Cette interview de Bernard Hayot, est indissociable du texte introductif de Gérard Dorwling-carter qui la précède. Aussi disponible en cliquant ici.
Je rêve d’une Martinique où toutes les composantes de la société martiniquaise travaillent ensemble au mieux-être de notre pays.
ANTILLA : Bernard Hayot, vous êtes depuis ces derniers temps au centre d’une polémique. On vous reproche votre puissance économique, on vous accuse d’être un des responsables de la vie chère. Et vous ne vous exprimez pas. Dans ce contexte votre décision d’accepter cette interview apparaît en quelque sorte comme un événement.
BERNARD HAYOT : Je vous remercie tout d’abord de m’accueillir dans votre journal. Je suis un adepte de l’adage « le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit ».
Voilà pour l’essentiel la raison de mon silence. En un peu plus de 60 ans de vie professionnelle, je ne me suis que très rarement exprimé en public.
Cela ne m’a pas empêché en dehors du développement de mes entreprises de consacrer beaucoup de temps à des activités à caractère collectif.
A trente ans, j’étais président de la Jeune chambre Économique de la Martinique, une fonction qui m’a beaucoup appris.
J’ai été le président fondateur de l’Association des Moyennes et Petites Industries de la Martinique (AMPI), une organisation professionnelle qui a su s’inscrire dans la durée et devenir un interlocuteur écouté et respecté des pouvoirs publics tant locaux que nationaux et européens.
La production locale, produire localement pour réduire le plus possible l’importation a toujours été chez moi une préoccupation essentielle.
Toutes ces activités ont nécessité en leur temps des prises de position et des interventions publiques.
Je ne suis donc pas un ennemi de la parole publique.
Mais je crois que l’on peut faire beaucoup de choses constructives et durables sans le clamer sur tous les toits.
ANTILLA : Néanmoins tout en étant la discrétion même, vous êtes au centre de l’actualité. Pas de jour sans que l’on parle de Bernard Hayot.
B. HAYOT : La Martinique est un petit pays qui fait comme tous les petits pays assez facilement caisse de résonance.
Dans un plus grand pays ma personne intéresserait bien moins de monde.
Et puis les réseaux sociaux qui ont pris une place considérable créent un bruit de fond. Le fait que ces réseaux sociaux soient activés par des personnes très engagées politiquement ou au plan sociétal, alimente une espèce de réécriture de l’histoire.
Dans un monde comme celui dans lequel nous vivons, petit monde insulaire, la réussite professionnelle ne passe pas inaperçue.
Que faire d’autre que de vivre avec ?
Réagir à chaque propos diffamatoire, prononcé très souvent sous des signatures anonymes, serait inutile. Pour me consoler, permettez-moi de penser que ces détracteurs systématiques sont une minorité dans ce pays.
Je me sens entouré de beaucoup de bienveillance largement au-delà de ceux qui m’entourent professionnellement. Beaucoup de Martiniquais m’honorent de leur amitié et de leur confiance.
ANTILLA : Votre groupe est devenu une entreprise de dimension internationale. Partant d’un petit pays comme la Martinique, dites-nous les clefs d’un tel développement.
B. HAYOT : J’ai toujours fonctionné avec des principes assez simples.
Le premier principe est qu’une entreprise doit être en perpétuel développement. C’est la meilleure manière pour elle de conserver et développer des équipes compétentes. Le développement donne à chacun des perspectives d’avenir, d’épanouissement personnel.
Le deuxième principe est que l’on fait bien un métier quand on peut le reproduire sur d’autres territoires. Se comparer permet de s’améliorer.
Après la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, la Réunion s’inscrivait dans la logique de ces principes. Et puis nous avons eu très tôt une ambition internationale. Avec des réussites mais aussi des échecs.
En réalité, le plus difficile est de faire le choix de métiers avec un réel potentiel de développement et de s’y tenir sans trop s’éparpiller.
Antilla : Vos débuts sont à la Martinique ? Vous commencez votre carrière d’entrepreneur en Martinique ?
B. HAYOT : En toute logique, puisque je suis martiniquais et franciscain, ma première entreprise est au François. C’est un élevage de poulets de chair, les poulets Bamy.
Nous sommes en 1960. Et j’ai 26 ans. J’avais commencé des études de médecine. Mon père m’y encourageait. Mais ma vocation n’était pas celle-là.
Puis je crée une unité de rechapage de pneumatiques : la Somarec, une activité industrielle dont l’idée me vient d’un déplacement à Trinidad.
Au terme de dix premières années de vie professionnelle, l’ensemble de nos activités rassemble une cinquantaine de personnes.
Mes débuts professionnels ne découlent pas d’un héritage.

Mes débuts professionnels ne découlent pas d’un héritage. Une bien sordide rumeur m’attribue à la naissance une fortune héritée de l’esclavage, une fortune dans laquelle il n’y avait qu’à puiser pour réussir.
Où est le bon sens dans tout cela ? Vous croyez que quand vous naissez riche, que vous êtes en quelque sorte un héritier, vous vous lancez dans le difficile métier de l’élevage de poulets ?
Mon père était un homme du sucre, de l’industrie sucrière qui, dès la fin des années cinquante, était rentré dans une crise grave tant en Martinique qu’en Guadeloupe.
Les usines, les unes après les autres, ont fermé sous la pression de la concurrence du sucre de betterave du nord de la France bien moins cher à produire.
À la fin de sa vie, l’usine à sucre du François dont mon père était le directeur était à bout de souffle. Je me souviens de lui disant avec tristesse « toute ma vie j’ai produit du sucre. Je ne sais faire que ça ».
