si le vote du Faithless Elector est définitif, de sorte que nulle autorité – qu’il s’agisse d’un parti, d’un État fédéré ou du gouvernement fédéral – ne saurait le remettre en cause. Acceptons de prendre un risque : il nous semble que les lois de Caroline du Nord, du Michigan, du Minnesota, du Maine, du Colorado ou de Washington, qui invalident le suffrage du grand électeur infidèle et qui remplacent ce dernier, sont inconstitutionnelles car contraires à la Constitution fédérale qui protège la liberté des grands électeurs de voter en faveur de tel ticket le lundi suivant le second mercredi de décembre, soit le 14 décembre cette année.

On pensait que la controverse serait tranchée par la Cour suprême fédérale en 2020 qui avait accepté d’examiner une affaire impliquant deux États, le Colorado et Washington, qui avaient sanctionné des grands électeurs infidèles après leur vote de 2016. La Cour a rendu deux arrêts le 6 juillet dernier, dont Chiafalo v. Washington (589 U.S. _). La décision a été rendue à l’unanimité des neuf juges, l’opinion de la Cour étant rédigée par la juge libérale Kagan. Disons-le d’emblée : c’est un arrêt décevant (mais il l’est peut-être intentionnellement). D’abord la décision est brève : elle ne comprend que dix-huit pages. Ensuite, elle n’a suscité qu’une opinion concurrente, de la plume de Justice Thomas (qui distingue selon qu’il y a serment ou pas, et qui considère que la liberté des États ne vient pas de l’article II de la Constitution fédérale, comme le prétend la majorité de la Cour, mais du Xe amendement qui réserve aux États les pouvoirs non délégués au gouvernement fédéral). Enfin, et surtout, elle ne règle qu’un aspect du problème.

Les deux affaires du Colorado et de Washington ne mettaient pas en cause la même « punition » infligée à l’électeur infidèle : dans l’État de Washington, la législation prévoit une amende de 1 000 dollars ; dans le Colorado, il est indiqué que l’électeur peut être remplacé s’il ne respecte pas son engagement initial. La juge Kagan soutient que la Cour suprême vient compléter Ray v. Blair sur un point : le serment peut-il être assorti de sanctions ? La réponse est positive : la Constitution de 1787, selon elle, accorde de grands pouvoirs aux États pour lier les grands électeurs, notamment celui de les sanctionner s’ils trahissent leur promesse. Il nous semble que l’article II, section 1, clause 2 de la Constitution fédérale dispose certes que les États sont compétents pour décider de quelle manière seront désignés les grands électeurs, mais les désigner est une chose – les remplacer en est une autre (en ce sens, la démonstration de Justice Thomas n’est pas sans fondement, p. 3-4 de l’opinion concurrente). À l’opposé, la conclusion de la Cour est que les grands électeurs sont devenus des « trusty transmitters of other people’s decisions » (p. 13), « electors are not free agents » (p. 16).

Ce faisant, la Cour élude la difficulté majeure : est-ce identique d’imposer une sanction pécuniaire à l’électeur infidèle, sans remettre en cause son vote, et de modifier le vote de ce même grand électeur ? On en doute et on pourrait s’inspirer ici des propos de Jean-Jacques Rousseau dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne (1782) : au chapitre VII, Rousseau souligne que les nonces, envoyés par les diétines locales à la Diète nationale, sont tenus par des instructions très détaillées mais qu’ils peuvent trancher des questions nouvelles sans retourner devant leurs commettants – surtout, leurs votes sont définitifs, ils peuvent bien être châtiés, voire mis à mort, il n’en reste pas moins que leurs votes ne seront pas remis en cause. « Mais aussi, ces précautions prises, (…) quand une loi a été portée en pleine Diète je n’accorde pas même à celles-ci [les diétines] droit de protestation. Qu’elles punissent leurs nonces, que s’il le faut elles leur fassent même couper la tête quand ils ont prévariqué : mais qu’elles obéissent pleinement, toujours, sans exception, sans protestation, qu’elles portent comme il est juste la peine de leur mauvais choix » (Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, Gallimard, « Pléiade », 1964, t. III, p. 980-981). C’est exactement de cela dont parle l’arrêt Chiafalo ou plutôt dont il ne veut pas parler : la question reste pendante parce que la Cour suprême approuve la décision de la Cour suprême de Washington au sujet des amendes infligées à des électeurs infidèles – mais elle ne répond pas au cas très différent du Colorado.

