En bourgeoiement, ce qui traverse une poignée de corps sous flux moléculaires est plein de devenirs. Il y a dans ce passage une quantité de choses voilées avec sincérité : des amitiés, des affaires de familles, des secrets d’élites, des forces de subvention, des tripes associatives, des octrois de marchés, plein de poignées de mains et d’embrassades échangées sans complexe, autour d’un café ou d’un thé, en conformation d’êtres de même mandat. Tout un fatras de masques et de théâtres. Assemblées qui prennent en charge les destinées et les pensées mêlées, conseil d’administration, de surveillance, ou d’orientation des vies qui ne tombent pas dans le désordre, ou si peu, que rien, tout le long du chemin, ne sera ébranlé. Rien n’entachera ni les loyautés ni les actes d’allégeance fidèle.
Ce qui compte pour tous, c’est de convaincre qu’il n’est pas d’autre sens à l’action que sa gratuité, sa dévotion en bon sentiment et conscience collective, plus qu’en compromission. S’engager pour l’avenir et le présent des communautés nationales, professionnelles, des communautés d’intérêts ou de désintérêts, s’engager pour l’Amour. Pour la Littérature, pour sa quête inutile et démasquée.
Tous sont des corps de bonne composition et de bonne volonté, pris dans les rets et filets des moyens institués ou des fins édictées. Bien sous tous rapports, quasiment, et rarement pris dans la tourbe d’un scandale. A ne pas regarder de trop près surtout, trop fond, pour ne pas avoir la malchance de voir l’envers, le corps vitré, sa macule dégénérée au bord de l’acuité. Il se pourrait qu’on glisse, comme sur une peau de banane, dans le grand œil bleu des courants giratoires ; ressac, vidange, cuvette et dépression ! Bien surtout sous rapports de familles, d’amitiés ou d’alliances. Qui feront tout pour l’effacer, dans l’émulsion chargée d’air, pour mieux nager entre les berges.
Aussi, quand tu crois échapper à ta classe, qui par lucidité qui par conscience critique, pire encore, quand tu te crois homme-universel, libéré de l’histoire, pur et abstrait comme un lait de brebis, tu sens bien là, trembler l’embase d’un sens caillé. Bordé de nouilles ou de patates, tu te retrouves coincé entre les nébuleuses et les puissances qui s’amusent de ton bail. Alors qu’aucun choix ne te fut présenté, aucune assistance dans l’approche rationnelle et entière de ton futur, aucune configuration paramétrée de ton grand avenir ou de tes grandes rencontres. Aussi alors, tu profites pendant que tu es là, profitant sur la terre là ; son antre ne témoignant qu’obscurité brûlante et déplaisir.
Alors aussi, tu te plais à refaire l’histoire indécemment, pour bon usage d’habitation bourgeoise. Comme pour cacher les traces beurrées, l’argent du beurre couvé sous l’ajoupa bouillant, les crémeries bon marché et tout ce qui coûte cher. En profession de bons sentiments et d’écriture, tu diffuses à travers l’idée de quoi ferrer tes envies de pardon. De venue parmi Nous. Pour le compte des fraternités, pour le compte des vrais récits, pour le compte des nations vraiment républicaines, le compte des droits de l’homme, puis des femmes, puis des iels, également. Avec ça, tu crées de belles déroutes commerciales, de belles stratégies de communication pour vendre ton boudin créole. Ton désir d’effacement et de blancheur, dilué dans l’amer des souffrances. Tes pulsions décastées, surprises en sensations fugaces, en circonstances plissées calfeutrant l’interstice qui te sépare des nègres, négresses et négrillons ; avouant parmi Nous ton désir d’être en Nous. Sauvage.
Pauvre petit blanc. Triste petit noir. « Heureux ! » dit Bonheur, tu ne trompes personne sous ton masque d’archange.
Et dans l’immuabilité de ces choses qui passent à toute allure durant les nuits, dans ce monde détourné à des vitesses inconnues de l’homme, ce monde tournoyant au soleil, qui révolutionne lui- même au centre de la Voie lactée, en moins de temps qu’il n’en faut pour mentir, vois-tu qui fait comme si de rien n’était autour de ce trou noir ? Qui constelle au carrefour ?
Ainsi donc, aujourd’hui, rendre gloire à l’esprit du corps ceint serait louange à porter au pinacle. Au faîte des mornes bombés d’arrogance qui crèvent l’horizon, puis élèvent leurs murs de pouvoir en forêt d’entre-soi, on aiguise de grandes dents pour mieux clore des enfances. Faisant de nos faiblesses de basses œuvres collectives, on soutient que l’enfer où naquirent nos surcharges, nos errances, là où prirent notre oubli d’un pays en jardin et nos mauvaises manières de se tenir debout, là où vint notre port ouvert à tout l’évent du fret, on soutient que l’enfer transatlantique serait havre de paie, d’achat et de libération.
Entendu qu’il y a autant de charges positives que de charges négatives dans l’univers, nous savons ce monde neutre, où s’étendent les tensions et les désordres causés par les étoiles. Certains corps, dans ce monde, s’effondrent sur eux-mêmes. Orbitent un peu, puis arrêtent le temps. A leur approche, progressivement, ce sont des idées et des vies, de la matière et de l’antimatière, qui peu à peu s’engloutissent. Lentement. De vraies idées, de vraies vies, qui commencent par un cri pour finir en silence. Non celles qui naissent entre des lignes haveuses et du papier froissé, entre des fibres ou des câbles immergés.
Sous l’influence de la gravité, le temps s’allonge et défile nos rancoeurs comme des pelotes de soi. Ce sont des vides ou s’endorment les étoiles devenues blanches, involuées sur elles-mêmes, comme ces cimetières à la nuit. Des corps si comprimés et si graves, que l’entour, tout autour, forme des couis corporels d’où plus rien n’enlumine.
Il faut pour voir, réchapper la traction d’un vieux corps écrémé, savoir freiner aux portes du non- retour, se méfier du trou noir, sauver sa peau des densités morbides…
Loran Kristian