A la fin des années cinquante, c’est le spectacle de cet effondrement de l’industrie sucrière, pilier de l’économie de notre île et le désarroi de mon père qui ont été pour moi une leçon de vie essentielle. J’en ai tiré le sentiment que, dans le monde des affaires, tout est fragile.
Chacun de ceux qui ont travaillé à mes côtés vous diront que c’est une de mes maximes principales. Ne jamais perdre de vue la fragilité de l’entreprise. C’est cet état d’esprit qui m’a guidé tout au long de ma vie professionnelle et qui m’a poussé à rechercher rapidement des activités différentes les unes des autres.
Antilla : C’est donc très tôt que vous vous appliquez à diversifier vos activités.
B. Hayot : Exactement. J’ai ainsi développé à Saint-Pierre une unité de fabrication de parpaings à partir de la ponce de la Montagne Pelée, Techno Ponce.
Je suis alors entouré d’une demi-douzaine de cadres et notre petite équipe est performante. Cela nous donne les moyens de racheter la Biscuiterie Girard. Une marque de biscuits emblématique de la Martinique et aussi les Chocolats Elot dont chaque écolier de chez nous connaît le goût particulier.
L’industrie locale, la production locale sont alors les piliers de nos activités. Ce qui me donne l’envie de créer l’AMPI avec comme objectif de fédérer tout ce qui se produit localement. Cette association va devenir un interlocuteur permettant d’organiser le dialogue avec les pouvoirs publics qui poussent alors beaucoup à l’industrialisation de nos départements d’Outre-mer.

C’est aussi le moment où je m’installe en Guadeloupe. Notre première activité est industrielle, une unité de rechapage de pneumatiques. C’est notre première implantation hors de Martinique.
1981. Vingt ans sont passés depuis la création des Poulets Bamy. Nous avons l’opportunité de nous porter acquéreurs d’un supermarché à l’enseigne Monoprix qui est situé à Dillon à l’entrée de Fort-de-France. Ce sont nos débuts dans la distribution alimentaire.
Plus tard en 1986, ce sera notre arrivée dans le métier du rhum avec l’acquisition des Rhums Clément, entreprise centenaire fondée par Homère Clément.
En 1988, nous achetons au constructeur Renault sa filiale de la Martinique.
ANTILLA : Vous revendiquez être un chef d’entreprise qui s’est fait lui-même…
B. HAYOT : Non seulement je le revendique mais j’en tire une fierté légitime. Au demeurant, regardez dans le monde ceux qui ont connu des réussites. Pour l’essentiel, ils se sont faits eux-mêmes.
ANTILLA : Votre groupe GBH est aujourd’hui devenu international. Dans une vingtaine de territoires et de pays dans le monde. Dans le monde économique martiniquais, on vous considère comme une grande réussite professionnelle. Vous sentez vous flatté par de tels commentaires ?
B. HAYOT : La flatterie est l’ennemi du progrès. Et dans ce domaine je suis un éternel insatisfait. J’ai aussi en permanence, je vous l’ai dit un sentiment d’inquiétude quant à la fragilité des entreprises.
Regardons autour de nous toutes ces entreprises florissantes un temps et qui ont purement et simplement disparu. Aucun secteur d’activité n’est épargné.
Des entreprises mondiales ont disparu. La Pan American World Airways, la fameuse « Panam », première compagnie aérienne du monde a disparu.
Nous avons été un temps distributeurs de Kodak aux Antilles. Pas de photos sans Kodak. Nous avions des laboratoires de développement ultra modernes. Nous faisions bien ce métier tant en Martinique qu’en Guadeloupe et aujourd’hui plus de Kodak. La pellicule a été balayée par le numérique. Encore une preuve de la fragilité des entreprises. Nous n’aurions été que dans ce métier, nous aurions disparu.
Prenons la grande distribution, un métier qui semble facile pour la plupart des gens. Et pourtant un métier fragile qui nécessite un grand professionnalisme. Les géants de l’internet, Amazon, Alibaba, le commerce en ligne sont, avec en plus une fiscalité très avantageuse, les concurrents directs du commerce traditionnel. Ils ne créent aucun emploi localement et ils ne font pas de quartier.
Nous devons en permanence innover, investir, être à l’écoute du consommateur de plus en plus exigeant.
Facile à dire, difficile à faire. C’est face à ces exigences que de grandes enseignes disparaissent. En Europe, en France hexagonale, cela ne vous a pas échappé que le groupe Casino ait été démantelé, qu’une enseigne aussi prestigieuse qu’Auchan mette en œuvre des plans de licenciement.
Ici en Martinique, dans ce métier, les plus grands opérateurs de l’époque ont disparu. Plus personne ne se souvient de cela. Où sont passés les magasins Reynoird qui détenaient 50% du marché de la Guadeloupe, de La Martinique, de la Guyane ?
En réalité je n’ai créé en quarante ans dans le métier de la distribution qu’un seul hypermarché, celui de Genipa et prochainement nous ouvrirons un supermarché au Vauclin.

ANTILLA : Un seul hypermarché en quarante ans et aujourd’hui votre groupe en compte quatre à l’enseigne Carrefour ?
B. HAYOT : Oui je n’ai créé en Martinique qu’un seul hypermarché. Cela vous étonne !!
C’est tout simplement la démonstration de ce que je vous dis sur la fragilité des entreprises.
Tous nos autres magasins sont des acquisitions venant du démantèlement de groupes qui se sont trouvés en difficulté financière et qui ont dû se vendre par morceaux. Certains étaient des groupes locaux, d’autres des groupes métropolitains qui savaient pourtant faire ce métier à l’échelle de la France hexagonale.
Personne, sauf les gens du métier, ne sait à quel point il est difficile de gérer de façon compétitive un magasin quelle que soit sa taille.
