Le drapeau américain flotte devant la statue de la Liberté, à Ellis Island, le 13 avril 2011. | Timothy A. Clary / AFP


À l’aube du XXIe siècle, la démocratie libérale semblait quasi invincible, du moins sur un plan conceptuel. Deux décennies plus tard, les autoritaires se pavanent comme des avant-gardistes et les démocrates passent pour les gros·ses ringard·es de l’histoire. «L’idée libérale est désormais obsolète», affirmait ainsi le président russe Vladimir Poutine lors du sommet du G20 de 2019 au Japon.

Puis vint le meurtre de George Floyd. Arrivant après d’autres affaires très médiatisées de personnes noires tuées par la police aux États-Unis, cette tragédie a déclenché le plus important soulèvement social dans le pays depuis les années 1960, et le mouvement s’est répandu dans le monde entier. Au-delà de la lutte pour la justice raciale, c’est un conflit plus général sur l’identité et le destin nationaux qui en a émergé. Autant d’événements qui ont fait reprendre du poil de la bête à des ethno-nationalistes illibéraux, à l’instar de Donald Trump et de ses allié·es américain·es.

Les démocraties sur le déclin

Pourtant, même si le courage et la verve des manifestant·es –associées à l’abjection et à l’incompétence si singulières du président américain– en viennent à permettre une large victoire démocrate en novembre, le spectre de l’illibéralisme continuera à planer sur les États-Unis. Il se révélera encore plus menaçant dans les pays aux institutions démocratiques moins solides et aux autocrates plus talentueux que Trump. Si les partisan·es de la démocratie libérale entendent faire mentir l’arrogance d’un Poutine, alors c’est toute leur approche que les leaders libéraux du monde entier doivent repenser.

Après tout, il faut remonter aux années 1930 pour voir la démocratie connaître un déclin aussi abrupt sur la scène internationale. Plus terrifiant encore, c’est aux États-Unis et en Inde, soit les plus grandes démocraties du monde, mais aussi en Pologne et en Hongrie, jadis modèles de réussite d’une transition de la dictature à la démocratie, que l’on observe les pires régressions.

Aux quatre coins de la planète, les démagogues illibéraux dissimulent leur ethnocentrisme et leur hostilité à la démocratie dans des éléments de langage exsudant la grandeur nationale.

Pourquoi les partis libéraux ont-ils échoué, même dans des démocraties anciennes? La faute est communément attribuée aux angoisses économiques et culturelles croissantes, mais ces facteurs ne suffisent pas à expliquer pleinement la situation. La crise peut être attribuée, au moins en partie, à l’attitude des personnes au pouvoir. Si les politiciens et les politiciennes libérales jouent leur peau sur de meilleures politiques, leurs adversaires illibéraux ont mis la main sur quelque chose de bien plus puissant: une rhétorique galvanisant des instincts primaires et tribaux, et qui donne une impression de force et de courage.

Ne pas laisser le patriotisme aux démagogues

Aux quatre coins de la planète, les démagogues illibéraux dissimulent leur ethnocentrisme et leur hostilité à la démocratie dans des éléments de langage exsudant la grandeur nationale. Ils martèlent leur prétendue supériorité de capitaines, patriotes et protecteurs. Et font passer leurs transgressions pour des coups de force tout en dépeignant la défense libérale des plus faibles et de l’État de droit comme de la pusillanimité bureaucratique.

Le président philippin Rodrigo Duterte tient un calibre 45, sous le regard du chef militaire Eduardo Ano (à droite), au Palais Malacanang, à Manille, le 18 juillet 2017. | Ted Aljibe / AFP

Trop souvent, les libéraux en viennent à perdre ce combat parce qu’ils ont oublié comment enrober leurs messages et leurs politiques dans des récits, des symboles et une rhétorique nationale convaincantes. S’ils espèrent réellement triompher des illibéraux, et non pas simplement les repousser à la prochaine échéance électorale, les libéraux doivent convoquer le nationalisme afin de contrer l’ethno-nationalisme et redorer leur blason de patriotes implacables.

Après avoir vu des manifestant·es à Berlin, Budapest et Rio de Janeiro défiler en solidarité avec leurs homologues américain·es, le moment présent offre une occasion historique de reprendre le drapeau des mains des nativistes illibéraux et de les repousser électoralement dans les cordes.

Crises et sursauts économiques

Nombre d’analystes ont voulu rendre compte de la crise de la démocratie. Pour certains, à l’instar de Thomas Frank et Joseph Stiglitz, l’insécurité économique et l’injustice croissantes expliquent l’attrait grandissant que suscitent les leaders illibéraux. De leur côté, les partis libéraux auraient abandonné les intérêts matériels des travailleurs et des travailleuses au profit de politiques néolibérales, poussant cet électorat dans les bras des démagogues. Dès lors, lutter efficacement contre la droite illibérale consiste à exacerber un programme économique progressiste.

À première vue, l’argument est sensé. De récentes recherches montrant une «courbe en profil d’éléphant» de la croissance des revenus mondiaux révèlent des gains spectaculaires pour la moitié inférieure de l’humanité comme pour les très hauts revenus. Mais la croissance s’est avérée plus lente pour la «classe moyenne comprimée», où se situent la plupart des salarié·es des pays développés, notamment aux États-Unis.

