Dans le sillage des perturbations mondiales, de la crise financière de 2009 aux défis contemporains imposés par l’avancée rapide de l’intelligence artificielle, l’humanité se trouve à un carrefour crucial. Michel Eynaud, dans son exploration intemporelle “Les Rythmes du Temps”, nous avait déjà avertis de l’importance de reconnaître les multiples cadences qui animent notre société — le temps de la précarité et des guerres, le temps de l’électivité, et celui, plus profond, du changement climatique. Ces rythmes divergents exigent une symphonie coordonnée, un contrat social rénové qui non seulement les harmonise mais les synchronise sans sacrifier la vision à long terme.

À une époque où l’intelligence artificielle remodelle les fondements de l’emploi, de l’éthique et de l’innovation [4], [3], il est impératif de revisiter les enseignements du passé pour façonner une société qui puisse non seulement survivre mais prospérer dans l’incertitude. Le temps est venu de poser un nouveau jalon pour le contrat social, un qui sait équilibrer les exigences pressantes du présent avec l’impératif de préserver l’avenir pour les générations à venir. La lecture de cet article n’est pas simplement une réflexion; c’est un appel à l’action pour tous ceux qui s’intéressent au destin collectif de notre société à l’ère de l’IA.

Philippe Pied


LES RYTHMES DU TEMPS

Par Michel EYNAUD (dans dans le “Progrès Social” au cœur de la crise de 2009.)

“Pour faire la paix avec un ennemi, on doit travailler avec cet ennemi, et cet ennemi devient votre associé.”

Nelson Mandela, Président d’Afrique du Sud, Prix Nobel de la Paix 1993  Extrait de “Un long chemin vers la liberté”

Les crises remobilisent toujours des éléments du passé. Cela va avec le télescopage de temps différents et concurrents. Celui de l’histoire enfouie. Celui du désir  d’une satisfaction immédiate. Celui d’une réalité complexe qui oblige à différer pour construire plus solidement. Et aussi celui de la quête de soi-même, de nous-mêmes, et qui intègre tous les autres temps. Mais aucun ne doit être sacrifié !

« Le temps, c’est de l’argent ». La maxime est connue et rabâchée. Le temps est donc une valeur d’échange : on donne de son temps pour travailler, et on en attend un salaire. On se « paye du bon temps » en famille ou entre amis grâce à du temps libre qu’on investit dans des loisirs qui ont un coût. Ce temps est rythmé, et le rythme n’est pas le même pour tous. Pour certains il s’agit d’attendre la fin du mois et le virement du traitement dans un budget maîtrisé. Pour d’autres, il faut difficilement « tenir » jusqu’au 7 du mois suivant, qui verra le versement des minima sociaux. Pour d’autres encore, c’est l’incertitude du quotidien, du « djob » ou du « dépannage » qui permettra de passer la journée.

Le temps de la précarité, c’est le temps de l’incertitude immédiate et de la frustration répétée. Il est très éloigné du temps de l’investisseur, qui mobilise ses ressources actuelles, économies ou emprunts, pour des efforts constants et des résultats différés et durables. Entre les deux, il y a le temps de l’élu, pris entre les bornes de son mandat (donc  l’espoir de le renouveler, et les tactiques pour y parvenir) et la responsabilité d’organiser et gérer l’espace public aux différents niveaux du territoire (et donc le devoir de préparer l’avenir).

La crise actuelle illustre le choc de ces temps concurrents. Pour ceux dont la souffrance est quotidienne, la solution attendue doit être immédiate, émergeant presque magiquement d’une assemblée générale médiatisée. Pour ceux qui ont mandat d’administrer la communauté, le dénouement ne pourra se trouver qu’à huis clos, dans des groupes de travail. Tandis que pour d’autres le présent ne peut être que la répétition de modèles plus ou moins anciens, comme la « lutte des classes » promue par les révolutionnaires du début du  XX° siècle (avant d’imploser à la fin de ce même siècle), ou encore « le rapport des races » soutenu par les racistes de tous temps, et en dépit de leur absence de fondement scientifique (il n’y a qu’une « race », l’espèce humaine, le reste n’est qu’amas de préjugés sociaux).