La concurrence est forte, le consommateur exigeant, les marges sont faibles. Les groupes Reynoird, Cora, Roseau, Lancry, HoHioHen, ont été emportés par les difficultés d’un métier extrêmement exigeant.
Le Carrefour du Robert est une reprise. Celui de Cluny est aussi une reprise. En les reprenant nous avons trouvé des entreprises exsangues. Il a fallu à la fois les rénover, baisser les prix, remotiver les équipes, les former, en résumé mettre les magasins au niveau d’exigence du consommateur.
ANTILLA : J’entends bien ce que vous dites sur la fragilité des entreprises. Ceci étant, la vie chère est le sujet central du moment. Toute l’actualité est tournée vers cette problématique qui mobilise tout le monde. Votre groupe a été au centre des débats qui se sont déroulés pendant plusieurs tables rondes présidées par le président de la CTM et le préfet de la Martinique.
L’accusation est simple, les distributeurs dont vous faites partie sont responsables de la vie chère dans ce pays parce que vous pratiquez des marges abusives.
B. HAYOT : En 1953 l’Etat met en place pour ses fonctionnaires en Martinique, mais aussi dans tout l’Outre-mer une prime de 40% de vie chère. En 1953 je suis un étudiant, je ne suis pas dans les affaires. Et la vie chère est déjà une donnée reconnue par les pouvoirs publics. Rien n’est plus vrai que de dire que la vie est chère en Martinique. C’est une réalité. Mais rien n’est moins vrai que ces accusations portées contre les distributeurs. Traiter les commerçants de voleurs, de profiteurs est facile. Le populisme est à la mode un peu partout. Quel mot plus simple à utiliser que celui de « pwofitasyon » ?
Les marges pratiquées ici, en Martinique, sont les mêmes qu’ailleurs sur le territoire français. La concurrence entre enseignes est aussi forte avec dans le format hypermarché des leaders qui sont Leclerc et Carrefour, dans l’hexagone comme ici. Et des magasins discounts, eux aussi, performants avec une offre de produits plus réduite. Avec ce que je vous ai dit sur la compétition dans ce métier où quasiment tous les opérateurs qui existaient, il y a quarante ans, ont disparu. Où voyez-vous de la place pour les marges abusives ?
Dans les hypermarchés notre bénéfice net est de 1,5 à 2, 5 % du chiffre d’affaires en fonction des magasins.
Certaines critiques souvent mal intentionnées affirment qu’une part importante de nos résultats reposent sur des structures amont. Cette affirmation est évidemment fausse.
Seulement 30% de nos achats sont importés directement par nous et transitent par nos entrepôts. Ces structures qui ne traitent qu’une petite partie de nos achats ont pour principal objectif de garantir les prix les plus compétitifs à nos magasins. À l’inverse, nos concurrents qui ne disposent pas de ces structures amont sont contraints de passer par des sociétés indépendantes quelquefois plus coûteuses et ne sont pas en mesure de proposer des prix en magasin plus compétitifs que les nôtres.
ANTILLA : Alors pourquoi la vie est-elle si chère en Martinique ? Vous ne niez pas des écarts de prix avec l’hexagone en moyenne de 14% et de 40% dans l’alimentaire.
B. HAYOT : Ce que vous dites là est la vérité. Mais Il faut faire le bon diagnostic.
La cherté du coût de la vie dans notre pays est essentiellement due à l’éloignement des sources d’approvisionnement.
Les coûts d’acheminement représentent souvent plus de 50% de la valeur du produit surtout lorsque dans l’alimentaire, il s’agit de produits de première nécessité dont la valeur est faible et le volume important.
C’est le cas des pâtes alimentaires. C’est le cas de l’eau. Et de bien d’autres produits de consommation courante.
Comprenons-nous bien, je ne dis pas du tout que les transporteurs effectuent une prestation qui est trop chère. De ce que je connais d’eux, ce sont des opérateurs qui sont performants. La desserte maritime de la Martinique est assurée de façon efficace et moderne.
C’est la distance qui est le facteur de ces coûts de transport élevés. Sept mille kilomètres à travers l’Atlantique auxquels s’ajoutent les coûts de transport routier au départ comme à l’arrivée, plusieurs manutentions, des frais de port et des coûts de stockage.
La vie chère est la problématique à laquelle est confrontée toute île de petite taille à travers le monde à partir du moment où l’essentiel de ce qui est consommé est importé.
Ceux qui minimisent le facteur éloignement et le coût des frais d’approche mentent à la population. Leur objectif est de crédibiliser le fait que les distributeurs s’enrichissent indûment. Il existe certains cabinets de conseil qui parfois, semblent privilégier des analyses peu rigoureuses et qui passent à côté de l’essentiel.
Alors on tombe dans le travers du bouc émissaire. On focalise l’attention de l’opinion sur les marges excessives des importateurs et des distributeurs. On affabule sur des marges arrière.
Ces gens-là salissent la réputation d’entrepreneurs honnêtes.
Ce n’est pas toujours facile d’accepter d’être calomnié par des malhonnêtes lorsque l’on fait les choses honnêtement. Cela aide beaucoup d’avoir sa conscience pour soi. Et d’être conforté par la plupart des experts qui rejoignent pleinement notre diagnostic.
Nos magasins Carrefour associés aux efforts de la CTM tiendront leurs engagements pris lors de la signature du protocole et baisseront leurs prix au 1 er janvier. Malheureusement les incertitudes gouvernementales à Paris font que l’Etat a besoin de plus de temps que prévu pour faire sa part, j’espère qu’il ne s’agira que d’un contretemps car la baisse de 20% en moyenne prévue par le protocole nécessite l’effort conjugué de l’Etat de la CTM et des distributeurs.