Difficile de dire si ces tendances expliquent la montée des illibéraux en Occident. Nous savons que la démocratie américaine a traversé de graves récessions et un chômage à deux chiffres entre le début des années 1980 et la fin des années 2000 –sans parler de la Grande Dépression des années 1930. La montée des inégalités dans de bonnes conditions macroéconomiques n’est pas la formule évidente d’un effondrement de la démocratie aux États-Unis, dont le revenu par habitant·e est le plus élevé au monde parmi les pays de plus de 10 millions d’habitant·es.

La classe moyenne n’a pas joui de la croissance de revenus des plus pauvres et des plus riches, mais toutes les catégories ont vu leurs revenus augmenter, sans compter que l’économie était en plein essor lorsque Trump a été élu. D’aucuns estiment que la montée en flèche des coûts du logement et des soins de santé a fait basculer la classe ouvrière blanche vers Trump. Sauf que les deux tiers des soutiens de Trump en 2016 étaient des électeurs et des électrices dont les ressources dépassaient le revenu médian.

Les arguments progressistes voulant que le Parti démocrate ait abandonné les préoccupations des travailleurs et des travailleuses ne sont pas non plus parfaitement convaincants. Pour certain·es analystes, les réformes de la protection sociale et la libéralisation du secteur financier de Bill Clinton, ainsi que le soutien de Barack Obama au sauvetage de Wall Street pendant la crise financière, sont les preuves d’un virage néolibéral. Les débats sur les effets de ces choix sont toujours d’actualité, mais l’orientation générale des politiques démocrates penche clairement vers la gauche.

L’ancien président des États-Unis Barack Obama plébiscite l’Obamacare au Prince Georges Community College de Largo, le 26 septembre 2013. | Mark Wilson / Getty Images North America / AFP

Les Démocrates luttent depuis des décennies pour un système de santé universel. Ils et elles ont adopté l’Obamacare –sans le moindre vote républicain– en 2010. En 2001 et 2017, le parti s’est opposé aux réductions d’impôts régressives des Républicain·es, qui ont creusé le déficit. Et sous Obama, il a augmenté les taux sur les revenus les plus élevés. Si on prend l’ensemble de l’électorat, les politiques démocrates sont bien plus populaires que les républicaines. En outre, les électeurs et électrices préoccupées par les inégalités sont restées fidèles aux Démocrates.

En Europe, c’est dans les pays ayant connu les pires régressions démocratiques que l’on a trouvé les plus impressionnantes réussites économiques. Entre 1993 et 2015, année où le parti casseur de démocratie Droit et Justice (PiS) obtenait la majorité parlementaire en Pologne, le PIB par habitant a plus que doublé et les niveaux d’inégalité de revenus ont été relativement faibles dans le pays. Idem en Hongrie. De 1993 à 2010, le PIB par habitant a énormément augmenté. En 2010, lorsque le parti illibéral Fidesz de Viktor Orbán obtenait la majorité parlementaire absolue et commençait à démanteler la démocratie, le niveau d’inégalités de revenus en Hongrie était identique à celui du Danemark.

Les explications de la crise de la démocratie ciblant les conditions matérielles des populations ne rendent pas non plus bien compte de la situation indienne. Entre 1991 et 2014, le PIB par habitant a triplé, la pauvreté s’est évaporée et l’espérance de vie est passée de 58 à 69 ans. Reste qu’en 2014, le parti ethno-nationaliste Bharatiya Janata (BJP) obtenait une majorité parlementaire, et son impérieux chef, Narendra Modi, devenait Premier ministre. En 2019, Modi a été réélu dans un fauteuil malgré le ralentissement de la croissance économique.

Dans l’ensemble, les gens de la classe moyenne sont plus prospères qu’à aucun autre moment de l’histoire, mais beaucoup rechignent à voter pour les candidat·es des partis libéraux.

Une revanche sur le progressisme

Si des griefs économiques ne peuvent facilement expliquer la crise de la démocratie, le désarroi face à l’immigration, l’élection d’un président noir ou l’adoption du mariage pour tous peut-il éclairer la montée des démagogues illibéraux?

L’intolérance et la haine constituent sans aucun doute l’un des problèmes les plus pressants au monde. Reste qu’on ne trouve guère de preuves dans les enquêtes que les pays souffrant d’une détérioration de la démocratie soient aussi devenus plus conservateurs sur un plan culturel. Le pourcentage d’Américain·es non-noir·es à penser que les propriétaires devraient être obligé·es de louer et de vendre leurs biens à des personnes sans distinction de race est passé de 37% en 1978 à 78% en 2018. En 1988, 11% des Américain·es étaient favorables au mariage pour les couples homosexuels, contre 68% en 2018. Les opinions sur l’immigration légale sont elles aussi devenues beaucoup plus positives depuis les années 1990.

Une fois les valeurs libérales devenues prédominantes, un «point de basculement» a été atteint, à l’origine d’un «réflexe autoritaire».