Le défi qui est à relever est la synchronisation de tous ces temps, de tous ces rythmes. Car il n’y a qu’une seule Guadeloupe, ouverte à tous les citoyens qui veulent y participer. Participer, c’est-à-dire donner et recevoir, échanger, construire, et pas seulement prendre, profiter, soumettre, exploiter ou cocagner…  Ce défi n’est d’ailleurs pas propre à la Guadeloupe, c’est celui qui se pose ou qui va se poser  à toutes les sociétés de la planète.

La Guadeloupe constitue en effet un véritable laboratoire d’une crise sociale, dont on peut parier qu’elle va secouer toute la planète, à la suite de la crise économique engendrée par la crise financière. Elle est chez nous plus précoce et plus forte car survenant sur un terrain déjà fragilisé, dans une histoire pas totalement assumée. Une crise sociale  qui anticipe probablement des crises politiques qui en découleront en raison des choix de société qui se posent et s’imposent dans ce contexte. En Guadeloupe encore plus qu’ailleurs, nous devons penser global, agir local et être prêts à promouvoir de nouveaux modèles de sociétés post-modernes. C’est la créolisation du monde qui se joue chez nous, sur fond de remise en question mondiale des excès du libéralisme.

Si le mouvement actuel s’est fédéré autour du réel problème du pouvoir d’achat il pose aussi la question  des inégalités qui s’y rattachent, héritées, entretenues, subies ou voulues. Il est donc évident qu’il conduit à des interrogations et transporte des attentes bien plus larges, qui sont illustrées par la diversité des organisations qui composent le collectif et de celles qui le soutiennent. L’augmentation du pouvoir d’achat ne peut donc se faire à n’importe quel prix et notamment par un simple déplacement de la « pwofitasyon », ou un renforcement exclusif de la consommation. A quoi servirait de baisser les taxes  sur les produits de consommation courante, si ce sont les intermédiaires de la distribution qui encaissent les plus-values et maintiennent les mêmes prix? Si le  banalisé « debrouya pa péché » consiste à organiser un « marché noir » de l’essence ou à la voler dans le réservoir du voisin, la société a-t-elle réellement progressé ? Se contenter d’expédients de court terme là où on attend du développement durable et plus de justice, d’égalité et de solidarité, serait se tromper largement de temps et de rythme.

La vraie question posée est celle de la société que nous souhaitons et des valeurs que nous voulons partager. Un peuple ou une nation, ce sont d’abord des valeurs qui rassemblent tous les individus dans un projet commun, sur une terre dont ils ne sont que les usufruitiers provisoires. Cela revient à expliciter qui est « nou » et qui est « yo » dans le refrain du chant qui s’est imposé dans toutes les manifestations. D’autres terres que la nôtre ont eu à vivre ces défis, et tous les choix ne se valent pas : dans les collines du Rwanda ou de la Bosnie, certains ont brandi « la purification ethnique », tandis qu’en Afrique du Sud Mandéla a ouvert la voie de la « nation arc-en-ciel » grâce à la démocratie, et à un travail de « vérité et réconciliation ».

