Tous étaient d’accord pour tirer à boulets rouges sur la France d’hier et d’aujourd’hui. Je demande donc un droit de réponse, en tant qu’historien et descendant de colons pieds-noirs.


Le plateau du débat télévisé de France 2 consacré au documentaire “Décolonisations, du sang et des larmes” réalisé par Pascal Blanchard et David Korn-Brzoza et diffusé le 6 octobre, avec l’historien Benjamin Stora, la philosophe Nadia Yala Kisukidi, la comédienne Anaïs Pinay, l’ex-secrétaire d’État Kofi Yamgnane, les autrices Leïla Slimani et Léonora Miano.

Mardi 6 octobre dernier, en prime time, France Télévisions a diffusé un documentaire consacré aux décolonisations et à la fin de l’Empire français. S’en est suivie une discussion avec des personnalités regroupées autour de l’historien Benjamin Stora, spécialiste reconnu de la guerre d’Algérie. On pouvait en attendre le fameux débat promis par le président Macron. Mais quelle fut ma surprise lorsque j’ai découvert que les invités sur le plateau étaient tous du même avis sur les points polémiques de cette histoire. J’en dénombre trois.

Première idée reçue, la colonisation aurait été une époque d’absolue barbarie puisque, selon Kofi Yamgnane, elle découlerait de l’esclavage. La France, n’étant rien sans un empire colonial, aurait eu besoin de “créer l’esclavage sur place”. Personne pour contrebalancer ce point de vue. Au contraire, tous ont expliqué que le président Macron devait assumer ses propos quand il était candidat, affirmant que la colonisation était un crime contre l’humanité et que la France devait des excuses.

En deuxième lieu, Benjamin Stora a développé l’idée que la décolonisation s’est faite au nom des principes universels de la Révolution française, relayant ainsi les discours des leaders indépendantistes étrangers. Or cet argument ne tient pas puisque ce sont au contraire les révolutionnaires français eux-mêmes qui ont inventé la guerre messianique de conquête censée exporter le progrès des Lumières. La France de 1792 déclara la guerre à l’Europe avec le projet d’émanciper les peuples sous le joug de despotismes religieux et politique. L’universalisme révolutionnaire a été la cause de ces croisades, les droits de l’homme dans une main, les baïonnettes dans l’autre. De là au projet de Jules Ferry d’exporter une civilisation jugée supérieure aux autres, il n’y avait qu’un pas.

 

Voici que triomphe le concept d’appropriation culturelle, en provenance des États-Unis. Désormais pour parler de la colonisation, il serait obligatoire d’être fils de colonisé.

 

Dernière idée faisant l’unanimité à l’écran: les crimes de la colonisation, que sont les inégalités, les pratiques racistes, et donc la domination organisée d’une couche de la population sur une autre, sont perpétués dans la société française d’aujourd’hui. Toujours habitée d’une pensée raciste, la France ferait le lit de la perpétuelle exploitation des noirs par les blancs, les invités reprenant ainsi le discours antiraciste, anticolonialiste, voire communautariste, alors que ce sujet déchaîne les passions au sein de notre société, comme l’a montré l’affaire du déboulonnage de nos statues.

Or voici que triomphe sur nos ondes le concept d’appropriation culturelle. En provenance des États-Unis, ce dernier tend à dénier toute légitimité de prise de position à une personne qui n’a pas les origines culturelles victimaires du sujet qu’elle traite. Exemple: pour parler de la question de l’esclavage, il faut être noir et descendant d’esclave. Désormais pour parler de la colonisation, il serait obligatoire d’être fils de colonisé. Impossible de comprendre la douleur intime des peuples si on n’a pas souffert comme eux. Les larmes et le sang versés auraient une seule appartenance et légitimeraient ainsi l’ostracisation de cet autre venant se mêler de ce qui ne le regarde pas.

Avec tout le respect que j’ai pour la mémoire des victimes de cette époque, je veux tout de même dire que cette exclusion du débat d’un point de vue jugé extérieur est un enfermement qui ne dit pas son nom, et donc une aliénation de l’histoire par la mémoire. Au nom de l’humanité souffrante, nous risquons de tomber dans le piège classique du manichéisme, avec d’un côté les victimes et de l’autre les bourreaux, d’un côté les opprimés et de l’autre les oppresseurs, comme si en métropole ou parmi les Français d’Algérie eux-mêmes, il n’y avait pas eu de justes. Le discours manichéen des victimes ne diffère pas de celui tout aussi réducteur des vainqueurs. Est-ce là le débat annoncé?