Ces tendances à la libéralisation se font également jour dans d’autres démocraties en danger. Au moment de la victoire du PiS en 2015, les Polonais·es étaient plus favorables à l’immigration que les Français·es, les Britanniques ou les Belges. L’attitude des Hongrois·es à l’égard des personnes immigrées est restée stable entre 2002 et 2006, pour même devenir plus favorable entre 2006 et 2010, l’année de la grande victoire d’Orbán. Sur les questions culturelles, Polonais·es et Hongrois·es penchent de plus en plus vers le libéralisme dans tous les domaines. De tels signes de libéralisation culturelle se profilent également en Inde.

Faut-il y voir un retour de bâton contre la baisse de l’intolérance? Dans un ouvrage magistral sorti en 2019, Pippa Norris et Ronald Inglehart avancent qu’une fois les valeurs libérales devenues prédominantes, un «point de basculement» a été atteint, à l’origine d’un «réflexe autoritaire» dans les attitudes et d’une «réaction conservatrice contre-révolutionnaire». Au bout du compte, Norris et Inglehart s’attendent à ce que la modernisation socio-économique résolve le conflit en faveur des libéraux. Mais pour l’instant, «la véhémence des guerres culturelles bouleverse la politique et la société».

Le président des États-unis Donald Trump s’exprime lors d’un rassemblement de campagne, le 20 juin 2020, à Tulsa, en Oklahoma. | Nicholas Kamm / AFP

À quel moment les sociétés modernes n’entrent-elle pas dans une ère de «point de basculement»? Prenons les attitudes raciales. La libéralisation de l’opinion sur les écoles intégrées dans les années 1950 et 1960 a peut-être constitué ce genre d’époque charnière. Ou bien est-ce dans les années 1980, quand une majorité d’Américain·es blanc·hes se sont déclaré·es en faveur de la non-discrimination au logement? Dans les années 2010, pour entraîner l’élection de Trump? Ou bien la vivons-nous aujourd’hui, avec l’essor spectaculaire du mouvement Black Lives Matter? La désillusion face aux changements culturels est profonde à chaque époque. Tout comme l’injustice économique, ces points de basculement relèvent d’une constante des sociétés modernes.

Trouver un récit national

Et si le problème des partis libéraux résidait autant dans leurs messages que dans les politiques et les forces sociales à l’œuvre? Les libéraux contemporains se focalisent en général sur des solutions politiques, en négligeant l’impératif d’un récit national convaincant. Aux États-Unis, même si Trump en vient à être battu et que des réformes progressistes sont adoptées, sans un bon récit libéral-national, celui des illibéraux fait d’une nation assiégée par des immigré·es, des minorités et des élites cosmopolites continuera à intoxiquer le débat public et à rapporter des gains électoraux.

Les responsables du Parti démocrate semblent avoir conscience de leurs lacunes. Après avoir subi de lourdes pertes lors des élections de mi-mandat de 2014, le parti a créé un groupe de travail spécial. En haut de sa liste de problèmes à résoudre, l’impression fortement répandue que le parti n’était guère plus qu’une «litanie de déclarations politiques». Histoire de développer un message unificateur pour les futures élections, le groupe de travail a ainsi proposé un «Projet récit national». Visiblement, il n’a pas encore porté ses fruits.

Franklin D. Roosevelt justifiait chacun de ses gestes par des traditions, des intérêts et des valeurs américaines.

Pour trouver un tel récit, les leaders démocrates n’ont pas besoin de remonter très loin. Leurs prédécesseurs du milieu du XXe siècle leur montrent la voie. Ces progressistes ayant dominé la politique américaine des décennies durant ont avancé des récits nationaux percutants liant droits, égalité et bien-être à l’identité et aux desseins les plus élevés de l’Amérique. Ils n’ont eu de cesse de rendre la démocratie libérale patriotique et le patriotisme libéral et démocratique. La couverture maladie, la sécurité sociale et les droits civiques, ils ont pu les faire passer face à une opposition conservatrice acharnée en invoquant un mélange de nationalisme et d’esprit d’empathie, de bienveillance et de justice.

Franklin D. Roosevelt a ainsi enrobé ses réformes sociales dans un langage nationaliste que l’on entend rarement dans la bouche des leaders démocrates actuel·les. Dans un discours de 1936, le président louait le New Deal pour avoir su «américaniser» le système fiscal:

«Tout d’abord, nous avons accordé un crédit aux revenus gagnés. […] N’était-ce pas la chose à faire quand on est Américain? Deuxièmement, nous avons diminué les taux d’imposition des petites entreprises. N’était-ce pas la chose à faire quand on est Américain? Et troisièmement, nous avons augmenté les impôts payés par les particuliers dans les tranches supérieures. […] N’était-ce pas la chose à faire quand on est Américain? Quatrièmement, nous avons augmenté encore plus fortement les impôts payés par les particuliers dans la tranche la plus haute. […] N’était-ce pas la chose à faire quand on est Américain?»

Le président Franklin D. Roosevelt émet depuis son domicile de Hyde Park, à New York, le 4 novembre 1938. | Bureau de la collecte des informations de guerre / Wikimedia Commons

Telle était la rhétorique de base de FDR, qui justifiait chacun de ses gestes par des traditions, des intérêts et des valeurs américaines. Ce qui lui a permis de mettre en place le genre de réformes en profondeur qui ont contribué à restaurer l’économie et à sauver la démocratie. Que FDR ait été largement l’auteur de ce récit à mesure qu’il l’écrivait –en réalité, la tradition américaine de mesures économiques aussi radicales était plus que limitée– montre qu’il savait apprécier le pouvoir de la narration et de l’«américanisation» de chacune de ses réformes dans l’esprit des électeurs. Dans un pays allergique au «socialisme», c’est une rhétorique qui aura permis à FDR de faire digérer la radicalité de son programme économique.