Retenez de mon propos qu’une partie importante de la baisse du prix de ces produits de consommation courante passe obligatoirement par la mise en place d’un dispositif de continuité territoriale financé par l’Etat.
Pour la Corse la continuité territoriale a déjà été mise en place par l’Etat alors que cette île n’est qu’à quelques centaines de kilomètres du continent.
ANTILLA : Avoir sa conscience pour soi, c’est votre cas ?
B. HAYOT : Oui C’est mon cas. Je ne suis pas parfait mais j’ai ma conscience pour moi parce que je sais que mon travail et ceux de mes collaborateurs est fait honnêtement.
ANTILLA : Pour lutter contre ce facteur de vie chère qui est le coût du transport des produits importés, nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour dire qu’un des éléments de réponse est de produire plus localement, de donner un coup de fouet à la production locale.
B. HAYOT : Ce n’est pas le fondateur de l’AMPI qui vous dira le contraire. Mes premiers pas ont été dans la production locale, dans l’industrie locale. Poulets, rechapage de pneus, biscuiterie, voilà mes premiers métiers.
Je suis donc un fervent soutien de la production locale. Je demande régulièrement à mes équipes de réserver la plus grande place possible à la production locale dans nos magasins.
ANTILLA : Dans cette volonté de développement de la production locale l’octroi de mer est aussi un facteur essentiel ?
B. HAYOT : L’octroi de mer est certainement un outil de protection indispensable.
Il serait incohérent de vouloir produire plus et en même temps de faire disparaître ou même d’affaiblir l’octroi de mer.
Mais cela nous éloigne de la lutte contre la cherté de la vie car produire plus ne veut pas toujours dire produire moins cher que l’importation. Ce serait mentir à l’opinion que de lui laisser croire une chose pareille.
Dans un petit territoire de 350.000 habitants, produire localement ne fait pas toujours baisser les prix mais c’est créer de l’emploi, des revenus, c’est favoriser le développement économique du territoire, c’est développer une certaine forme de fierté.
ANTILLA : Vous nous aurez parlé de la fragilité des entreprises. Avec 18.000 personnes à travers le monde, vous êtes néanmoins un groupe très solide qui peut affronter les crises.
B. HAYOT : Être à l’abri des crises ? Ce serait bien prétentieux de penser cela. Vous voyez comme moi-même des entreprises de solide réputation durement secouées par les crises.
Pour savoir affronter les crises, il faut conserver une grande agilité et une forte cohésion d’équipe.
C’est vrai que nous sommes aujourd’hui implantés dans un nombre important de pays. Nous sommes devenus un groupe de dimension internationale. Nous sommes un groupe d’origine martiniquaise mais nous ne faisons plus que 15% de notre chiffre d’affaires en Martinique. Nous sommes dans tous les territoires d’outre-mer, depuis plus de 50 ans en Guadeloupe, plus de 40 ans à La Réunion et en Guyane, près de 20 ans en Nouvelle-Calédonie. Nous sommes profondément attachés à ces territoires.
Nous sommes aussi dans l’Hexagone, en Algérie, au Maroc, en Côte d’Ivoire, au Costa Rica, en République Dominicaine, à Sainte Lucie, en Angleterre, a l’Ile Maurice, à Madagascar, en Chine, aux États Unis. Il faut néanmoins garder en mémoire que cette croissance s’est faite en soixante ans pas à pas. Développer une entreprise pour en faire un groupe international s’inscrit dans un temps long.
La vocation de notre groupe, son avenir, est de continuer à se développer à travers le monde.
Nous réalisons dans l’ensemble de nos activités près de 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires Avec 18.000 collaborateurs répartis dans dix-neuf pays et territoires différents.
Un groupe comme le nôtre pour être en mesure de se développer et de se moderniser doit faire un bénéfice qui varie entre 2 et 4 % de son chiffre d’affaires. C’est notre cas. J’observe que la moyenne des bénéfices des grandes entreprises françaises est autour de 6%.
Je vous disais que La Martinique représente aujourd’hui 15% de notre chiffre d’affaires, 10% de nos effectifs.
2 000 collaborateurs à la Martinique, 16.000 ailleurs à travers le monde.
C’est ma fierté d’avoir maintenu jusqu’ici notre siège social en Martinique.
J’aurais pu avoir écouté les conseils de ceux, assez nombreux, qui me disaient que par rapport à notre dispersion géographique, la Martinique n’était plus un lieu central.
Mais voyez-vous je suis martiniquais, né ici. Mettre le siège du groupe à Paris serait bien sûr bien plus commode. Mais on ne se refait pas. Je suis d’abord un Martiniquais.
Idem pour La Fondation Clément, qui compte aujourd’hui parmi les belles fondations d’entreprise dans la Caraïbe.
Cette Fondation croyez-vous vraiment que j’aurais eu le cœur de la créer ailleurs qu’ici en Martinique ?
ANTILLA : Martiniquais jusqu’au bout malgré la crise actuelle où les médias vous malmènent beaucoup.
B. HAYOT : Et assez injustement de mon point de vue. Le pays est petit, j’ai l’impression de faire figure de bouc émissaire.
Mais vous savez d’autres chefs d’entreprises en vue l’on dit souvent, « les français, la France n’aiment pas leurs entrepreneurs ».
C’est un mal français et en cela les Martiniquais sont bien français.
Ici, l’entreprise n’est pas considérée, les entrepreneurs sont vite dénigrés. Quelquefois même insultés. On oublie que ce sont eux qui créent de l’emploi. Au côté de chaque entrepreneur, il y a des collaborateurs, des dizaines, quelquefois des centaines de collaborateurs.
Depuis quelques temps les crises se succèdent chez nous. Objectivement croyez-vous que la vie chère qui est un sujet très réel soit le seul élément de la crise actuelle ?
