Le recentrage de la stratégie française vers l’océan Indien et le Pacifique rebat les cartes de l’outre-mer. À l’écart des tensions géopolitiques majeures, la Guadeloupe, la Martinique et les autres territoires antillais risquent l’oubli budgétaire et diplomatique. Une fracture ultramarine est-elle en train de se creuser ?
Ci-dessous une synthèse d’une tribune de JM. NOL
Par Jean-Marie Nol, économiste
La France redéfinit sa place dans le monde. Depuis quelques années, une inflexion nette s’opère dans sa politique étrangère : cap à l’est, vers l’océan Indien et le Pacifique. Cette stratégie, baptisée « indopacifique », se veut une réponse aux tensions croissantes avec la Chine, à la militarisation des mers et aux appétits rivaux pour les ressources maritimes. Mais ce repositionnement soulève une question de fond : qu’en est-il des Antilles françaises ? Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin, Saint-Barthélemy… ces territoires historiquement au cœur de l’outre-mer français apparaissent aujourd’hui relégués à la périphérie des priorités nationales.
Une carte stratégique redessinée
Mayotte, La Réunion, la Nouvelle-Calédonie ou encore la Polynésie française bénéficient d’un regain d’attention de l’État. Bases militaires renforcées, équipements modernisés, présence accrue dans les instances régionales… La France muscle sa posture dans cette zone désormais jugée cruciale. La loi de programmation militaire 2024-2030 prévoit ainsi 13 milliards d’euros consacrés aux Outre-mer, dont une large part dirigée vers l’espace indopacifique. À Mayotte, une deuxième base navale est annoncée, avec 100 militaires supplémentaires et de nouveaux moyens amphibies. À La Réunion, la base militaire – la troisième de France – monte en puissance.
Ce rééquilibrage n’est pas qu’une affaire de prestige : dans l’océan Indien, la souveraineté française est contestée (revendications malgaches sur les îles Éparses, différend entre Maurice et la France sur Tromelin, tensions avec les Comores à propos de Mayotte). À cela s’ajoute la volonté de contrer l’influence croissante de la Chine, présente dans presque tous les ports de la région. Pour Paris, il s’agit de défendre ses positions, de sécuriser ses ressources, et de préserver sa voix dans un espace de plus en plus disputé.
Et les Antilles, dans tout ça ?
Pendant ce temps, les Antilles françaises semblent s’enfoncer dans une forme d’oubli stratégique. Pourtant, elles aussi font face à des défis majeurs : crise économique persistante, chômage structurel, défiance envers l’État, difficultés d’intégration dans leur environnement régional. Mais faute d’enjeux géopolitiques jugés majeurs, ces territoires ne sont plus considérés comme prioritaires dans les arbitrages budgétaires et politiques.
Cette relégation pourrait se traduire concrètement par une baisse des investissements publics dans des secteurs cruciaux : emploi, jeunesse, santé, transition énergétique… Autre effet : le ralentissement des dynamiques de coopération régionale avec les pays voisins de la Caraïbe, pourtant essentielles à l’insertion économique des territoires.
Un risque de fracture républicaine
Au-delà des aspects stratégiques, c’est une question de cohésion nationale qui se pose. Peut-on accepter que certains territoires français soient durablement relégués, au nom d’une politique internationale tournée vers d’autres horizons ? La France a longtemps construit sa diplomatie sur une présence ultramarine pluricontinentale. Abandonner l’un de ses piliers caribéens au profit d’une logique purement indopacifique serait un tournant symbolique fort, au risque de renforcer le sentiment d’abandon.
Car en délaissant les Antilles, la France laisse aussi le champ libre à d’autres puissances : les États-Unis, présents militairement et économiquement dans toute la région, mais aussi les grandes nations latino-américaines qui étendent leur influence. À terme, c’est l’équilibre même de la diplomatie française qui pourrait s’en trouver fragilisé.
Repenser le rôle des Antilles
Plutôt que d’opposer les espaces ultramarins, il devient urgent de repenser le rôle stratégique des Antilles dans leur environnement géographique immédiat. Si la doctrine Monroe fait des Caraïbes une « chasse gardée » américaine, cela ne doit pas empêcher la France d’y exercer une présence affirmée, fondée sur la coopération, l’innovation, et la diplomatie culturelle.
Dans un contexte mondial de plus en plus fragmenté, la cohésion territoriale ne peut être sacrifiée aux logiques de puissance. L’indopacifique ne doit pas devenir le miroir d’un oubli caribéen.