« La langue dans laquelle j’écris n’est pas le français, n’est pas le créole, je le dis souvent, c’est une langue qui est la mienne, j’écris en Maryse Condé », rappelait autrefois l’écrivaine guadeloupéenne avec un rictus provocateur. Disparue le 2 avril 2024 dans le Vaucluse à l’âge de 90 ans, Maryse Condé laisse une œuvre littéraire sublime qui selon plusieurs spécialistes n’a pas eu la reconnaissance qu’elle méritait. Professeure, dramaturge, journaliste, essayiste, écrivaine, mais aussi femme antillaise de descendance africaine, c’est bien linfatigable quête de ses racines qui marquera son parcours personnel et intellectuel. Lorsqu’elle arrive à Paris à l’âge de dix-neuf ans, le voyage devient une source essentielle d’inspiration pour cette artiste dont la vie s’est ancrée dans divers espaces géographiques : La Guadeloupe, la France, l’Afrique et les États-Unis. « Les gens qui ne bougent pas, à mon avis, ne comprennent pas le monde autour d’eux. Le monde est fait de rencontres, d’échanges, de partage. Tous mes voyages avaient un but : je me cherchais, je voulais me comprendre » observait Condé.

À l’instar d’autres intellectuels antillais comme Aimé Césaire, Paulette et Jane Nardal, Frantz Fanon, Édouard Glissant ou Patrick Chamoiseau, Maryse Condé a aussi porté dans son écriture une lutte afrodiasporique transgénérationnelle. Aux États-Unis, son statut de professeure de littérature à l’Université Columbia lui permit de fonder le Centre d’études françaises et francophones et d’intégrer un large éventail d’écrivains français, antillais et africains dans le programme universitaire. « La littérature francophone est riche, belle et plurielle, il faut absolument la connaître et l’aimer », affirmait-elle avec sagesse. Militante convaincue contre le colonialisme, ce qui la mène à vivre vingt ans dans différents pays d’Afrique, l’écrivaine antillaise devient par la suite la première présidente du Comité pour l’Histoire et la Mémoire de l’Esclavage. Mais c’est avant tout dans sa littérature, empreinte de réalisme magique et d’anthropophagie littéraire, caractérisée par un style épuré et simple, poétique et ironique, que Condé a abordé des sujets polémiques tels que l’esclavage, l’impérialisme, les migrations, l’exil, ainsi que le racisme, le patriarcat et le fanatisme religieux.

Parmi ses nombreux écrits, essais, pièces de théâtre, livres pour la jeunesse et romans, se démarquent des ouvrages tels que Parole des femmes (1979), La traversée de la mangrove (1989), Cœur à rire et à pleurer (1999), Une vie sans fards(2014), Le fabuleux et triste destin d’Ivan et d’Ivana (2017) et L’évangile du Nouveau Monde (2021). Ses fictions se déroulent souvent en Guadeloupe et sont imprégnées de la poésie de la culture  créole ainsi que de l’héritage colonial de la Caraïbe. Mais pas que. La saga historique Ségou (1984) raconte la décadence progressive de l’empire Bambara, actuel Mali, à travers plusieurs générations de la famille Traoré pendant la période allant de la Traite transatlantique à l’invasion française à la fin du XIXe siècle. L’un des mérites de ce best-seller est la déconstruction épistémique de ce que l’Occident a erronément nommé l’Afrique, « un continent sans histoire, synonyme de primitivisme et de sous-développement ». Au contraire, en s’appuyant sur des sources historiques solides, Maryse Condé dévoile la splendeur sociale, culturelle et politique de l’ancienne civilisation Bambara. Parmi ses livres les plus connus, il y a également Moi, Tituba sorcière noire de Salem (1986). Ce roman raconte la vie de Tituba, la première femme esclave accusée de sorcellerie dans les États-Unis du XVIIe siècle, dont l’exécution inaugurera la célèbre chasse aux sorcières de Salem. Dans une quête de mémoire collective féminine, l’écrivaine guadeloupéenne réécrit le récit de vie de cette femme barbadienne oubliée par l’histoire officielle pour lui donner voix et humanité.

La qualité littéraire, la créativité artistique et la sensibilité socio-politique propre à l’œuvre condéenne ont valu une reconnaissance mondiale et de nombreuses distinctions à son auteure : Grand Prix littéraire de la Femme (1987), Prix Marguerite Yourcenar (1999), Prix spécial de la Francophonie (2013) et peut-être le plus important, le Prix Nobel alternatif de littérature (2018). Sous la plume de Maryse Condé, transparaît une France peu visible dans la littérature française classique. Il s’agit de cette autre France incarnée par les populations caribéennes, américaines, africaines, maghrébines et asiatiques issues d’une double histoire : celle de la colonisation et de l’immigration. Une France plurielle, hybride, créative, mais aussi conflictuelle, qui, dans sa créolisation, ne cesse de remettre en question les dynamiques parfois clôturées de ce que l’on appelle l’identité française. « Il n’y a pas d’identité française, ça change tout le temps, constamment », rappelait l’écrivaine. Maryse Condé est partie le 2 avril 2024, mais son œuvre belle et exubérante l’immortalise déjà.

Sara CANDELA

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