John F. Kennedy a également exploité le sentiment national pour faire avancer des causes progressistes. En juin 1963, alors que George Wallace essayait de bloquer l’intégration à l’université de l’Alabama et que le commissaire à la sécurité publique Bull Connor envoyait ses chiens sur des manifestant·es pacifiques, JFK s’est adressé à la nation dans un discours courageux sur les droits civiques. Un discours qui a non seulement fait la part belle à des données factuelles sur les préjudices subis par les Noir·es, ce qui allait parler au sens de la justice des Américain·es, mais qui exaltait également la fierté nationale:

«Nous prêchons la liberté dans le monde entier, et nous le pensons sincèrement […]mais allons-nous dire au monde, et plus encore, allons-nous nous dire les uns aux autres que l’Amérique est la terre de la liberté, sauf pour les Noirs?»

Le président américain John F. Kennedy s’adressant à la nation sur les droits civils depuis la Maison-Blanche, à Washington, DC, le 11 juin 1963. | JFK Library / AFP

De même, Kennedy a associé des politiques progressistes à la grandeur nationale. Dans un discours de mai 1962, jetant les bases d’une couverture maladie universelle, il rapprochait une action forte et engagée du gouvernement du «grand héritage des pionniers» de la nation et déclarait que «la coopération entre une citoyenneté alerte et progressiste et un gouvernement progressiste est ce qui a fait la grandeur de ce pays».

La promotion d’un puissant discours libéral-national pour soutenir leurs causes n’est pas le seul signe distinctif des progressistes américains du milieu du siècle. Ils parlaient aussi en termes forts et musclés des intérêts nationaux, toujours en les les liant à la défense de la liberté. Dans un discours de janvier 1941, alors qu’Hitler faisait main basse sur l’Europe, Roosevelt dénonça «le nouvel ordre tyrannique qui cherche aujourd’hui à s’étendre sur tous les continents». Il poursuivait: «Inlassablement, le peuple américain a opposé son visage à cette tyrannie.»

Martin Luther King, conscience morale du patriotisme progressiste du milieu du siècle, a lui aussi montré que le nationalisme n’avait pas besoin d’être martial. Tout en vitupérant la folie du Vietnam, il offrait une majestueuse vision de la grandeur nationale: «Ma nation bien-aimée […] peut parfaitement ouvrir la voie d’une révolution des valeurs», une révolution capable d’étouffer «l’arrogance mortelle de l’Occident» et de mettre fin à l’ère de l’impérialisme. En affirmant «le temps du patriotisme superficiel révolu», il déclarait: «Je critique l’Amérique parce que je l’aime. Je veux qu’elle soit un exemple moral pour le monde.»

Les progressistes de l’après Vietnam ont suivi Luther King dans son renoncement à l’impérialisme, tout en se méfiant du nationalisme. Beaucoup n’y voyaient qu’une énième expression d’un tribalisme toxique que la modernisation et les Lumières populaires devaient un jour guérir. Les Démocrates ont raconté des histoires d’injustice de classe, de sexe et de race, et ont légitimement œuvré à des politiques mélioratives, mais sans arriver à dimensionner leur message dans un récit total où se rejoignaient la poursuite de la justice et les idéaux, l’identité et la grandeur de la nation.

«Je critique l’Amérique parce que je l’aime. Je veux qu’elle soit un exemple moral pour le monde.»

Martin Luther King

La plupart des leaders de la gauche américaine n’ont également pas voulu s’emparer des questions de sécurité et d’intérêts nationaux, les laissant aux Républicain·es. Ils et elles ont dès lors tendu le drapeau à des politicien·nes qui l’ont brandi dans une autre guerre et l’ont finalement remis à Trump, dont les prétentions patriotiques restent trop souvent incontestées malgré leur manifeste vacuité.

Alors que les libéraux américains ne transpirent pas trop quand il s’agit de parler de la race, ils ont oublié le langage du nationalisme. S’il y a jamais eu un moment pour lier les deux et s’appuyer sur le nationalisme pour contrer l’ethno-nationalisme, c’est aujourd’hui. Les événements telluriques de ces dernières semaines ont permis une remarquable prise de conscience populaireface au problème du racisme structurel, et des individus de toutes les origines envahissent les rues pour marcher aux côtés de leurs semblables afro-américain·es. Mais il y en a sans doute encore beaucoup qui hésitent, attendant que les leaders libéraux élaborent un message qui résonne à leurs oreilles.

Que ce soit King, Kennedy ou Lyndon Johnson, tous ont mis le patriotisme au service de la justice raciale. En outre, leurs messages ont eu suffisamment d’écho dans la population pour permettre l’adoption de la législation la plus importante en matière de droits civiques depuis un siècle –et à une époque marquée par une hostilité à la justice raciale bien supérieure à celle prévalant aujourd’hui.

