Loin de manifester un rejet de la connaissance occidentale, les recherches dites décoloniales nourrissent la réflexion sur l’interculturalité et la prédation des ressources naturelles, affirme Jean-Louis Laville, professeur du CNAM.

Tribune. Une centaine d’intellectuels signent dans Le Monde du 1er et 2 novembre un manifeste dans lequel ils condamnent « les idéologies indigéniste, racialiste et décoloniale ». Certes, dans cet ensemble hétérogène que l’on désigne comme la pensée décoloniale, il existe des textes dans lesquels une orientation racialiste est perceptible, et des groupuscules s’en revendiquent pour justifier leur identitarisme. Mais cela n’autorise pas à invalider l’ensemble de l’école décoloniale. Un argumentaire scientifiquement étayé ne peut se contenter de dénoncer toute une mouvance aux contours flous.

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L’une des critiques récurrentes de ce courant de pensée vise un système-monde inauguré par la « découverte » de l’Amérique et justifié par la séparation de la culture et de la nature mais aussi par une hiérarchie des cultures selon laquelle les plus primitives seraient celles restées proches de la nature, les plus civilisées étant celles qui s’en sont affranchies. Cette critique rejoint à bien des égards les positions exprimées par Philippe Descola, Bruno Latour ou Pierre Charbonnier : tous contestent une modernité ayant voulu établir son autorité sur la nature comme sur les non-modernes.

L’épuisement du socle épistémologique sur lequel repose cette modernité se manifeste désormais. Avec les dégâts engendrés par l’anthropocène, nous vivons une période de mutations qui, comme le rappelle Charbonnier, se traduit par une accentuation des menaces. La déstabilisation des sociétés et des rapports à la terre, Karl Polanyi [économiste hongrois, 1886-1964] l’a montré, porte en elle le danger d’une montée des tendances fascistes dont l’islamisme politique est l’une des déclinaisons actuelles.

Réflexion sur l’interculturalité

Face à ces dangers, l’issue ne peut être aujourd’hui la fermeture sur un héritage national et l’exclusion des approches venues d’ailleurs. Loin du piège de la guerre des mondes dans lequel l’islamisme voudrait nous enfermer, il importe dans cette période troublée de s’attaquer à ce qui a limité la démocratie jusqu’ici, et en particulier le déficit de dialogue entre Sud et Nord. C’est ce à quoi contribue une partie de la pensée décoloniale.

Ainsi, tout en reconnaissant l’apport de la théorie critique européenne en matière d’analyse des dominations, Boaventura de Sousa Santos [sociologue portugais] insiste sur une possible complémentarité avec les « épistémologies du Sud » promotrices d’une sociologie des absences, c’est-à-dire des pans de la réalité qui ont été invisibilisés, et des émergences, c’est-à-dire des potentiels émancipateurs d’une diversité de pratiques alternatives.

Il n’y a là aucun rejet de la connaissance occidentale mais une réflexion sur l’interculturalité, envisagée sans naïveté comme une tâche difficile mais prioritaire pour que le monde futur soit habitable. Pas plus que lui, les autres auteurs de sensibilité décoloniale avec lesquels nous avons rédigé le livre collectif Les Gauches du XXIsiècle. Un dialogue Nord-Sud (éd. Le Bord de l’Eau, 2016) ne sauraient être accusés de « nourrir une haine des “Blancs” et de la France ».

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Conception sacralisée du progrès

Au contraire, ce type de dialogue permet un enrichissement mutuel. Sur le plan historique, l’attention portée par les théoriciens de la décolonialité aux mécanismes de prédation qui ont permis le décollage industriel remet en cause le récit officiel au Nord sur la vertu pacificatrice du commerce. Elle illustre aussi combien cette vision s’est adossée sur l’idée d’Adam Smith d’un progrès de l’humanité à travers quatre stades successifs (chasse, pastoralisme, agriculture, commerce). D’un point de vue plus actuel, la mise en évidence de l’épuisement des ressources en Amérique du Sud renvoie à l’identification des principales faiblesses de la social-démocratie en Europe, à savoir l’adoption d’une matrice productiviste et la dépendance à la croissance marchande.

Les échanges avec l’école décoloniale aident donc à comprendre pourquoi la gauche n’a pu réaliser la promesse de libération qu’elle avait formulée : elle est restée empêtrée dans une conception sacralisée du progrès qui s’est consolidée au second XIXe siècle, avec l’ère du capital et des empires, selon Eric Hobsbawm [historien britannique, 1917-2012].

Ces débats incitent aussi à prendre en compte les initiatives solidaires qui se multiplient partout et donnent des raisons d’espérer, au-delà de l’ambiance mortifère engendrée par la conjugaison des crises et la succession des attentats. Les réveils citoyens sont trop souvent négligés par les sciences sociales occidentales parce que trop fugaces ou isolés. A travers le paradigme des « émergences », des auteurs comme Anibal Quijano [sociologue péruvien] les appréhendent comme autant de composantes d’un « mouvement de société » pour lequel « il n’est pas possible de défendre la vie humaine sans défendre, en même temps, les conditions de la vie même sur cette terre ».

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Croisement des savoirs

Il ne suffit plus de dénoncer les effets pervers du système économique dominant, il s’agit de valoriser les expériences qui esquissent un autre rapport aux humains et aux non-humains. Là encore, le travail commun entre Sud et Nord s’avère précieux. Intitulée « L’économie dont nous avons besoin au moment où s’épuise le système dominant »,une tribune de cent enseignants et chercheurs internationaux publiée le 24 octobre dans Le Monde plaide pour une meilleure reconnaissance par les pouvoirs publics d’une économie au service de finalités solidaires.

Cette économie solidaire, apparue dans les dernières décennies au sein de diverses régions du globe, concerne les relations entre humains quand elle lutte contre les inégalités sociales ou pour le maintien de la diversité culturelle. Mais elle intègre aussi le rapport au non-humain : par exemple, l’agro-écologie met en place contre l’agro-business une combinaison de connaissances à la fois académiques et paysannes pour organiser des circuits courts alimentaires. Par le soin apporté au bien-vivre autant qu’à la reproduction de la vie se profilent de nouvelles façons d’agir que des démarches féministes défrichent également.

A l’évidence, l’heure n’est pas à la crispation mais à l’hybridation des registres d’action et au croisement des savoirs. Quant à la qualité du débat intellectuel, elle ne peut être garantie que par la circulation de toutes les opinions, sauf celles visées par la loi parce qu’elles profèrent des injures ou incitent à la haine. Dans le contexte actuel de tension, une accusation globalisante à l’adresse de la théorie décoloniale est malvenue. C’est au contraire l’élargissement du dialogue entre toutes les pensées soucieuses de démocratisation qui s’avère urgent. Incontestablement, de nombreux penseurs de la décolonialité s’inscrivent dans cette perspective.

Jean-Louis Laville est professeur du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), titulaire de la chaire « économie solidaire ». Il est également responsable d’un programme de copublication d’ouvrages en France et Amérique du Sud, parmi lesquels son Dictionnaire de l’autre économie (Folio-Gallimard, 2006).

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