Dans une lettre ouverte transmise ce jour, Alexandre Ventadour, conseiller territorial à l’Assemblée de Martinique, s’adresse à celles et ceux « qui nous regardent d’en haut », interpellant l’État sur le regard porté sur la Martinique, les réponses jugées insuffisantes face aux besoins locaux, et la nécessité d’un véritable partenariat. Sans esprit polémique, il plaide pour une reconnaissance équitable du territoire et pour la co-construction d’un avenir fondé sur la responsabilité partagée.
Nous reproduisons ici l’intégralité de sa Lettre Ouverte.
Lettre ouverte à ceux qui nous regardent d’en haut : la Martinique mérite le respect
J’écris depuis la terre que j’habite, que je sers, que je connais, dans ses douleurs comme dans ses promesses. Une terre dont on parle souvent de loin, qu’on décrit parfois comme en panne, en colère, en perte de repères. La Martinique serait, dit-on, une inquiétude de plus. Un problème de plus à traiter depuis Paris.
Je lis les inquiétudes d’un ministre de la République comme on écoute un écho mal calibré. Car derrière ces mots alarmés, je n’entends ni écoute véritable, ni regard juste. J’entends surtout un malaise persistant de l’État face à notre singularité, notre histoire, notre volonté de choisir notre voie.
Je suis un jeune élu martiniquais et j’ai choisi de m’engager, avec dévouement, avec sincérité, convaincu que l’action publique, dynamique et concrète, pouvait suffire à transformer nos réalités. Mais cette conviction s’est heurtée à une évidence : aussi engagée soit-elle, l’action locale, seule, ne suffit pas. Elle se heurte parfois à des mécanismes nationaux trop lents, trop lointains, ou parfois simplement indifférents. J’ai conscience des difficultés propres à nos collectivités, de nos lenteurs, de nos délais, de nos contraintes internes. Mais la vérité est simple : nous ne réussirons que si nos efforts locaux sont appuyés, reconnus, amplifiés par une volonté nationale claire : Isolée, notre action est vaillante mais limitée. Sans cette alliance, tout nouveau souffle restera un mirage.
C’est depuis ce constat que je prends la plume. Non pour accuser, mais pour dire. Non pour me plaindre, mais pour alerter. Pour appeler, aussi.
Oui, la Martinique va mal par endroits. Mais elle va mieux ailleurs. Elle avance, elle se débat, elle crée. Et surtout, elle pense. Et ce que nous pensons, nous devons désormais le dire haut et clair : nous ne sommes pas un territoire en déclin, nous sommes un territoire en construction, avec ses fondations, ses chantiers, et ses résultats.
Nous n’attendons pas qu’on nous tende la main comme à des assistés. Nous ne sommes pas dans la plainte, mais dans la construction, dans l’action concrète menée sur le terrain, chaque jour, par des élus, des agents, des citoyens. Ce que nous voulons, c’est que l’État nous respecte. Qu’il cesse de nous considérer comme une anomalie à corriger, une périphérie à surveiller. Qu’il comprenne enfin que nous ne voulons pas sortir de la République — mais nous refusons d’en être la marge.
Il n’est pas normal que les grandes politiques publiques nationales nous contournent systématiquement, comme si nos îles étaient des notes de bas de page dans un livre écrit sans nous. Nous sommes traités comme une carte hors champ, oubliée quand il s’agit de dessiner les lignes d’avenir. Les Jeux Olympiques ne laissent aucune empreinte ici. Les gigafactories ne franchissent pas l’Atlantique. Le pass rail ne traverse pas la mer. Et pendant ce temps, nos jeunes s’en vont, nos projets peinent à émerger, et nos réussites restent invisibles. Pourtant, nous bâtissons : Un plan Marshall pour nos infrastructures, un port et un aéroport modernisés, une stratégie d’autonomie alimentaire que beaucoup de territoires hexagonaux pourraient nous envier, une Martinique 100% fibrée en gestation, un drapeau, un hymne, des symboles qui ne divisent pas mais unissent. Nous plantons les racines.
Et nous déployons les branches. Des éco-zones industrielles, un conservatoire de musique, l’arrivée de l’INSA, le développement du Hub Antilles, notre place renforcée dans la Caraïbe. Nous construisons notre avenir, avec sérieux, avec fierté, avec une patience qu’on nous prend parfois pour de la résignation.