Le leader des droits civils Martin Luther King salue la foule, le 28 août 1963, lors de la Marche sur Washington. | AFP

Réinventer un patriotisme de gauche

En 2016, à l’heure où Trump remportait les primaires républicaines, le psychologue spécialiste des attitudes politiques Jonathan Haidt alertait les Démocrates sur la nécessité de défier les références patriotiques de Trump. Les adversaires de Trump, suggérait-il, devaient non seulement mettre l’accent sur les dangers qu’il représentait pour les droits des plus défavorisés, mais aussi sur sa manière d’«humilier l’Amérique et d’affaiblir notre stature aux yeux de nos alliés».

Le conseil de Haidt reposait sur sa théorie des «fondements moraux» de la politique. Avec ses collègues, il en identifie cinq: le soin, l’équité, la loyauté, l’autorité, et la sainteté. Leur étude montrait que les politicien·nes contemporain·es de gauche exploitent une rhétorique axée sur le soin et l’équité, tandis que ceux et celles de droite tournent autour de l’autorité, de la loyauté et de la sacralité.

En d’autres termes, la teneur générale de la rhétorique démocrate contemporaine relève de plaidoyers humanitaires. Quand le Parti républicain a fait adopter sa réforme fiscale en décembre 2017, la plupart des réactions démocrates se sont calquées sur l’indignation de Hillary Clinton, qui voyait cette législation obtenue grâce à une «campagne très malveillante». Le sénateur Cory Booker la qualifia pour sa part d’«injuste et profondément cruelle». La même année, le sénateur Chuck Schumer, chef de la minorité, choisit de qualifier d’initiative «sans cœur» le projet de loi sur la santé avancé par les Républicain·es.

La compassion déborde de partout, mais le nationalisme enthousiaste d’un FDR et sa vision progressiste qui «américanisait» le système fiscal, tout comme le rappel de JFK aux pionniers lorsqu’il promouvait un système de protection sociale, se font plus discrets.

«Nous sommes globalement face à une question morale. Elle est aussi vieille que la Bible et aussi claire que la Constitution américaine.»

John F. Kennedy

Contrairement à leurs successeurs progressistes, les libéraux américains du milieu du siècle exploitaient de manière intuitive les cinq fondements moraux. Alors que la rhétorique défensive des progressistes actuels fustige la répression électorale en termes de «cruauté», King désignait la «négation de ce droit sacré»par le mot qui convenait: une «trahison». De même, Kennedy s’exprimait en absolus moraux et invoquait des symboles de sainteté et d’autorité, tout autant que de soin et d’équité. Parlant des droits civiques des Américain·es noir·es, il déclarait: «Nous sommes globalement face à une question morale. Elle est aussi vieille que la Bible et aussi claire que la Constitution américaine.»

En revanche, les politicien·nes progressistes actuel·les laissent bien souvent le monopole du champ lexical de l’autorité, de la loyauté et de la sacralité à un parti conservateur de plus en plus illibéral. Ils accusent régulièrement Trump d’être sans cœur, menteur et incompétent, mais les accusations de déloyautéenvers le pays, de dégradation de la présidence et de trahison des valeurs américaines sont bien moins présentes dans leurs messages.

Une approche qui n’est pas sans conséquences électorales. Selon les recherches des sociologues Rob Willer et Jan Voelkel, le langage utilisé par les politicien·nes pour parler de leurs politiques est plus important aux yeux de l’électorat que leurs positions elles-mêmes. En outre, les auteurs remarquent que pour un·e candidat·e démocrate à la présidence, l’appel au patriotisme et l’évocation du rêve américain sont plus avantageux que la rhétorique courante du parti, principalement constituée d’empathie et de justice.

Le langage de l’autorité

Dès le premier jour, l’étrange allégeance de Trump au dictateur russe Vladimir Poutine, ses multiples trahisons de la sécurité nationale américaine, de l’Ukraine à la Syrie, et les inlassables efforts de son parti pour camoufler ses méfaits ont incité les Démocrates à renforcer leur crédibilité en tant que patriotes déterminé·es et gardien·nes de la sécurité et du prestige du pays. De même, il leur a donné l’occasion d’exposer leur propre histoire liant progressisme et grandeur nationale, et de présenter Trump comme un fayot plutôt que comme le big boss indomptable n’ayant d’autre maître que lui-même. Reste que les Démocrates ont peu ou prou traité les trahisons de Trump comme une déviation de leurs objectifs politiques.

À n’en pas douter, certains leaders démocrates ont attaqué les prétentions patriotiques de Trump, par le biais d’un langage fort où règnent l’autorité, la loyauté et la sacralité. C’est ce qu’a fait Adam Schiff, président démocrate de la commission des renseignements de la Chambre des représentants, durant la procédure d’impeachment. Joe Biden et d’autres se sont parfois exprimé·es dans des termes similaires. Mais en général, ce n’est pas l’approche adoptée par la plupart des politicien·nes actuel·les, et ce n’est certainement pas fait avec la même cohérence implacable que celle de leurs prédécesseurs du milieu du XXesiècle.

La tâche revient plutôt au mouvement #NeverTrump, des membres du Parti républicain en train de reprendre du poil de la bête et dont les campagnes sont généralement virales. En juin, un clip dénonçait ainsi l’usage du drapeau sudiste, cher à tant de trumpien·nes, comme un symbole non seulement de suprémacisme blanc mais aussi de trahison. La dernière ligne de la page résume l’alternative sans la moindre ambiguïté: «Ce sera l’Amérique ou Trump.»