Dans son discours d’investiture du 10 mai 1994 Nelson Mandéla exprime un message universel auquel nous ne pouvons qu’adhérer : « D’un dramatique désastre humain qui a duré trop longtemps doit naître une société qui sera la fierté de l’humanité. (…)Le temps de soigner les blessures est arrivé. Le temps de combler les fossés qui nous séparent est arrivé. Le temps de construire est arrivé.   Nous sommes enfin arrivés au terme de notre émancipation politique. Nous nous engageons à libérer notre peuple de l’asservissement dû à la pauvreté, à la privation, à la souffrance, au sexisme et à toute autre discrimination. (…) Nous avons réussi à implanter l’espoir dans le coeur de millions de personnes de notre peuple. Nous nous engageons à bâtir une société dans laquelle tous les Africains du Sud, qu’ils soient blancs ou noirs, pourront se tenir debout et marcher sans crainte, sûrs de leur droit inaliénable à la dignité humaine – une nation arc-en-ciel, en paix avec elle-même et avec le monde.  (…)Nous sommes conscients que la route vers la liberté n’est pas facile. Nous sommes conscients qu’aucun de nous ne peut réussir seul.  Nous devons donc agir ensemble, comme un peuple uni, vers une réconciliation nationale, vers la construction d’une nation, vers la naissance d’un nouveau monde.  Que la justice soit la même pour tous. Que la paix existe pour tous. Qu’il y ait du travail, du pain, de l’eau et du sel pour tous. Que chacun d’entre nous sache que son corps, son esprit et son âme ont été libérés afin qu’ils puissent s’épanouir. Que jamais, jamais plus ce pays magnifique ne revive l’expérience de l’oppression des uns par les autres, ni ne souffre à nouveau l’indignité d’être le paria du monde. Que la liberté règne. »

Dénoncer l’injustice ne la solutionne pas toujours, et peut même parfois l’entretenir, ainsi la « pwofitasyon » peut se déplacer sans disparaître, les discriminations des uns peuvent prendre le relais de celle des autres. Au temps explosif de la crise, il faut donc maintenant substituer le temps des choix réfléchis.  Il ne s’agit pas de suivre les yeux fermés un chef de clan ancestral ou un nouveau leader charismatique, il s’agit de faire des choix éclairés, sur la base de projets explicites, mis en œuvre avec des méthodes partagées. Au plan économique, il s’agit de négocier de nouveaux équilibres, entre une augmentation immédiate du pouvoir d’achat permettant une relance de l’économie par la consommation (de produits importés ?), et des investissements dans des équipements permettant le développement du cadre de vie commun et d’un outil de production. Va-t-on emprunter plus et reporter la dette sur nos enfants, ou bien se donner les moyens que notre jeunesse puisse mettre en œuvre ses projets et transformer notre pays Guadeloupe ? Qu’y a-t-il de plus important que de permettre à nos enfants d’accéder à l’éducation, la formation, l’information, donc d’arrêter la dégradation de notre système éducatif qui paye le prix fort des économies imposées au service public par le gouvernement Sarkozyste, pour plutôt développer toutes nos filières, qu’elles soient professionnelles ou universitaires ? Cet investissement dans notre capital humain social doit aussi trouver une suite dans l’accès au crédit grâce à de vraies banques de développement pour soutenir les projets ambitieux, ou l’accès au micro-crédit pour les projets familiaux plus modestes.

Le temps des choix, c’est aussi celui des choix politiques qui devront être faits lors des prochaines échéances. Nous avons expérimenté tout l’intérêt d’une démocratie directe, participative, permettant à la société civile d’interpeller les élus et les responsables de l’état sur l’exercice qu’ils font de leur mandat ou de leurs fonctions. Mais nous en avons aussi constaté les limites et les risques, les tribuns populaires ne pouvant se substituer aux élus légitimes. Les choix politique devront donc porter non seulement sur quelle autonomie assumée (et financée) de la Guadeloupe  dans son environnement caribéen et européen, mais aussi sur quel nouvel équilibre entre démocraties participative et représentative.

Mais le temps des choix, c’est d’abord celui d’un pari de construire une réelle société solidaire, c’est-à-dire qui refuse toutes les discriminations, d’âge, de sexe, d’origine ou  d’apparence. Celui d’un véritable « vouloir vivre ensemble », respectueux de toutes les différences et de toutes les libertés, dans une nation « arc-en-ciel ».

Michel EYNAUD dans dans le Progrès Social au cœur de la crise de 2009. 

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