Je vois de plus en plus de postures politiques dans ce qui se passe actuellement.
On réclame à la fois les prix alignés sur l’hexagone, une production locale capable de remplacer l’importation, la disparition de l’octroi de mer, l’autonomie alimentaire, l’autonomie politique et même pour certains l’indépendance.
Ce sera aux Martiniquais de dire ce qu’ils veulent.
Voyez-vous nous sommes dans un pays où on parle fréquemment de notre appartenance caribéenne sans beaucoup mettre en œuvre cette appartenance.
La Fondation Clément, elle, le fait depuis des années et très concrètement en ouvrant ses portes à un grand nombre d’artistes de toute la Caraïbe. En ce moment nous avons deux expositions, l’une d’un peintre cubain l’autre de plusieurs artistes de Saint Domingue.
Et notre groupe est caribéen avec des implantations en République Dominicaine depuis trente ans et aussi à Sainte Lucie depuis une dizaine d’années.
En Martinique, on parle beaucoup de la Caraïbe mais sans jamais établir de comparaisons chiffrées entre nous et les autres îles qui nous entourent. Ce serait faire ressortir des disparités énormes dont la plupart sont à notre avantage.
Qu’il s’agisse du niveau des salaires, de la santé, des lois sociales, la comparaison avec nos voisins est largement en notre faveur.
Nous parlons de vie chère. Les produits importés sont-ils plus chers en Martinique ou à Sainte Lucie, pays indépendant depuis des décennies ? Mais petit pays avec une petite population et où la production locale est faible car le bassin de consommateurs est réduit à moins de deux cent mille personnes. C’est une réalité incontournable. Pour pallier en partie cette étroitesse des marchés insulaires, les îles anglophones de la Caraïbe ont créé le Caricom, un espace économique dans lequel les biens produits peuvent circuler librement, sans taxes, d’une île à l’autre. Mais dans chacune de ces îles les produits importés sont chers, plus chers que chez nous en Martinique.
En République dominicaine, il existe un véritable tissu industriel local parce que c’est un pays de dix millions d’habitants avec un vrai potentiel de consommation.
Nous connaissons bien tous ces pays avec leurs forces et leurs faiblesses.
Mais n’oublions pas que le salaire minimum dans la Caraïbe est de l’ordre 500 euros par mois. C’est un avantage concurrentiel dans le domaine du tourisme, par exemple. La République dominicaine a fait du tourisme l’un de ses principaux secteurs de développement. Dans le secteur de la production locale, face à l’importation, les bas salaires sont aussi un avantage très important.
Mais cet avantage concurrentiel qui est celui d’un salaire bas, il ne faut pas nous le souhaiter à nous, martiniquais.
L’immigration Sainte Lucienne est réelle en Martinique. Je n’ai jamais entendu parler d’une immigration martiniquaise à Sainte Lucie.
C’est tout aussi vrai pour la République Dominicaine.
ANTILLA : En préparant ensemble cette interview, vous m’avez souvent parlé de vos collaborateurs. Votre groupe a une solide réputation de compétence, due selon vous à la qualité de vos collaborateurs.
B. HAYOT : J’éprouve beaucoup de fierté à observer les équipes qui constituent ce groupe à travers le monde. Et à l’occasion de mes rencontres régulières avec elles, je le leur dis que je les trouve formidables.
On ne fait pas un parcours professionnel comme celui-là en étant seul. Savoir s’entourer est une vertu indispensable à toute vie professionnelle qui soit durable.
Depuis très longtemps, nous avons une politique de recrutement qui est de donner la priorité aux populations qui entourent nos activités dans chacun des pays où nous sommes.
Notre recrutement est fondé sur la compétence et l’engagement des personnes que nous embauchons.
Nous attachons beaucoup d’importance à l’implication de nos équipes dans leurs métiers respectifs. Et nous pensons qu’à compétence égale, nous devons privilégier les personnes qui sont originaires des territoires sur lesquels se trouvent nos activités.
Nous faisons des efforts dans la formation de notre encadrement. Nous accentuons ces efforts partout où nous sommes implantés et nous allons encore aller plus loin dans notre politique de formation.
Le problème aujourd’hui est de retenir les jeunes dans nos territoires. C’est vrai en Martinique. C’est vrai en Guadeloupe. Car beaucoup préfèrent faire carrière là où les espaces économiques sont plus grands : en Europe, au Canada, ailleurs dans le monde.
En Martinique, GBH soutient les élèves de classe préparatoire aux grandes écoles dans certains lycées. Nous menons des actions équivalentes avec le rectorat de la Guadeloupe.
GBH est à l’initiative de la création du programme Tremplin pour l’emploi, formation solidaire d’insertion professionnelle pour les jeunes ultra-marins éloignés de l’emploi.
Le groupe développe cette formation en alternance en partenariat avec le RSMA ou encore l’Ecole de la deuxième chance pour les métiers de l’automobile et de la distribution à la Martinique en Guadeloupe, en Guyane et aussi à la Réunion.
Déployée depuis deux ans, cette formation accueille plus de 100 jeunes.
À la Réunion, nous avons des partenariats très actifs avec des écoles. Depuis 12 ans, le groupe est partenaire de l’Ecole de Gestion et de Commerce EGC.
Toujours à la Réunion, nous sommes depuis vingt ans partenaires du lycée Bellepierre. De nombreuses bourses ont ainsi être attribuées et 750 stages effectués dans nos entreprises.
En Guyane, nous avons créé l’Ecole des métiers pour répondre aux besoins en matière d’emploi des jeunes dans le secteur de l’automobile.
Nous multiplions les initiatives ayant trait à la formation et nous allons accentuer nos efforts.