Dans un arrêt séparé Colorado v. Baca du même jour et rendu dans les mêmes formes (Justice Sotomayor s’étant récusée), il est indiqué laconiquement : « The judgment of the United States Court of Appeals for the Tenth Circuit is reversed for the reasons stated in Chiafalo v. Washington ». Du côté de la doctrine juridique américaine, la différence entre les deux affaires et entre les deux « sanctions » n’est guère plus mise en valeur (voir les quelques lignes qu’y consacre Keith Whittington, « The Vexing Problems of Faithless Electors », Cato Supreme Law Review, 2020, p. 96 ; la note publiée par la Harvard Law Review s’intéresse pour l’essentiel à la « constitutional liquidation », 134 Harv. L. Rev. 420). Peut-être par prudence, la Cour suprême n’a pas souhaité affronter la difficulté : la compétence des États va-t-elle jusqu’à invalider le vote des grands électeurs infidèles et à les remplacer par d’autres plus dociles ? Pour notre part, nous ne le pensons pas : même Corwin, le grand constitutionnaliste américain de la première moitié du XXe siècle, tout en insistant sur le rôle secondaire des grands électeurs et sur leur dépendance, avouait qu’ils étaient juridiquement libres de voter pour un ticket ou pour un autre car ils bénéficient d’une « constitutional discretion » (The President. Office and Powers, 5e éd., New York et Londres, New York UP, 1984, p. 47). On relève d’ailleurs que près de vingt États n’ont pas légiféré dans cette matière délicate et que certains ont même expressément réservé la liberté de choix des grands électeurs (des États du Sud où le parti démocrate était profondément divisé, comme en 1948, et permettait le partage des voix pour assurer son unité). Une provision de ce genre est sans doute inutile : la Constitution fédérale, éclairée par les débats préparatoires et par la lecture du Fédéraliste, préserve la liberté de vote des Electors. Ils peuvent bien être infidèles, ils peuvent bien être condamnés à payer une amende ou à aller en prison, leur suffrage est définitif : qu’on leur coupe la tête (Rousseau et la Reine rouge sont d’accord), mais qu’on enregistre leur volonté sans retour.

Comment pourraient se comporter les grands électeurs en 2020 ?

Il est évidemment trop tôt pour se prononcer au moment où les États peinent encore à dépouiller les bulletins et à certifier les résultats. Il n’est même pas certain, une semaine après l’élection, que Joe Biden l’ait emporté sur Donald Trump ! On hasardera cependant qu’il est improbable que le nombre de grands électeurs infidèles augmente par rapport aux années précédentes. D’une part Joe Biden a enregistré cinq millions de voix de plus que son adversaire républicain à l’échelle nationale : il sera difficile de nier la victoire populaire du candidat démocrate, or c’est un argument qui était employé en 2016 pour tenter de faire dérailler le collège électoral. D’autre part les Electors démocrates serreront les rangs car un renvoi à la Chambre des représentants ne serait pas favorable à Joe Biden. La chose peut apparaître paradoxale alors que les Démocrates y resteront majoritaires : c’est que, dans cette circonstance, les votes ne sont pas donnés par tête mais par État en vertu du XIIe amendement. La représentation de chaque État (elle comprend d’un à cinquante-trois délégués) se réunit pour choisir parmi les trois candidats arrivés en tête, étant précisé que l’État perd son suffrage si ses représentants ne parviennent pas à se mettre d’accord. Or, à l’élection présidentielle comme au Congrès, le parti républicain domine dans plus d’États que le parti démocrate. Au sein de la Chambre des représentants, bien que les résultats ne soient pas définitifs, on peut considérer que le GOP détient la majorité absolue des États (au moins 27 lui sont acquis).

Il est vrai que les Démocrates pourraient boycotter l’élection et empêcher que le quorum des deux tiers ne soit atteint : c’est alors le Vice-président, élu par le Sénat parmi les deux candidats arrivés en tête, qui deviendrait Président par intérim, à la condition cependant que la Chambre haute dépasse le quorum des deux tiers des sénateurs. Là encore, dans une assemblée partagée en deux fractions égales, l’un ou l’autre parti pourrait être tenté par la politique de la chaise vide. Dans cette hypothèse, il n’y aurait ni Président ni Vice-président élus à la date du 20 janvier, le jour de l’investiture : c’est une loi de 1947 qui trouverait à s’appliquer. Sur le fondement du XXe amendement de 1933, le Congrès est en effet compétent pour désigner l’ordre de succession par la voie législative, or la loi du 18 juillet 1947 place au premier rang le Speaker de la Chambre des représentants, puis le président pro tempore du Sénat. En janvier 2021, il est à croire que le premier sera Démocrate (peut-être Nancy Pelosi parviendra-t-elle à conserver son poste) et le second Républicain.

Il faut espérer que les États-Unis n’en arriveront pas à de telles extrémités et que le collège électoral jouera correctement son rôle. Dans le cas contraire, il sera plus que jamais nécessaire de proférer le sempiternel God bless America !

 

Sur tous les aspects discutés dans le présent article, on renvoie à notre ouvrage Le frein et la balance. Études de droit constitutionnel américain, Paris, Mare & Martin, 2010.

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