Avec la plume évocatrice, Laurent Cypria poursuit son exploration des lieux comme on feuillette un carnet de souvenirs.
Dans ce nouveau texte, il nous emmène à Menton, ville-limite, ville-passeur, posée entre France et Italie comme un souffle entre deux phrases. Là-bas, tout semble suspendu : les façades, les voix, les barques, et surtout, le citron. Mais pas n’importe lequel. Celui qui ne pique pas, mais révèle. Celui qui n’a pas le goût du soleil, mais celui du souvenir. Sous sa plume, Menton devient un écrin de mémoire, un talisman d’enfance qu’on garde dans la poche, en silence, pour n’en perdre ni la lumière ni le parfum.
Menton, l’éclat du citron ancien
Menton m’est apparue comme un fruit trop mûr sur le point de tomber, mais tenant encore au monde par un fil d’or. Une ville qui n’avance pas, qui ne recule pas — elle demeure. Suspendue, hésitante entre la France et l’Italie, elle ne choisit pas, elle conjugue. Elle est la dernière phrase avant le silence, ou la première note d’un air ancien.
J’y suis entré par une brume chaude, après un lacet de route bordé de pins parasols, et qui ne semblait mener nulle part. Soudain, elle était là : colorée sans insolence, odorante sans insistance, blottie contre la mer dans une vieille couverture brodée. Les façades, patinées comme des cuirs anciens, ne cherchent pas à séduire : elles racontent. Chaque fissure, chaque volet clos, murmure une saison passée, un amour oublié, une guerre discrète.
Ce qui m’a pris d’abord, c’est le citron. Il était partout. En images, en effluves, en éclats concrets. Mais ce n’était pas un simple agrume : c’était un symbole, une prière incarnée. Le citron de Menton n’a pas le goût du soleil, il a celui du souvenir. Il n’est pas acide : il est mélancolique. Il ne pique pas, il révèle. Une sorte de fruit mémoire.
Je suis entré dans un petit jardin accroché à une terrasse. Là, une femme âgée coupait des tranches de citron qu’elle déposait sur une assiette d’émail bleu. Elle m’en tendit une, sans un mot. J’ai goûté. Et j’ai vu. J’ai vu mon enfance, les interminables bains de mer des dimanches de Pacques, les marinades secrètes de mon père, et la voix de ma mère me disant de ne pas courir pieds nus sur les cailloux.
À Menton, les rues épient nos conversations. Alors on y parle doucement, entre soi, comme entre vieux amis. Il y a une façon de regarder ici qui n’est pas intrusive, mais hospitalière. On ne vous juge pas. On vous accueille comme on accueille un revenant.
Le vieux port dort sans prétention. Les barques s’y balancent comme des rêves indécis. Au loin, la frontière italienne étire sa ligne invisible, et Menton, sans y toucher, la dépasse. Elle est à la fois ici et ailleurs, fixe et flottante, terre et brise.
J’ai marché jusqu’au cimetière marin, et j’ai lu sur les tombes des noms que je ne connaîtrai jamais, loin de ceux du Cap 110 qui demeure la boussole de notre mémoire. Les croix en fer forgés semblaient des sculpturesen pistils de safran. La mort ici est lente, douce, presque solaire, chacun semble l’attendre comme le corso.
En quittant Menton, j’ai emporté un unique citron. Je l’ai mis dans ma poche en attendant qu’il devienne un talisman. Il n’a pas bougé. Il m’a accompagné en silence, jusqu’à Grasse, jusqu’à Portofino peut-être. Et parfois, je le sens encore, ce parfum de fruit ancien, de lumière conservée.
Car Menton n’est pas une ville : c’est une mémoire réminiscente et confite. Un éclat d’enfance qu’on n’ose plus manger.
Laurent Cypria