Les Démocrates ont également laissé filer les atouts qu’ils et elles pouvaient tirer des défaillances patriotiques de leurs adversaires afin de promouvoir des réformes progressistes. C’est le cas par exemple du financement des campagnes électorales. Les liens de Trump avec Poutine, et le fait que des membres du Parti républicain aient reçu des dons importants d’oligarques de Poutine, étaient une occasion en or pour les Démocrates. Ils auraient pu tendre la main aux centristes et aux conservateurs terrifiés par l’attaque d’un autocrate anti-américain contre la souveraineté du pays. Sauf que les Démocrates n’ont pas dévié de leur représentation traditionnelle de la réforme du financement des campagnes –une question de justice de classe. Soit un message qui n’a jamais permis la formation d’une coalition gagnante et donc de changement véritable.

Le mouvement Black Lives Matter a légitimement placé la justice raciale en première ligne du programme progressiste. Il est évident que la prise de conscience des racines historiques du racisme structurel infusant la vie des Américain·es se faisait attendre depuis bien trop longtemps. En devant regarder en face un tel héritage honteux, les leaders démocrates progressistes pourraient hésiter à associer leurs programmes et leurs campagnes à la fierté d’un roman national. Mais les leaders nationaux du milieu du XXe siècle n’ont pas rechigné à se confronter aux crimes du passé tout en luttant pour faire progresser les droits civiques.

Un manifestant de Black Lives Matter serre la main d’un manifestant républicain à Louisville, dans le Kentucky, le 5 septembre 2020. | Brandon Bell / Getty Images / AFP

MLK, JFK et LBJ n’ont pas estompé le passé trouble de l’Amérique lorsqu’ils s’en sont pris à Jim Crow. En revanche, ils n’ont eu de cesse de distinguer les qualités des principes fondateurs de la nation des défauts de sa conduite. En dénonçant l’incapacité de l’Amérique à se montrer à la hauteur de ses nobles idéaux, les leaders du milieu du siècle ont invoqué la fierté nationale que suscitent ces idéaux afin de mobiliser une large coalition en faveur du changement. Ils ont raconté une histoire convaincante dans laquelle la nation était mise au défi de l’amélioration. La rédemption et le progrès étaient au cœur de leur message.

Les leaders nationaux du milieu du XXe siècle n’ont pas rechigné à se confronter aux crimes du passé tout en luttant pour faire progresser les droits civiques.

Au XXIe siècle, un récit libéral-national digne de ce nom peut et doit offrir un fulgurant réquisitoire contre les manquements de la nation, tout en affirmant de manière aussi grandiloquente ses progrès et ses promesses. Deux éléments qui ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. Le récit peut exalter la capacité de la nation à l’autocritique, tout en glorifiant la capacité du pays à être un vecteur de progrès et de grandeur. On peut aussi raconter la puissante tradition progressiste de la nation et sa façon de tendre l’arc de l’Histoire vers la justice. Par-dessus tout, on peut souligner quel statut ont les États-Unis, d’avoir été fondés sur une idée aussi noble: pour l’institution de l’autonomie gouvernementale, de l’égalité et des droits individuels.

Les leaders libéraux peuvent se référer au nationalisme pour promouvoir l’inclusion sociale et le progrès. Et ils peuvent s’appuyer sur une rhétorique forte faisant appel à l’aspiration des électeurs pour l’autorité, la loyauté et la sacralité, mais aussi pour le soin et l’équité. Quand les libéraux négligent ces impératifs, les démagogues qui en revendiquent l’hégémonie et se font passer pour les seul·es gardien·nes de la nation, tout en l’identifiant à une toute petite partie de son peuple, sont sûr·es de l’emporter et de faire valoir leur définition de la «grandeur» qu’ils entendent «redonner» à leurs pays. De Washington à Varsovie et de Budapest à Bangalore, c’est précisément ce qui s’est passé.

L’abandon du nationalisme aux extrêmes droites

Durant leur combat contre le communisme, les leaders des mouvements démocratiques d’Europe de l’Est ont déchiqueté les prétentions patriotiques des partis communistes locaux qui dépendaient des subsides de Moscou. Ils ont également galvanisé un sentiment d’optimisme et un objectif national commun qui allaient les aider à guider leurs démocraties balbutiantes dans les affres de la transition.

Le mouvement syndical polonais Solidarność est célèbre pour avoir su fusionner aspirations libérales et nationales. Son dirigeant, Lech Wałęsa, n’a jamais manqué de convoquer les martyrs polonais engagés dans une quête séculaire d’indépendance nationale, souvent dans le même souffle qui le faisait exiger une libéralisation politique. Lors de leur premier Congrès national, les leaders de Solidarność publièrent une «Lettre aux Polonais» qui disait:

«Ici, sur la Vistule, une nouvelle Pologne est en train de naître. […] Né de la volonté de toute la nation, Solidarność est […] un mouvement social civique d’individus conscients de leurs droits et de leurs devoirs envers la Patrie et son indépendance.»Les leaders du mouvement allaient aussi adopter le «Żeby Polska była Polską»(«Que la Pologne soit la Pologne») comme hymne de Solidarność et orner d’innombrables frontons d’usines de leur blason représentant un ouvrier portant le drapeau polonais.

