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Nate Rosenblatt — Traduit par Micha Cziffra

Il faut de toute urgence mettre en place un groupe de travail qui se consacre à ce sujet brûlant.


Illustration : Un protestataire lors d’une marche le 25 juillet 2020, à Oakland, en Californie. | Natasha Moustache / Getty Images /

Dans l’après-midi du 26 août, Julia Jackson, mère de Jacob Blake, cet Afro-Américain sur lequel un policier a tiré sept fois à Kenosha (Wisconsin), a lancé un appel des plus nobles: «Écoutons tous notre cœur, notre amour et notre intelligence, et œuvrons ensemble pour montrer au reste du monde comment les humains sont censés se traiter les uns les autres. L’Amérique est grande quand nous faisons preuve de grandeur dans nos comportements», a-t-elle déclaré.

Dans la nuit, après l’instauration d’un couvre-feu, des miliciens se sont postés dans les rues pour protéger les entreprises contre les émeutiers et les pillards. L’un d’eux, âgé de 17 ans, aurait tiré sur trois personnes avec un fusil d’assaut, tuant deux d’entre elles. Quelques jours plus tard, un homme affilié à un groupe de droite a été abattu à Portland (Oregon), après que nombre des partisan·es de Trump eurent défilé dans la ville dans un cortège de pick-ups.

La police de Portland retient Chandler Pappas qui était avec la victime après l’incident du 29 août 2020. | Nathan Howard / Getty Images / AFP

À première vue, il n’est pas sûr que toutes ces fusillades revêtent un caractère politique. Mais à quoi bon allumer délibérément les étincelles qui mettent le feu aux poudres de la violence politique en Amérique? Lyndon Johnson l’a compris lorsqu’il a été confronté à des troubles politiques pendant sa présidence. Le soir de 1968 où Martin Luther King a été assassiné, le président s’est adressé ainsi à un maire: «Je vous en prie, n’envoyez pas vos p’tits bleus tout maigres avec d’énormes fusils et livrés à eux-mêmes; si ça commence à tirer, ça risque de ne jamais s’arrêter.»

Nombre d’expert·es redoutent que des violences politiques n’apparaissent au moment ou à l’approche de l’élection présidentielle de cet automne. Ce 18 août, une note de service du département de la Sécurité intérieure a fait surface avec cette mise en garde: des auteurs de violences «pourraient se mobiliser rapidement» pour saboter l’élection «à la suite de ce que certains considèrent comme des griefs partisans et liés à des politiques gouvernementales». Bien que la présidentielle de novembre soit importante, il ne s’agit là que d’un événement ponctuel. Il reflète toutefois une réalité: les Américain·es vivent dans un pays de plus en plus clivé et violent, et ce, du fait –en partie– d’un président qui aime à attiser les divisions du pays.

Pour gérer cette situation de plus en plus dangereuse, nous devrions instituer une task force sur la violence politique qui s’emploie à réduire les risques de violence politique aux États-Unis et à atténuer son impact sur les populations. Il convient, pour ce faire, de tenir compte de deux réalités: premièrement, un regain de violence politique est probable aux États-Unis indépendamment de l’issue du scrutin de novembre et de l’écart entre le vainqueur et le perdant; deuxièmement, les lois, les institutions et notre analyse en la matière sont lacunaires

Quel que soit le scénario, le risque de violence est bien réel

Imaginons une victoire du ticket Biden-Harris. Selon Russ Travers, ancien directeur par intérim du National Counterterrorism Center (NCTC) [organisme américain de lutte contre le terrorisme national et international, ndlr], un tel résultat électoral pourrait déclencher des actes de violence de la part de groupes d’extrême droite ou de suprémacistes blancs. Mais aussi de réseaux aux affiliations plus vagues, comme les accélérationnistes, qui promeuvent la violence pour tirer parti de ce qu’ils considèrent comme les contradictions inhérentes au système politique et ainsi provoquer son effondrement. Le FBI considère les idéologies de ces mouvements, ainsi que d’autres loués par le président Donald Trump,comme dangereuses et «tout à fait susceptibles» de conduire à la violence.

Si c’est le tandem Trump-Pence qui l’emporte, quel effet cela aurait-il sur la propension des groupes d’extrême gauche à recourir à la violence? Ce 28 août, le site FiveThirtyEight créditait Trump de 30% de chances de décrocher un second mandat cet automne, contre 19% de chances d’obtenir la majorité absolue des suffrages de la population.