Mais au-delà des actions de formation qui sont essentielles, un groupe ne peut se développer durablement que s’il s’intègre harmonieusement à son environnement.
ANTILLA : Concrètement, en disant cela à quelles initiatives pensez-vous ?
Concrètement au moment de la crise du Covid à l’heure où la protection des soignants était un sujet essentiel et où les masques de protection étaient la denrée la plus rare, nous avons été chercher en Chine un million et demi de masques que nous avons acheminé par avion et que nous avons distribué gratuitement aux hôpitaux de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion. Cela a été une contribution majeure et dont je suis très fier.
Nous sommes particulièrement engagés dans les questions de l’environnement. Dans le retraitement des déchets automobiles avec la création de filières dédiées.
Nous avons mis en place la première usine dédiée à la récupération de matériaux de construction. Ces matériaux sont retransformés pour être réutilisés limitant ainsi leur impact sur l’environnement, tout en participant à une économie durable.
Nous sommes très actifs dans la protection et la restauration de notre patrimoine. La Fondation Clément illustre cet engagement.
La rénovation complète du musée de Saint-Pierre, site emblématique de la Martinique, entièrement à notre charge est un bon exemple des actions que nous menons.
Vous connaissez aussi mon engagement dans la valorisation du territoire martiniquais.
Le fleurissement de la Ville du François me semble être un bon exemple.
Je pense qu’un groupe comme le nôtre a plus de devoirs que de droits. C’est pourquoi nous renforcerons dans l’avenir nos accompagnements en faveur de l’excellence martiniquaise qu’elle soit sportive ou entrepreneuriale.
Nous avons un partenariat avec la banque alimentaire dans plusieurs territoires et régions d’outremer qui nous a permis de distribuer gratuitement 800 000 repas en 2023.
Notre engagement est de continuer à construire un avenir durable et prometteur pour notre île.
Nos territoires sont malheureusement extrêmement fragiles et exposés aux catastrophes naturelles. Nous nous efforçons d’être toujours présents dans ces circonstances tragiques.
Ce fut le cas, pour le terrible tremblement de terre en Haïti en 2010, tout comme au Maroc en 2023, ainsi que pour Saint Vincent, Union Island et Basse Terre en Guadeloupe frappés par des catastrophes naturelles.
Je suis profondément ému et bouleversé par la tragédie qui frappe actuellement Mayotte.
Nous y avons de nombreux collaborateurs pour qui nous sommes extrêmement inquiets.
J’ai immédiatement mobilisé nos équipes de la Réunion pour intervenir rapidement et contribuer aux premiers secours indispensables.
Face à une telle catastrophe, notre groupe va s’engager pleinement et fournir un soutien important à ceux qui en ont le plus besoin.
J’y veillerai personnellement.
ANTILLA : Selon vous quels sont les secteurs de développement les plus prometteurs, les plus porteurs d’avenir.
B. HAYOT : Je crois beaucoup au développement du tourisme sous toutes ses formes. Un tourisme de plus en plus tourné vers la découverte du pays, sa culture, ses traditions, son agriculture, sa production locale.
Un tourisme de plus en plus intégré dans la population. Le développement, ces dernières années, des gîtes ruraux et des maisons d’hôtes est une excellente chose. Il faut continuer à encourager ce type d’hébergement.
Le modèle à suivre est, me semble-t-il celui du « spiritourisme » qui met en avant avec un réel succès la production de rhum de la Martinique. L’Ecosse, avec la valorisation de tous ses sites de production de whisky organisés pour recevoir les visiteurs dans un environnement soigné, est un modèle à suivre. Un véritable patrimoine que le rhum de la Martinique. Au demeurant, la Guadeloupe, dans ce domaine, dispose du même atout.
Les distilleries de la Martinique ont fait des efforts considérables pour devenir des lieux d’accueil et de visite de plus en plus prisés. Je pense notamment au magnifique travail réalisé pour la mise en valeur de l’Habitation Lasalle à Sainte Marie.
Notre groupe GBH a pris sa part de ce développement avec depuis 1988 l’ouverture de l’habitation Clément au public puis la création et la montée en puissance de la Fondation Clément.
Elle est entièrement orientée vers la mise en lumière des artistes de la Caraïbe avec bien sûr aux premiers rangs ceux de la Martinique et de la Guadeloupe où il existe des talents exceptionnels. Et aussi des artistes de l’Afrique qui fait partie intégrante de l’histoire de la Martinique.
Culture, patrimoine, tous les ingrédients du tourisme nouveau se retrouvent en ces lieux qui reçoivent 200 000 visiteurs par an. C’est un des lieux les plus visités de la Caraïbe.
Il faut que nous ayons, monde politique et monde économique réunis, une vraie volonté de développement sur dix ans d’un réel potentiel touristique.
ANTILLA : La récente exposition sur l’art béninois s’inscrit donc dans ce lien entre Afrique et Antilles que vous voulez consolider à travers l’art.
B. HAYOT : Bien évidemment. Cette exposition a été exceptionnelle non seulement par la qualité des œuvres qui la composent mais aussi par la présence du président du Benin Patrice Talon venu lui même l’inaugurer mais d’autres expositions, aussi, ont mis en valeur des artistes africains d’un talent immense. Je pense à Pascale Marthine Tayou artiste camerounais et aussi à l’exposition des arts premiers africains en partenariat avec la Fondation Dapper.
ANTILLA : Vous parlez souvent de votre souhait de voir monter en gamme la destination Martinique.
B. HAYOT :
Il faut avoir l’ambition affichée de monter en gamme. Une montée en gamme qui concerne toute la Martinique, chaque Martiniquais. Une ambition collective
Il faudrait, en Martinique, créer des festivals culturels d’envergure internationale.