En Hongrie, la révolution de 1848 et la révolte anti-soviétique de 1956, jalons historiques de l’indépendance nationale, ont occupé une place majeure dans l’imagerie du mouvement démocratique. József Antall, leader de l’opposition et premier Premier ministre hongrois post-communiste, en appelait à la fierté nationale au service de la démocratie, comme le faisait Wałęsa en Pologne. Dans un discours marquant la révolte de 1956, Antall rappela à son auditoire: «Ce sont les Hongrois qui ont percé le trou dans le bateau de la tyrannie.»

Pourtant, au fil du temps, les libéraux ont perdu de vue l’importance du nationalisme –une erreur qui se révélera autant coûteuse pour eux que pour la démocratie. Le Premier ministre polonais Donald Tusk, à la tête de la coalition de droite la Plate-forme civique, et chef du gouvernement de 2007 à 2014, s’est focalisé sur la prospérité et l’UE. De fait, les libéraux ont affiché un bilan économique très positif.

Mais Tusk et d’autres de ses homologues libéraux ont souvent laissé entendre que les succès de la Pologne étaient relatifs à l’approbation de Bruxelles. Ils n’ont pas su vraiment quoi répondre quand Jarosław Kaczyński, leader de l’illibéral PiS, les a accusés d’ignorer les intérêts nationaux et a dépeint Tusk comme un pleutre aux ordres de l’UE. Kaczyński s’est par contre présenté comme une figure dominante, capable de défendre avec acharnement la souveraineté de la Pologne face aux exigences autoritaires de l’UE et aux envies impérialistes de la Russie.

Les démocrates hongrois n’ont pas fait preuve de la même dévotion ouverte envers Bruxelles, ni de la même pusillanimité face à leurs adversaires illibéraux. Pourtant, comme l’observe Bálint Magyar, leur incapacité à mobiliser les symboles nationaux pour légitimer la nouvelle démocratie a empêché «l’ethos de la république […] de toucher l’âme du peuple». Ils n’ont pas su non plus exploiter un récit émouvant intégrant les récents succès démocratiques nationaux dans la tradition héroïque des révoltes de 1848 et 1956.

À l’inverse, ils ont abandonné le manteau de la nation hongroise au Fidesz illibéral d’Orbán. Orbán a recours à un langage de force et de domination pour mettre en avant ses prétentions nationalistes et se présente comme le guide d’un mouvement séculaire visant à construire une Hongrie puissante. Fidesz a remporté une majorité écrasante de sièges en 2010, avant de réitérer l’exploit en 2014 et 2018.

Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, dans un bureau de vote, à Budapest, le 13 octobre 2019. | Ferenc Isza / AFP

On observe une tendance similaire dans la plus grande démocratie du monde. Dans les décennies précédant et suivant l’indépendance, le Congrès national indien (CNI) et son leader libéral, Jawaharlal Nehru, avaient la main sur le drapeau tricolore indien. Nehru a ainsi intégré ses engagements forts pour la démocratie et les droits des minorités dans une exaltante vision de l’identité de l’Inde et de sa mission mondiale. En 1947, à la veille de l’indépendance, il louait«la naissance de la liberté», un moment «où l’âme d’une nation, longtemps réprimée, trouve enfin son expression». Mais les successeurs du CNI de Nehru n’ont pas su inclure leurs engagements envers les pauvres et les minorités religieuses dans un récit de gloire nationale fédérateur.

Des erreurs qui ont déroulé le tapis rouge à Modi et son BJP, pour leur permettre de monopoliser la discussion sur la mission et le destin du pays. En 2012, Modi promettait de faire passer «l’Inde d’abord»: «Rahul [Gandhi] n’est pas qu’un leader national, il est aussi un leader international.» Modi a également fait valoir sa propre position musclée en termes de politique étrangère, contrastant avec «la faiblesse et la fragilité» du CNI.

Nehru s’est servi du nationalisme indien pour écraser les ethno-nationalistes, accusant le chauvinisme hindou de «trahir notre pays». Mais ses héritiers se sont détournés de cette rhétorique dans leurs attaques contre le BJP. «Ils poussent les gens à se battre, ils répandent la colère, déclarait Rahul Gandhi en 2014. Nous répandons l’amour et l’empathie.»

Le Premier ministre du CNI, Manmohan Singh (2004-2014), a été à la tête du gouvernement durant une période de forte croissance, tout en déployant des programmes favorisant l’emploi, la sécurité alimentaire et l’éducation. Reste qu’en 2014, le BJP a battu le CNI à plates coutures lors des élections législatives et Modi est devenu Premier ministre.

Si l’islamophobie de Modi attire beaucoup d’attention, son message dépasse de loin sa base nationaliste hindoue. Il propage la vision d’une Inde puissante et en pleine ascension, commandée par un chef indomptable. Sa vision nationale et sa réputation d’homme déterminé, bien plus que son fanatisme hindou, expliquent son succès. Son message est conçu pour que les Indien·nes de toutes castes et de toutes classes soient fièr·es de leur pays –et chérissent l’homme qui leur permet ce sentiment.