Autrement dit, près d’un scénario sur trois implique une victoire de Trump sans mandat populaire. Les modèles de FiveThirtyEight ne tiennent pas compte des élections aux résultats serrés (où les scores sont trop proches pour pouvoir désigner le vainqueur le soir du scrutin). De nombreux cas de figure, en particulier celui d’un second mandat de Trump au cours duquel il classerait officiellement les mouvements politiques d’extrême gauche dans la catégorie du terrorisme, pourraient engendrer une flambée de violences politiques.


Les personnes qui recourent à la violence estiment ne pas avoir la possibilité d’influer sur le processus politique par la voie légale.


Quelle que soit l’issue de cette présidentielle américaine, le risque de violence politique est important et, dans certains endroits, cela devient déjà une réalité. La principale variable qui dépend du résultat est celle de l’identité la plus probable des auteurs de violences. Non pas que les «deux camps» se vaillent ou que les extrêmes, à un bout ou l’autre de l’échiquier politique, représentent une menace de la même nature ou mènent le même genre d’attaques. En fait, cette question met en lumière la manière dont la violence peut surgir de différents contextes politiques.

Aussi vrai que les motivations qui se cachent derrière les actes de violence sont complexes, la recherche psychologique menée sur le sujet depuis plusieurs décennies n’est pas parvenue à dégager un cheminement que l’on pourrait généraliser pour remonter jusqu’à leurs causes. Une chose est sûre, celles et ceux qui recourent à la violence politique estiment ne pas avoir la possibilité d’influer sur le processus politique par des voies plus formelles ou légales.

Une «task force» chargée de trois grandes missions

Un groupe de travail sur la violence politique pourrait aider le gouvernement des États-Unis à mieux se préparer au risque croissant de violence et à son impact. Sans avoir vocation à être permanent, ce groupe de travail répond à l’urgence de la situation. Car face à un problème qui n’a pas de solution évidente, nous ferions mieux de commencer à nous y intéresser dès maintenant. J’imagine, en l’espèce, trois missions principales pour un tel groupe de travail.

Tout d’abord, il chapeauterait l’élaboration d’un plan d’atténuation des risques d’aggravation de la violence politique et de réduction de son impact au cas où une telle violence se produirait. Il piloterait et coordonnerait la recherche portant sur les dimensions de la violence politique en Amérique. Il s’agirait, notamment, de cerner les personnes susceptibles d’être approchées pour perpétrer de tels actes, d’identifier leurs cibles, de déterminer l’origine de ces recrues ainsi que le moment où elles pourraient passer à l’acte, et de comprendre pourquoi elles tentent de recourir à la violence pour obtenir des résultats sur le plan politique.

Une «task force» permettrait de cerner qui est susceptible de perpétrer de tels actes de violence et à quel moment.

Deuxième mission: il concevrait des politiques fondées sur un objectif de réduction des risques de violence politique sur tout le territoire. Par exemple, en prenant des mesures proactives au niveau local, avec les populations et les représentants des forces de l’ordre. Dans la mesure où ce groupe de travail mènerait un travail de proximité, il serait particulièrement bien placé pour faire remonter des informations aux autorités fédérales qui peuvent parfois alimenter, délibérément ou par inadvertance, des cycles de violence. Il atténuerait également l’impact de la violence lorsqu’elle a lieu, par exemple en mettant sur pied des programmes de lutte contre les activités de recrutement ou de création de «passerelles de sortie» permettant à celles et ceux qui le souhaitent de quitter un groupe violent.

Troisièmement, ce groupe spécialisé dans la violence politique coordonnerait la réponse des diverses administrations compétentes en cas de crise. En partageant les meilleures pratiques, il apporterait des informations et des conseils essentiels aux organismes impliqués dans l’intervention précoce et mènerait des activités de sensibilisation pour aider les populations en proie à la violence afin de s’assurer que les interventions de l’État réduisent la probabilité globale d’une violence supplémentaire.

 

Le poids des mots

Outre les attributions énumérées ci-dessus, un ultime aspect primordial serait la spécialisation en matière de «violence politique», c’est-à-dire le recours à la violence comme moyen mis au service de finalités politiques. Cette expression présente plusieurs avantages.

En premier lieu, la locution «violence politique» est plus objective que les autres: elle permet d’éviter les questions épineuses de savoir s’il s’agit de terrorisme intérieur ou d’élargissement des programmes de lutte contre l’extrémisme violent, tout en gardant comme priorité la protection des Américain·es. Il faut trouver un autre moyen de parer à la menace des violences politiques sur le sol américain qu’établir un système de répression de violences qualifiées de «terrorisme intérieur». Assimiler certains actes de violence à du terrorisme intérieur est un bourbier potentiel: bien qu’il soit en théorie possible de définir un délit qui résisterait à des contestations en justice, cela prendrait du temps, son utilité serait limitée et cela entraînerait inévitablement des litiges, ainsi que de possibles abus en matière de libertés fondamentales et d’activités politiques. En outre, les personnes qui défendent la justice sociale soulignent les craintes, au sein des minorités, qu’une telle qualification de «terrorisme intérieur» ne leur porte préjudice de façon disproportionnée.

