Source: Reporterre.
Dans l’après-guerre, modernisation oblige, l’eau devint une matière à exploiter. Depuis, les imaginaires ont basculé, dit le chercheur Christophe Defeuilley. Avec le retour des régies publiques, l’eau redevient-elle un commun ?
L’eau est en train de basculer dans nos imaginaires. De matière première abondante à rationaliser, elle redevient — sous l’effet des sécheresses et pénuries multipliées par le changement climatique — un patrimoine vivant à préserver. La réappropriation publique en cours par de nombreuses villes de la gestion de l’eau est symptomatique de cette évolution et de la montée d’un désir de gestion en « communs ». La récente révélation des tromperies orchestrées par Nestlé et d’autres industriels dans la purification de l’eau en bouteille, résonne avec cette dynamique.
Comment comprendre ce profond changement à l’œuvre dans notre conception de l’action publique et notre vision de l’eau ? Jusqu’où peut aller la rupture radicale proposée par l’économie des communs ? C’est ce qu’analyse l’économiste Christophe Defeuilley, chercheur associé au Centre d’études européennes et de politique comparée, dans La politique publique de l’eau, gouverner un bien commun (Éditions Le bord de l’eau, 2024).
Reporterre — Vous rappelez dans votre livre ce chiffre surprenant : en 1954, 17,5 millions de Français, soit 41 % de la population, n’étaient pas connectés aux réseaux d’eau potable. Était-ce le moteur principal d’une envie de modernisation dans l’après-guerre ?
Christophe Defeuilley — Oui, et le plus surprenant, c’est que les risques de pénuries d’eau restent une préoccupation très importante jusque dans les années 1970. Pas par manque de ressource, car l’eau est alors abondante, mais par manque d’investissements et d’infrastructures pour l’exploiter et la distribuer.
Deux grands axes façonnent en réalité la politique de modernisation et de rationalisation de l’eau. Il faut, d’une part, universaliser les services, donner accès à l’eau à toutes les collectivités, y compris rurales. D’autre part, il s’agit d’accompagner la reconstruction industrielle et agricole du pays. L’irrigation et les industries lourdes, comme la sidérurgie, nécessitent énormément d’eau.
Ce qui est frappant lorsqu’on consulte de vieux documents, comme ceux du Commissariat général au plan, c’est de constater que l’objectif est de consommer le plus d’eau possible : c’est un indicateur emblématique du niveau de développement. Dans les années 1960, l’objectif est de faire de la France un pays aussi développé que les États-Unis. Et pour cela, l’objectif affiché était de consommer autant de litres par habitant et par an que les Américains !
Ce « paradigme industriel » de la gestion de l’eau s’accompagne d’une bascule des imaginaires. Vous écrivez que l’eau est « dénaturalisée », objectivée, et que l’on « évacue l’imaginaire traditionnel » qui l’accompagne…
Pour être traitée comme une matière première, l’eau ne doit plus avoir de caractéristique particulière. Comme toute matière première, elle doit être interchangeable : l’eau de telle rivière est similaire à celle de tel milieu, elle est déterritorialisée, perd tout symbolisme lié à son milieu. On ne la considère plus comme un ingrédient participant à la vie d’un écosystème mais comme une ressource, de la même manière que l’on a pu ramener des forêts à de simples réserves de bois.
Un outil essentiel de cette politique a été la « délégation de service public », qui revenait à confier par contrat la gestion des réseaux d’eau à des entreprises privées. Pourquoi a-t-on pris une telle orientation ?
Pour l’État, très centralisé, cela permettait de garder un contrôle fort sur les collectivités locales et de récolter les bénéfices d’une politique de développement quasiment sans rien avoir à investir directement. Les collectivités locales, elles, étaient trop morcelées et trop dépourvues de moyens pour gérer directement le développement des réseaux et ont assez naturellement délégué à des entreprises privées, capables d’investir, développer et gérer les risques liés à de tels projets.
Comme des compagnies liées à l’eau étaient historiquement très présentes en France, elles ont sauté sur l’occasion. Des années 1950 aux années 1990, elles ont engrangé de très nombreux contrats et sont devenues hégémoniques avec environ 75 % de parts de marché dans les années 1990. C’est un développement énorme.
Mais ce modèle est très atypique. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé dans la plupart des autres pays européens.
Un premier tournant dans la contestation de cette exception française intervient dans les années 1980, 1990, lorsqu’une série de scandales entache l’image modèle de la délégation de service public. Qu’est-ce qui change à ce moment-là ?
C’est multifactoriel. D’abord, le marché intérieur devient saturé. Les entreprises se mettent à rêver de l’international, car en parallèle une très forte vague de privatisation des réseaux d’eau s’engage dans les pays du Sud, fortement poussée par le FMI [Fonds monétaire international] et la Banque mondiale.