Le nationalisme pour la liberté et l’égalité

FDR, JFK, Wałęsa et Nehru. Autant de leaders à avoir démontré que les démocrates pouvaient proposer de très puissants récits libéraux-nationaux. L’histoire est remplie de dirigeants assez forts pour mobiliser le nationalisme en faveur de la liberté, de l’égalité et du progrès.

Alors que novembre 2020 approche, la porte est grande ouverte pour que celles et ceux qui défendent la démocratie s’attaquent au pseudo-patriotisme de Trump et renforcent leur propre légitimité nationaliste. En voulant déployer l’armée pour écraser les manifestations de Black Lives Matter, Trump déshonoreautant les troupes américaines que la tradition constitutionnelle. Sa pitoyable réponse à la pandémie de Covid-19 révèle non seulement la nécessité d’un solide filet de sécurité sociale, mais aussi combien son administration a été lamentablement incapable de protéger la nation d’une grave menace. Son agenouillement devant Poutine témoigne d’une scandaleuse déloyauté envers le pays. En s’attaquant aux fonctionnaires patriotes qui ont témoigné contre lui lors de la procédure d’impeachment, Trump a dégradé la présidence et trahiceux qui sont en première ligne pour protéger la nation.

Ancrer de tels faits dans l’esprit des électeurs et des électrices de façon à exalter un puissant récit national et un sentiment dominant –les Américain·es ne le laisseront pas passer– pourrait être une clef pour vaincre la menace illibérale sur le long terme. La prochaine fois, les Démocrates n’auront peut-être pas le luxe d’être face à un adversaire aussi godiche que Trump.

Trump a dégradé la présidence et trahi ceux qui sont en première ligne pour protéger la nation.

Pour l’instant, c’est le peuple qui est à l’avant-poste. Les manifestant·es envahissent les villes et les villages américains, déboulonnent les monuments confédérés et appellent à renommer les bases militaires honorant leurs traîtres. Un mouvement qui aura débuté comme une protestation contre la violence policière raciste est devenu une bataille rangée sur l’histoire américaine. Les acolytes républicain·es de Trump se sont mobilisé·es, pour défendre non seulement la statuaire de la trahison mais aussi un président qui a fait de la félonie le quotidien du pays.

Les leaders démocrates exhortent légitimement à une réforme de la justice pénale, mais l’accent instinctif qu’ils mettent sur la politique leur fait manquer un point plus important: George Floyd a arraché le drapeau des mains de la droite illibérale. Il est maintenant à terre, prêt à être ramassé. Les libéraux vont-ils enfin vouloir s’en emparer, au nom de tous et toutes les citoyennes américaines, et de toutes celles et ceux qui aspirent à la citoyenneté américaine?

Une manifestante se tient devant une peinture murale de George Floyd réalisée par l’artiste de rue Akse, à Manchester, en Angleterre. Elle tient une pancarte sur laquelle est écrit: «L’endroit le plus dangereux où une personne noire peut vivre est dans l’imagination des Blancs.» | Paul Ellis / AFP

Rarement dans l’histoire récente, la propriété du drapeau a été aussi contestée dans autant de pays. En Inde, le projet de loi de modification du registre national des citoyens et de la citoyenneté proposé par Modi suscite une fervente résistance populaire, majoritairement de femmes, brandissant le drapeau, citant la constitution et chantant l’hymne national dans leurs manifestations.

Comme le note Prerna Singh: «Les manifestants contestent les tentatives du BJP de définir l’identité nationale» et «rompent avec la réponse libérale commune qui rejette la fierté nationale». Et c’est ainsi que Modi s’est retrouvé sur la défensiveface à une initiative de grande ampleur.

 

En Suisse, un mouvement politique populaire, l’Opération Libero, a permis de faire échouer plusieurs référendums voulus par l’ethno-nationaliste Union démocratique du centre. «Pour s’attaquer au populisme de droite», explique Flavia Kleiner, la jeune co-fondatrice du groupe, «il faut se durcir le cuir et être très offensif, il faut s’emparer du récit». Alors que les sondages faisaient état d’un soutien écrasant de la population concernant une mesure d’expulsion des personnes étrangères ayant commis des infractions mineures, Flavia Kleiner dit que son groupe «a ignoré sciemment le sujet des étrangers et de la criminalité»,pour «délibérément axer le débat sur un angle patriotique», associant l’égalité devant la loi à la constitution du pays aux traditions nationales les plus anciennes.

À l’approche du vote, les personnes à l’origine du référendum «ont dû expliquer pourquoi ils voulaient mettre à mal les valeurs suisses». En concédant la défaite, le président de l’Union démocratique du centre a aussi admis sa perplexité: «Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais à un moment donné, tout le monde en était venu à parler d’État de droit.»

De tels mouvements populaires montrent comment les libéraux peuvent revigorer l’esprit de la démocratie en exploitant le nationalisme et en rétablissant ainsi leur réputation d’optimisme et de force. Leurs organisateurs et organisatrices savent que des économies robustes, des attitudes sociales libérales et des politiques attrayantes ne sont peut-être pas suffisantes pour étouffer la menace illibérale et que, pour tenir tête aux tyrans autoritaires, il faut les attaquer bille en tête, en déployant toute la force d’un récit national. En suivant leur exemple, les démocrates ont de quoi s’armer pour les longues batailles qui les attendent.

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