Nous avons perdu plus d’un millier de chambres ces dernières années. Il faut réouvrir de nouveaux hôtels.
Je me réjouis de ce projet d’hôtel cinq étoiles à la pointe du bout aux Trois Ilets, initié par un groupe d’investisseurs guadeloupéens et martiniquais.
La montée en gamme permet de mieux valoriser notre patrimoine dans son sens le plus complet du terme.
Martinique, île aux fleurs. Nous devons avoir l’ambition d’être à la hauteur de cette réputation. Ce n’est pas un objectif hors d’atteinte. Certaines communes donnent déjà l’exemple : le Morne Rouge, l’Ajoupa Bouillon, Sainte-Marie, Le François.
Je souhaite une Martinique où les espaces verts, les lieux publics de chaque commune seraient un enchantement de fleurs. Cela est possible. Le climat s’y prête.
Je souhaite une Martinique où dans le centre de chaque commune, le bourg, chaque maison serait repeinte de couleurs harmonisées. Cela existe dans certaines îles de la Caraïbe.
Et puis, il faut aussi travailler la mise en valeur de notre patrimoine historique. Beaucoup d’édifices anciens, quelquefois modestes mais typiques, ont été rasés. C’est une erreur grave.
Il faut conserver, réparer, restaurer. Chaque commune de la Martinique possède un ou plusieurs édifices remarquables. Ce sont de nombreux emplois qui sont à la clef d’initiatives de ce type.
Beaucoup de communes ont une façade maritime qui doit être mise en valeur. Le nautisme est un secteur à développer avec ambition. Beaucoup d’emplois naîtront de ce développement.
Ce qu’a fait le maire du Marin, Rodolphe Désiré, est un exemple qui devrait inspirer d’autres initiatives. Même si la baie du Marin n’a pas son pareil.
Le front de mer du Vauclin est une très belle réalisation.
Le Tour des yoles est un événement annuel absolument magnifique qui connaît un retentissement international.
La yole de Martinique est inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
La reconnaissance du territoire terrestre, marin de la Martinique a été désignée Réserve Mondiale de Biosphère en septembre 2021.
Observez que les Anses-d’Arlets sont devenus l’un des trois villages préférés des Français. Un environnement soigné, quelques bâtiments bien conservés et voilà le résultat.
C’est dans cet esprit que nous avons, avec notre belle équipe de la Fondation Clément et la sollicitation du maire de Saint Pierre, pris complètement en charge la rénovation et la gestion du musée de Saint Pierre. L’attractivité touristique de cette ville en a été immédiatement renforcée.
Une ville d’Art et d’Histoire dont le rayonnement devrait être bien plus grand.
Les volcans et forêt de la montagne Pelée ainsi que les pitons du nord ont été inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco.
Il faut avoir de grandes ambitions. Saint Pierre doit devenir une pièce maîtresse de l’attractivité touristique de la Martinique.
Il faut regretter que la maison de Césaire à Basse-Pointe ait disparu.
Il faut se féliciter que sa maison de la Redoute à Fort-de-France soit bientôt ouverte au public.
Vous imaginez l’intérêt que suscitera la visite de ce lieu, d’une grande sobriété, dans lequel a vécu longtemps un homme aussi considérable, aussi emblématique de notre pays.
ANTILLA : Quand vous parlez de Césaire on ressent une certaine émotion. Vous le connaissiez bien.

Bernard Hayot et Aimé Césaire plantent le Courbaril à L’Habitation Clément en Martinique
B. HAYOT : Aimé Césaire est un homme exceptionnel. Un Personnage immense au plan littéraire, un rebelle, mais aussi un homme de raison et aussi un grand humaniste.
Il avait la dent dure sur la période coloniale et sur les colons mais il faisait la part de l’histoire, il ne la réécrivait pas et il était convaincu que toutes les composantes de la société martiniquaise avaient leur place dans ce pays.
La plantation d’un arbre qui est un courbaril à l’habitation Clément a été, chez lui, un geste d’une très grande importance. Il en mesurait complètement la dimension et le sens historique.
Je me souviendrais toujours de ce moment où il me dit :
“Monsieur Hayot, je suis venu planter l’arbre de la fraternité.”
Il ne m’enfermait pas dans cette caricature de l’histoire qui consiste à considérer chaque béké d’aujourd’hui comme responsable des crimes du passé.
Je n’étais pas le seul béké avec lequel Césaire avait des relations de confiance. Il jugeait les hommes pour ce qu’ils sont.
Je lui suis immensément reconnaissant de cette confiance qu’il partageait d’ailleurs avec Camille Darsières. Ils étaient tous les deux très heureux du travail que nous faisons à la Fondation Clément. Je me souviens d’expositions de ce grand peintre qu’est Henry Guédon que Césaire comme Darsières appréciaient beaucoup. Ils venaient à la Fondation admirer longuement les œuvres de Guédon.
Nous avons eu tous les trois des relations de confiance.
Ma relation avec Césaire est simple. Venant de moi, beaucoup d’admiration et une très grande déférence, venant de lui, beaucoup de bienveillance.
J’ai eu beaucoup de chance de connaître un homme de cette dimension.
En pensant à lui …
…je rêve d’une Martinique où toutes les composantes de la société martiniquaise travaillent ensemble au mieux-être de notre pays.
ANTILLA : Une question qui a toute son importance dans le contexte actuel. Dans les sphères intellectuelles du pays, la question béké est un sujet de conversation, un sujet qui crispe souvent les relations entre les différents groupes ethniques. Un sujet délicat dont il est difficile de débattre en public sans que cela crée des disputes. Vous, le béké emblématique, vous êtes très souvent perçu comme le chef de ce clan.
B. HAYOT : Les békés ne constituent pas un clan. Ils représentent une composante très minoritaire de la communauté martiniquaise mais une composante profondément martiniquaise.
