Par Emmanuel Dreyer, Professeur de droit à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne


Le ministère de l’Intérieur vient de rendre public, le 16 septembre 2020, un nouveau Schéma national de maintien de l’ordre. Celui-ci a provoqué de vives réactions parmi les journalistes qui ont compris que l’accès aux manifestations serait désormais réservé aux titulaires de la carte professionnelle et qu’ils pourraient être poursuivis s’ils refusaient de quitter des émeutiers après avoir reçu un ordre de dispersion.

À quoi correspond la carte de presse à l’origine de ces critiques ?

Est journaliste professionnel toute personne qui a pour activité principale, régulière et rétribuée, l’exercice de sa profession dans une ou plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources (C. trav., art. L. 7111-3). Cette personne peut demander une carte d’identité de journaliste professionnel, délivrée par une Commission de la carte d’identité des journalistes, qui est un organisme paritaire (C. trav., art. R. 7111-2 et s.). Mais l’attribution de cette carte n’est pas nécessaire à l’exercice de l’activité de journaliste. Si elle s’avère symboliquement importante pour beaucoup et confère certains droits (entrée gratuite dans les musées, les expositions, etc.), elle ne garantit pas un droit d’accès à l’information.

Inversement, son absence ne peut justifier que l’accès à l’information soit refusé à celui qui prétend témoigner d’un événement en alertant le public. Les conséquences attachées à la détention de cette carte paraissent donc limitées car les journalistes professionnels n’ont jamais accepté d’autre statut que social : l’idée d’une carte qui garantirait leur qualité de journaliste les effraye car elle impliquerait un contrôle qu’ils refusent. Pour autant, le peu d’intérêt que présente ce document ne signifie pas qu’il est délivré facilement. La difficulté tient au fait que l’activité de journaliste est de plus en plus précaire, de sorte que toutes les personnes qui participent à la collecte, au traitement et à la publication d’informations ne peuvent prétendre à la carte en question.

Exiger cette carte pour couvrir un événement peut donc être perçu comme une remise en cause de la liberté d’informer car cela revient à priver d’une telle liberté une grande partie de ceux qui prétendent faire œuvre de journalisme.

Ce schéma de maintien de l’ordre pourrait-il priver les journalistes de leur liberté d’expression ?

En réponse aux réactions indignées de la presse, le ministre de l’Intérieur a contesté le risque de cette atteinte et une lecture attentive du nouveau Schéma national de maintien de l’ordre n’accrédite pas le risque dénoncé. Tout au plus, ce Schéma prétend sensibiliser les journalistes au maintien de l’ordre et mieux faire circuler l’information à l’occasion des grandes manifestations. À ce titre, il prévoit dans un § 2.2.2, qu’un « officier référent » pourra être désigné et « un canal d’échange dédié mis en place, tout au long de la manifestation, avec les journalistes, titulaires d’une carte de presse, accrédités auprès des autorités ». Cette disposition, qui a mis le feu aux poudres, signifie seulement que pour pouvoir prétendre à l’information officielle délivrée par le ministère de l’Intérieur, il faut être « encarté ».

Mais il ne s’ensuit pas que les journalistes professionnels non titulaires de la carte ne pourront plus couvrir les grandes manifestations. On le comprendrait d’ailleurs difficilement. En réalité, une telle disposition s’avère anecdotique. Un vrai journaliste est sur le terrain : il ne s’informe pas auprès de « l’officier référent » pour retranscrire quelque chose qui relève davantage de la communication que de l’information. Les critiques qui ont été exprimées sur ce point nous semblent exagérées.

Tout danger est donc écarté avec ce nouveau Schéma de maintien de l’ordre ?

Pas forcément. Il faut évoquer un autre point. En effet, à l’attention des journalistes (encartés ou non), le ministère de l’Intérieur croit pouvoir rappeler, au § 2.2.4 du nouveau Schéma de maintien de l’ordre, « que le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit des journalistes ou de membres d’associations. Dès lors qu’ils sont au cœur d’un attroupement, ils doivent, comme n’importe quel citoyen, obtempérer aux injonctions des représentants des forces de l’ordre en se positionnant en dehors des manifestants appelés à se disperser ». Cette interprétation de l’article 431-4 du Code pénal nous semble manquer de nuance. Il est vrai que l’incrimination ne distingue pas les vrais manifestants sommés de se disperser, des journalistes qui relatent leur mouvement de protestation. A priori, ils s’exposent tous à des sanctions pénales s’ils refusent d’obéir aux sommations. Peu importe leurs mobiles. Toutefois, on peine à imaginer qu’une sanction pénale pourrait passer pour légitime dans l’hypothèse où l’individu appréhendé s’est contenté de rendre compte de la façon dont des manifestants se sont opposés à la police. En effet, une telle sanction reviendrait à contester aux journalistes le droit d’informer sur la dispersion de la manifestation. En l’absence de violences commises par le journaliste lui-même ou des agissements des manifestants à en commettre (mais l’intéressé se disqualifierait alors comme journaliste), une telle sanction mettrait directement en cause la liberté d’informer et pourrait sembler contraire à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Sur ce point précis, l’interprétation que le nouveau Schéma de maintien de l’ordre donne du Code pénal peut sembler contraire à la jurisprudence protectrice de la liberté d’expression dégagée à Strasbourg.

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