Dans ce mouvement, je veux saluer les mobilisations populaires qui ont porté la voix des invisibles et (re) mobilisé sur les injustices qui pèsent sur les prix, sur le coût de la vie, les revenus, sur la transparence des circuits économiques. Il a fallu cette mobilisation populaire d’ampleur — et malheureusement, des dizaines de millions d’euros de dégâts en marge de ces actions citoyennes — pour que ce sujet, pourtant traité sérieusement par les élus territoriaux et parlementaires depuis quatre ans, soit enfin remis au centre de la table républicaine. Ces voix-là ne doivent pas être ignorées.
Et je veux ici rendre hommage à ce peuple martiniquais, si pluriel, si ancré, capable d’avancer ensemble malgré le poids de l’histoire, malgré les fractures, sans jamais se déchirer. Un peuple digne, résilient, qui sait défendre, créer, innover, et qui sait aussi sourire, danser, accueillir, rassembler. Face à tous ces défis, notre force reste intacte : notre capacité à tenir debout, ensemble, avec joie, avec générosité, avec cette capacité rare à inclure sans effacer, à accueillir sans dominer.
Nous savons les défis qui nous attendent. La lutte contre la violence, nourrie par les réseaux du narcotrafic et le manque d’opportunités économiques, doit être une priorité. Sur ce point, je rejoins l’inquiétude exprimée par le ministre. Mais à cela s’ajoutent les batailles que nous menons chaque jour : pour la souveraineté alimentaire et énergétique, pour le plein-emploi, pour une maîtrise concertée des dynamiques migratoires, pour une protection active contre les colères de la nature : recul du trait de côte, cyclones, séismes, risques submersifs.
Mais nous ne pleurons pas pour une injuste redistribution, nous voulons des partenariats constructifs avec les organes de l’état adaptés à nos écosystèmes sociaux et économiques– plus d’adaptations – plus de réflexions communes.
Ce que nous voulons désormais, c’est un pacte. Un pacte de reconnaissance, de justice, de responsabilité partagée. Un pacte martiniquais, fondé sur la démocratie économique, l’équité, et une solidarité réinventée. Un pacte qui dit : nous sommes prêts à faire notre part, mais nous exigeons qu’on cesse de nous ignorer, de nous infantiliser, de nous diagnostiquer à distance.
Mais cette patience a des limites. Quand, après des semaines de travail pour faire remonter les besoins de nos territoires, l’on découvre que les grands dispositifs ne nous concernent pas, que les arbitrages sont déjà faits, on comprend que l’écoute n’est souvent qu’apparente. Dernièrement encore, une circulaire sur la jeunesse numérique a été diffusée sans même que les régions d’outre-mer soient consultées.
Ce n’est pas une erreur, c’est une habitude. Et c’est cette habitude que nous devons briser. Nous avons trop souvent été traités comme un sujet administratif. Combien de fois avons-nous vu nos territoires réduits à des lignes budgétaires, des annexes techniques, ou des instructions préfectorales édictées sans concertation réelle ? Or, nous sommes un sujet politique. Nous portons une voix, une vision, une capacité d’innovation et d’anticipation que trop peu prennent le temps d’écouter — alors même que nos collectivités proposent, que nos institutions locales tentent de s’améliorer, que des solutions surgissent du terrain.
Alors je le dis sans colère, mais avec force : nous voulons être écoutés non parce que nous crions, mais parce que nous construisons. Nous voulons être respectés non parce que nous menaçons, mais parce que nous nous engageons. Et nous voulons, à l’horizon 2048, célébrer non seulement la mémoire de l’abolition, mais l’émergence d’un modèle martiniquais pleinement assumé, pleinement reconnu, pleinement respecté.
Nous ne demandons pas la faveur d’être compris. Nous exigeons le droit d’exister pleinement, d’être considérés sans conditions, d’être enfin traités comme des bâtisseurs d’avenir — ce que nous sommes déjà, au présent.
À celles et ceux qui, au sein de l’État, partagent cette exigence de justice, je tends la main.
Alexandre Ventadour
Conseiller territorial à l’Assemblée de Martinique