Ils sont profondément attachés à leur pays. Comme tout martiniquais, les békés se préoccupent de l’avenir de leur île et de son rayonnement.
L’histoire les a placés dans une situation particulière héritée d’un système abominable, l’esclavage. Cette réalité personne ne peut ni ne doit la nier. Cependant elle ne doit pas être utilisée pour réécrire l’histoire.
Il est important de rappeler qu’en 1998 plus de 400 békés dont je fais partie ont été signataires d’un manifeste condamnant l’esclavage et le qualifiant de crime contre l’humanité.
Et cette initiative a été prise en 1998, c’est à dire plus de deux ans avant la loi Taubira de 2001. Je tiens à insister sur ce point. Nous n’avons pas attendu la loi Taubira pour reconnaître l’esclavage comme étant un crime contre l’humanité.
Cette prise de conscience, nous la devons pour une grande part à Roger de Jaham, dont je salue la mémoire. C’est lui qui, aux côtés de Serge Romana, de moi-même et d’une vingtaine d’autres martiniquais et guadeloupéens, a été à l’origine de la création de la Fondation Esclavage et Réconciliation dont je suis fier d’être un membre fondateur.
Je suis également administrateur de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage dont l’ancien Premier ministre, Jean Marc Ayrault, est le président.
À l’occasion de la visite du président du Benin dont l’histoire est liée étroitement à celle de la Martinique, j’ai annoncé qu’à l’habitation Clément, j’allais faire réaliser par un artiste martiniquais une œuvre tout entière dédiée à la mémoire de tous ceux qui ont vécus en esclavage.
Ces engagements nous éloignent beaucoup de la caricature du béké refermé sur lui-même, sûr de lui, indifférent au passé et à son environnement.
Pour répondre à votre question, non, les békés n’ont pas de chef. Cela relève des légendes.
Je suis un martiniquais d’origine béké, un béké parmi d’autres et je me définis ainsi dans ma vie professionnelle comme dans ma vie privée.
Dans ma vie privée, j’ai des amis dans toutes les composantes de la société martiniquaise. Mes meilleurs amis sont le reflet de ces différentes composantes. Et cela depuis toujours.
Je crois profondément au concept de Tous Créoles porté aujourd’hui avec conviction et ouverture d’esprit par Gerard Dorwling-Carter et Dorothée de Reynal.
Nous sommes une société métissée. Bien plus qu’on ne le dit. Ce métissage ne se limite pas aux origines ou à la couleur de peau. Il imprègne aussi notre culture, notre musique, nos habitudes culinaires, notre langue créole.
Je connais bien une autre île, une autre région d’Outre-mer, qui est la Réunion.
Les ethnies qui composent la Réunion sont d’origine plus variées qu’ici. Il n’y a ni groupe majoritaire ni groupe extrêmement minoritaire.
Cette diversité favorise naturellement une cohabitation plus harmonieuse.
ANTILLA : Avec l’expérience qui est la vôtre, si vous aviez un conseil à donner à de jeunes entrepreneurs que serait-il.
B. HAYOT : De choisir un métier qu’ils pourront aussi faire ailleurs. Commencer chez eux en Martinique assurément mais une fois ce métier maîtrisé faire l’effort de s’implanter dans d’autres territoires. En Guadeloupe pour l’entrepreneur martiniquais. En Martinique pour l’entrepreneur guadeloupéen. Idem pour le guyanais.
Je crois beaucoup à la vertu de dupliquer géographiquement un métier que l’on sait faire parce que cela permet de se comparer, de s’améliorer d’un site à l’autre. Forcément chacune de ces implantations est animée par des équipes différentes même si elles sont unies au sein d’un même groupe. Deux équipes faisant le même métier et qui se comparent sont amenées à progresser.
Je crois plus à une entreprise même petite qui est implantée sur plusieurs territoires qu’à une entreprise même plus grande qui n’est que sur un seul territoire.
ANTILLA : Une dernière question : Comment souhaiteriez-vous voir la Martinique évoluer.
B. HAYOT : La Martinique a tout à gagner à voir ses communautés vivre ensemble en paix, au service de l’intérêt général. J’ai confiance en notre capacité collective à y parvenir. C’est le seul chemin qui permettra à chacun de s’épanouir pleinement.
Je suis obsédé par la baisse de la population martiniquaise. L’Insee nous annonce 280.000 habitants dans vingt ans. À l’échelle d’un pays, vingt ans c’est bientôt. Il est impératif de tout faire pour éviter cette catastrophe.
Je suis extrêmement soucieux de la précarité qui se développe dans ce pays.
Je connais la Martinique. Je vois bien se développer une vraie précarité. Il y a trop de gens en souffrance chez nous. C’est un phénomène qui s’est accentué avec la forte inflation de ces dernières années. Il faut trouver les moyens de donner du travail au plus grand nombre.
Seul un dialogue harmonieux, constructif entre toutes les composantes de notre société, de toutes les composantes du monde politique, du monde associatif et du monde économique, peut permettre de retrouver les voies du développement, de la création d’emplois, les perspectives donnant aux jeunes l’envie de rester dans le pays et pour ceux qui sont partis, de revenir prendre leur part à ce développement.
Je suis tenté de proposer une méthode. Une fois par trimestre, un groupe composé d’élus territoriaux, de maires et de responsables socio-économiques se retrouve pendant une journée complète sur le thème « Que peut-on faire pour améliorer la Martinique ? »
Je suis persuadé qu’au fil de ces rencontres qui apprendront aux uns et aux autres à travailler ensemble, nous trouverons les chemins permettant de faire de la Martinique un territoire exemplaire.
Propos recueillis par Philippe PIED
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