«Violence politique» n’est pas pour autant l’expression idéale: il est difficile de déterminer ce qui caractérise la violence et s’il en est fait usage pour des raisons politiques. Mais cette expression reste plus objective que beaucoup d’autres et est plus souple pour traiter les divers types de recours à la violence de la part de groupes ou d’individus au nom de leurs objectifs politiques.

Deuxièmement, un groupe de travail sur la violence politique a vocation à réagir rapidement aux événements. Même si une qualification de «terrorisme» était possible, une intervention axée sur la lutte contre le terrorisme intérieur risquerait d’en limiter la portée au moment même où elle devrait être optimale. Concrètement, lorsque des violences sont commises, doit-on d’abord établir qu’un acte est «terroriste» avant de se saisir de la situation? Rien n’est moins sûr, car, au moment où un attentat se produit, on manque cruellement d’informations. Et pourtant, il faut agir et intervenir vite. C’est d’autant plus problématique aux États-Unis, où de nombreux éléments violents entretiennent délibérément l’ambiguïté de notions comme celle de «terrorisme» afin de semer la confusion parmi les différentes autorités chargées de gérer les menaces qu’ils représentent.

Où faire vivre cette «task force»?

Pour rendre opérationnelle une task force sur la violence politique, la principale difficulté est de lui trouver la place la plus appropriée dans l’organigramme gouvernemental. On pourrait rattacher un tel groupe de travail au département américain de la Sécurité intérieure. Mais cette agence risquerait de ne pas être en mesure de retrouver une crédibilité aux yeux du public, à moins que la prochaine administration ne mène une réforme de fond. Autre possibilité: en faire un comité spécial du Congrès, ce qui lui confèrerait une dimension bipartite cruciale au service d’un but commun. Mais comme plusieurs nouveaux membres potentiels de la Chambre des représentants dans les rangs républicains soutiennent publiquement les idées de QAnon, [théorie du complot d’extrême droite, ndlr], ses actions pourraient être entravées par des conflits internes d’ordre politique.

Enfin, ce groupe de travail pourrait dépendre du Conseil de sécurité nationale des États-Unis en tant que task force présidentielle sur la violence politique. Mais il se heurterait alors au risque d’une politisation: si elle est créée par Joe Biden, elle ne bénéficiera peut-être pas de la confiance de l’extrême droite. Et vice-versa si c’est Trump qui la constitue.

Où qu’on décide de l’installer, il s’agirait dans l’idéal d’une petite équipe qui présenterait des rapports réguliers sur la probabilité des violences politiques aux États-Unis et proposerait des politiques visant à réduire le niveau de ces violences et à en limiter les effets. Ses membres ne s’appuieraient pas seulement sur l’analyse de la situation actuelle, mais aussi sur leur collaboration constante avec les organisations communautaires et confessionnelles les plus à risque. Leur travail impliquerait en outre de se coordonner avec les entreprises des TIC et les administrations chargées de l’ordre public.

 

Le péril de notre époque

«Une maison divisée contre elle-même ne peut subsister.» Le président Abraham Lincoln avait prononcé cette phrase en 1858, a-t-il expliqué, pour «réveiller» le peuple et lui faire prendre conscience du «péril de l’époque». De son côté, Julia Jackson, la mère de Jacob Blake, nous a rappeléce discours quand elle a évoqué les paroles de Lincoln pour souligner le péril de notre époque moderne et le besoin pressant de relever notre défi immédiat: trouver une réponse coordonnée à la menace croissante de violence politique aux États-Unis.

Julia Jackson, la mère de Jacob Blake, a donné une conférence de presse le 25 août 2020 à Kenosha, Wisconsin. | Brandon Bell / Getty Images / AFP

Cette démarche ne saurait à elle seule résoudre les problèmes plus fondamentaux de la polarisation politique et de l’usage de la désinformation par des éléments malveillants pour amplifier la voix de celles et ceux qui cherchent à saper la démocratie. Mais un tel groupe de travail est nécessaire pour rassembler les Américain·es dans un effort commun visant à renoncer à l’usage de la violence en tant que moyen de transformation politique.

Cet article a été initialement publié sur Just Security.

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