TRIBUNE

Mort le 26 février 1806, le général Dumas, père de l’écrivain, n’aura pas eu les honneurs d’un bicentenaire officiel. Il y a cent ans, la République l’avait fêté

Encore un trou dans le panier de la mémoire nationale ! Il y a seulement quelques années, le président de la République décidait de faire entrer au Panthéon les cendres d’Alexandre Dumas. Et, aujourd’hui, le ministre de la culture refuse d’inscrire au calendrier officiel des commémorations le bicentenaire de la mort du père de l’écrivain, le général Alexandre Dumas, né esclave en Haïti en 1762, mort libre à Villers-Cotterêts (Aisne) le 26 février 1806. Mieux vaut célébrer l’anniversaire de la mise en service du réacteur G1 ou la découverte de la grotte des cent mammouths à Rouffignac. Motif : “être noir”, même quand on est le père d’un écrivain célèbre, cela “ne suffit pas”. Pourtant, la République a bien célébré le centenaire de sa mort. Une statue fut même inaugurée à Paris. Et Anatole France lança : “Le plus grand des Dumas, c’est le fils de la négresse, c’est le général Alexandre Dumas de La Pailleterie, le vainqueur du Saint-Bernard et du Mont-Cenis, le héros de Brixen. Il offrit soixante fois sa vie à la France, fut admiré de Bonaparte et mourut pauvre. Une pareille existence est un chef-d’oeuvre auquel il n’y a rien à comparer.” Mais la statue fut abattue après le passage d’Hitler à Paris, en 1940.

Thomas-Alexandre était né dans la colonie de Saint-Domingue, parmi 500 000 martyrs déportés d’Afrique. La mère : Marie-Césette, pauvre captive. Le père : un déclassé. Pour repartir en métropole toucher un héritage, il vend son fils à réméré contre un billet de bateau. Heureusement, Thomas-Alexandre accoste à son tour au Havre pour rejoindre celui qui est devenu marquis de La Pailleterie. Mais, lorsque le jeune homme s’engage comme simple cavalier dans les dragons de la reine, c’est sous le pseudonyme roturier d’Alexandre Dumas. Il aurait francisé le nom africain de sa mère, Douma, qui signifiait “dignité”.

L’engagé se lie avec trois turbulents camarades. Au fait, cela ne vous rappelle rien ? Et, en 1792, le voici lieutenant-colonel d’un régiment de volontaires d’Afrique et de la Caraïbe. L’année suivante, après avoir déjoué la trahison du général Dumouriez, Alexandre Dumas devient général de brigade. Le premier général nègre de l’histoire de France. Thiébault, un autre général, raciste celui-là, dira que c’était par “aberration”. Mais il reconnaîtra que M. Dumas fut “le plus grand soldat du monde”. De fait, au moment où la Convention abolit enfin la servitude, on confie à l’ancien esclave de Jérémie le commandement des 45 000 Français de l’armée des Alpes. Il invente les “chasseurs de la montagne”. Il envoie l’or des épaulettes et des galons de ses officiers à la Convention. Des insignes de laine seront tout aussi respectés. Surtout lorsque ce soldat de l’an II emporte, à la tête de ses hommes, les places du Mont-Cenis et du Petit-Saint-Bernard, sauvant la France de l’invasion et la République, une fois de plus, d’une restauration.

Alexandre Dumas, surnommé “Monsieur de l’Humanité”, se distingue encore en arrachant à la guillotine, à Bourg-Saint-Maurice, des malheureux qui refusaient de décrocher les cloches de leur église et, plus tard, en démissionnant de son poste de commandant de l’armée de l’Ouest pour dénoncer les crimes commis contre les Vendéens. En 1795, c’est lui que la Convention appelle à la rescousse. Ah ! Si l’essieu de sa guimbarde n’avait pas cédé à Gonesse… En 1797, en Italie, le “diable noir” continue à se couvrir de gloire, notamment au pont de Brixen, où, seul contre cent, il retient la charge des cavaliers autrichiens . Mais l'”Horatius Cocles du Tyrol”, devenu commandant de la cavalerie d’Egypte, est écoeuré par la répression de la révolte du Caire. Il obtient d’être rapatrié en 1799, après avoir remis à Bonaparte un trésor qu’il avait trouvé par hasard, avec ce mot : “Si je suis tué ou si je meurs ici de tristesse, souvenez-vous que je suis pauvre et que je laisse en France une femme et un enfant !” (la soeur aînée de l’écrivain). Prisonnier à Tarente à la suite d’une tempête et victime des sévices du roi de Naples, le général Dumas ne revient qu’en 1801. Bien qu’affaibli, il trouve encore la force de conduire aux Invalides une cohorte de soldats blessés. Mais Napoléon rétablit l’esclavage. Les “nègres et autres gens de couleur” sont chassés de l’armée et assignés à résidence. Pas d’exception pour le général. On ne lui paiera même pas son arriéré de solde. Faute de pouvoir combattre à Austerlitz avec ses trois anciens compagnons, d’honorables généraux qui, eux, ont eu la chance d’être décorés de la Légion d’honneur, il meurt de chagrin après un ultime galop. La dernière délicatesse du général est pour son fils, âgé de 4 ans. Malgré son envie de l’embrasser une dernière fois, il refuse qu’on réveille le petit Alexandre. L’orphelin, privé de bourse pour aller au collège, fera de son père le héros très discret de quelque 800 romans d’aventures et de vengeance. Car d’Artagnan, Dantès et tous les autres, c’est lui.

Dès l’arrivée du futur général à Villers-Cotterêts, le 15 août 1789, une idylle s’était nouée avec une fille du pays à l’endroit même où, deux cent cinquante ans plus tôt, François I er avait donné ses lettres de noblesse à la langue française. Maintenant, les amoureux de Villers-Cotterêts reposent côte à côte, sans distinction de couleur. Leur réussite à tous deux : l’écrivain français le plus lu dans le monde. Curieusement, au moment où l’on ne cesse de parler de mémoire de l’esclavage et d’intégration, voici le général Dumas, déjà privé de récompenses de son vivant, interdit de bicentenaire officiel. Peu importe. Non seulement le “fils de la négresse” est le plus grand des Dumas, mais – mordious ! – cet Haïtien-là est aussi l’un des plus grands Français.


Claude Ribbe est membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et auteur d’une biographie du général Dumas, Alexandre Dumas, le dragon de la reine (Le Rocher, 2002).

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