Les entreprises françaises ont d’autant plus besoin de ce relai de croissance que l’époque est aussi celle de la bascule dans le capitalisme financier. La mondialisation financière attire des fonds d’investissements qui réclament de la rentabilité à très court terme. Les entreprises de l’eau grossissent, constituent des oligopoles et se diversifient : l’eau ne devient plus qu’une filiale parmi d’autres métiers, jusque dans les médias, les jeux vidéo et la communication. C’est, par exemple, la Compagnie générale des eaux qui crée SFR, et rachète Universal et Canal+, et la Lyonnaise des eaux a créé M6. L’eau n’est plus qu’une filiale parmi d’autres et on sort de la logique industrielle qui voulait jusqu’alors que « l’argent de l’eau revient à l’eau ».
D’autres problèmes, comme des dérives dans les contrats de délégation et des affaires de corruption finissent de remettre en question la légitimité du modèle.
Cela aboutit à une phase de reprise en main de l’eau par les collectivités locales qui, pour certaines d’entre elles, la gèrent directement en régie publique. Le mouvement prend de l’ampleur depuis 2010, date où la ville de Paris donne l’exemple.
Ce mouvement de municipalisation est très fort. On estime à ce jour que 8,5 millions de personnes, un peu plus de 12 % de la population française, ont choisi de retourner à une gestion publique de l’eau. C’est quelque chose de très inhabituel dans un secteur traditionnellement très stable. Ce retour des régies publiques a été possible grâce à la reprise en main progressive des connaissances et des compétences, négociée avec les entreprises privées depuis les années 1990. Ainsi que par les regroupements intercommunaux et les compétences acquises via les lois de décentralisation.
Le plus important, c’est la prise de conscience générée par le changement climatique, qui bouleverse complètement le cycle de l’eau. On assiste à un vrai basculement de paradigme : l’eau est de moins en moins perçue comme simple matière première, elle sort des mécanismes industriels et redevient dans les esprits un bien commun à préserver.
Les acteurs publics sont alors perçus comme plus légitimes. On fait moins confiance aux intérêts privés pour gérer écologiquement un bien commun. Dans les faits, la régie publique n’est pas forcément plus efficace sur tous les plans. Les études ne trouvent pas exemple aucune différence notable de tarif pour les usagers, entre gestion publique et délégation aux entreprises privées. Mais la régie publique a l’avantage de pouvoir penser le temps long, les dizaines, voire centaines d’années nécessaires pour gérer l’eau dans un contexte de changement climatique.
Une enquête du journal Le Monde et de Radio France vient de révéler, le 30 janvier, que plusieurs industriels dont Nestlé ont massivement fraudé, depuis 2020, en utilisant des techniques de purification interdite. Et ce avec l’assentiment du gouvernement. L’industrie de l’eau en bouteille suit-elle la même évolution que la gestion privée des réseaux d’eau potable ? Et se trouve-t-elle contestée de la même manière ?
Il y a un effet indirect du changement de paradigme en cours sur l’industrie de l’eau en bouteille. D’une part, avec l’émergence de conflits d’usage autour des captages de l’eau exploités par les grands industriels de l’eau en bouteille, qui sont aussi revendiqués pour d’autres usages par des acteurs locaux. D’autre part, on constate le développement d’appellations locales comme « Eau de Paris » qui attestent la volonté des régies publiques de proposer des alternatives à l’eau embouteillée en gommant l’aspect anonyme, non sourcée, de l’eau du robinet.
Cette évolution de la symbolique de l’eau s’incarne dans la montée en puissance de la revendication de « communs ». Vous soulignez que ce concept, tel que défini notamment par Elinor Ostrom, a un potentiel révolutionnaire, en instaurant une gestion en commun des ressources émancipées de la notion de propriété privée. Mais les régies publiques de l’eau restent très éloignées de véritables communs, non ?
Les collectivités locales ne sont pas des communs mais ont le potentiel de le devenir en partie. Certaines villes s’en rapprochent en ouvrant le conseil d’administration de leurs régies de l’eau à la société civile. Cela reste minoritaire et incomplet : les collectivités gardent la main.
« Nous sommes dans un processus inachevé »
On reste loin des communs qui impliquent de gérer la ressource collectivement, dans une logique auto-organisée qui ne soit ni de marché ni étatique. Les collectivités locales sont les mieux placées pour s’en approcher et représenter l’intérêt local des habitants. Nous sommes dans un processus inachevé, entre une logique de politique de modernisation très attaquée et qui vit probablement ses dernières heures, et une politique publique plus écologiste de préservation qui émerge.
Beaucoup de décideurs restent ancrés dans la première logique et considèrent toujours l’eau comme simple ressource à exploiter. En témoignent par exemple les violents conflits autour des mégabassines…
Sainte-Soline est emblématique d’une lutte bien plus large et du fait que le consensus a volé en éclat. Le discours sur les communs et le mouvement de municipalisation des réseaux d’eau révèle une dynamique intéressante : il réintroduit dans le débat des symboliques et des imaginaires qui sortent de l’ordre marchand. On est en train redécouvrir qu’il existe des manières d’être au monde et de gérer des éléments naturels autrement que comme des marchandises et des propriétés privées, mais comme des choses ayant une valeur intrinsèque, qui font partie intégrante de milieux de vie. En termes symboliques, ce qu’il se passe est très important