Ne faisons pas avec l’époque de la colonisation ce que nos ancêtres les révolutionnaires ont fait avec l’Ancien régime monarchiste, sinon nous aussi nous mettrons près d’un siècle à trouver cet équilibre de la pensée et des mémoires sans lequel il ne peut y avoir de pacification. Oui, il faut enseigner davantage les périodes sombres de notre histoire, mais pas au prix d’un anathème qui en remplacerait un autre.

Par conséquent, je pense que tous les universitaires, quel que soit leur origine, ont vocation à s’immiscer dans ces discussions, et j’ajoute que les colons et leurs descendants ont aussi leur place à la table des débats. Les rares prises de parole de Français d’Algérie dans le documentaire diffusé ne masqueront pas l’absence abyssale de l’altérité et du pluralisme sur le plateau de France 2 qui a suivi. J’ai visité récemment à Perpignan le mur dit des disparus, victimes européennes de la guerre et harkis. Suzy Simon-Nicaise est à l’origine de cette émouvante création et je crois que sa voix est légitime pour revenir sur ce passé douloureux. Son humanité dépasse les clivages des origines culturelles. Il faut donc l’écouter elle aussi. L’histoire de France appartient à tous et n’est l’apanage, le privilège d’aucun.

Tous les procédés mettant au ban de la cité une frange de la population sont indignes. Et je crois fermement que c’est lorsque chaque culture, la mienne étant chrétienne, fait un pas et crée un pont vers l’autre que nous entrons dans un véritable dialogue constructif. Sinon ce n’est rien d’autre que de la propagande.

 

Cette exclusion du débat d’un point de vue jugé extérieur est un enfermement qui ne dit pas son nom, une aliénation de l’histoire par la mémoire.

 

Le plus grand danger serait précisément l’impossibilité que perce cette voix “entre deux” que Benjamin Stora dit appeler de ses vœux. L’appropriation culturelle empêchera cela. L’exemple qui me vient immédiatement à l’esprit est celui de Mirabeau. Voilà un homme qui ose renier la classe sociale de la noblesse à laquelle il appartient de par sa naissance pour se faire élire dans les rangs du Tiers État, par adhésion à des valeurs. Ainsi il prend fait et cause pour l’égalité des droits, contre les privilégiés, au prix d’une révolution personnelle et intellectuelle qui préfigure déjà l’avènement de la révolution. Est-ce que les gens du petit peuple ont banni le marquis Riqueti de Mirabeau? Est-ce qu’on l’a empêché de monter à la tribune pour défendre la cause du peuple dont il ne faisait pourtant pas partie du fait de son ascendance? Eh bien non, on a laissé un noble devenir un tribun. Il faut du culot et casser les lignes si l’on veut changer les choses.

C’est pourquoi aujourd’hui, plus que jamais, il nous faut des Mirabeau des temps modernes. Si débat il doit y avoir, alors ce dernier doit être démocratique, révéler les fêlures de notre histoire, ses zones d’ombre, ses reniements, ses trahisons, mais avec le souci toujours de considérer les individus moins pour leur appartenance culturelle, ou pire raciale, –comme le fait tristement Leonora Miano sur le plateau, parlant d’ “Afropéens” pour désigner les jeunes issus de l’immigration– que de les considérer sous l’angle de leur génie propre, un génie proprement français qui ne se renie pas lui-même, et ne s’humilie jamais à mettre les hommes dans des cases.

Ce n’est pas l’idée que je me fais de la République que celle où, au nom de la démocratie et de l’égalité, l’on bride la liberté des opinions. Que ce débat soit donc contradictoire, et non pas ce simulacre dont vous nous avez donné le spectacle jusqu’ici.

Mesdames et Messieurs en charge du débat sur la colonisation et la guerre d’Algérie, je vous adjure de vous élever à la hauteur à laquelle on vous a appelés. Mais, pour l’instant, permettez-moi de vous dire qu’on n’y est pas encore.

 

ALBIN MICHEL

“La Fantasia” de Loris Chavanette, prix Méditerranée du premier roman, en savoir plus ici

 

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