Lorsque l’histoire n’est pas si ancienne, elle parle davantage aux contemporains… « Sonjé maws 61 », est le nom d’une balade mémorielle initiée par Valérie-Ann Edmond Mariette, jeune chercheure en Histoire, qui a monté son entreprise « Oliwon Listwa » pour aider à mieux comprendre les événements coloniaux qui ont façonné la Martinique. 

En parallèle de cette démarche, la ville du Lamentin, prépare, elle aussi, un programme de réappropriation de l’histoire de son territoire.

Légende de la photo de couverture : Devant la médiathèque, à l’angle des rues du 24 mars 1961 et Auguste-Hardy-Saint-Omer, Valérie-Ann Edmond-Mariette relate la genèse des faits qui ont conduit à la fusillade par mitraillette et faisant trois morts et de nombreuses victimes collatérales, dont le maire du Lamentin.

La pédagogie est le fil conducteur des balades mémorielles que propose Valérie-Ann Edmond-Mariette, chercheure en Histoire, et qui a créé son entreprise de circuits touristiques… principalement à pied.
Trois balades commentées sur, Fort-de-France, Saint-Pierre et le Lamentin, et qui passent en revue des événements clés de l’histoire de la Martinique.

A savoir, « Foyal colonial » qui décode à travers les différentes politiques d’Aimé Césaire, les actions de décolonisation par la Culture, telles que la porte du tricentenaire avec sa fresque de Khôkhô René-Corail et la création du Sermac ; « 22 mé » à Saint-Pierre, qui se concentre sur l’histoire de la traite négrière transatlantique et l’esclavage colonial, dont la fin a officiellement été actée les 21, 22 et 23 mai 1848 ; et pour finir, « Sonjé maws 61 », qui fait écho aux nombreuses luttes ouvrières qui se sont manifestées sur la commune du Lamentin, alors bastion communiste.

Le 24 mars 1961, trois personnes, Suzanne Marie-Calixte, 24 ans qui sortait de l’église, Alexandre Laurencine, 21 ans, ouvrier agricole, Edouard Valide, 26 ans, ouvrier agricole, ont perdu la vie, touchés par des tirs de mitraillette à la rue Auguste-Hardy-Saint-Omer, lors d’une manifestation d’ouvriers agricoles au cours de laquelle, un Béké, Eugène Aubéry, avait été molesté, et sa jeep renversée. « Cet événement est important car il explique pourquoi ces luttes ouvrières sont l’expression du rejet de la colonialité à la Martinique », souligne Valérie-Ann Edmond-Mariette.

Un passé pas si lointain

Au cimetière du Lamentin, la chercheure revient sur le geste commémoratif de la mairie envers les victimes du 24 mars 1961. Photos C.Pa/ Antilla

A cette époque, la situation des ouvriers était précaire. « Tout le monde ne pouvait pas donner à manger tous les jours à ses enfants. André Aliker, qui avait côtoyé Georges Gratiant au journal Justice, organe de presse communiste, avait dévoilé des détournements de fonds à l’usine du Lareinty, impliquant Eugène Aubéry. Portée devant les tribunaux, l’affaire ne va pas loin, Eugène Aubéry bénéficie d’un non-lieu ». Et André Aliker est assassiné… Les documents historiques non-accessibles au public, mais uniquement aux chercheurs, attestent de la fraude, de la corruption de magistrats. Le montant exact n’est pas révélé, mais il est question de milliers de francs.

Valérie-Ann explique que l’histoire du Lamentin est jeune, d’à peine une soixantaine d’années, et que « ces événements sont encore vifs dans les esprits ». La jeune chercheure confiera avoir fait l’objet de pressions pour abandonner ses recherches. Une atmosphère « sensible » que le maire du Lamentin David Zobda confirmera ; lui-même ayant été une victime collatérale des affrontements de cette journée du 24 mars 1961. « Mes parents habitaient dans l’axe de la rue. Mon père était en bas dehors avec ses amis et ma mère était à la fenêtre. Elle a eu le temps de se baisser car la maison a été mitraillée. Mes parents m’ont dit qu’ils ont perdu de nombreux vêtements, criblés de balles. J’ai été une victime collatérale. Une balle a ricoché sur le mur et m’a blessé dans mon berceau. Il y a beaucoup d’événements qui ont marqué l’histoire du Lamentin, et il est important que la population les connaisse ».

Pour se rappeler, la ville a balisé au cimetière les tombes des trois victimes de ce 24 mars 1961. Georges Gratiant, maire à l’époque, avait accusé l’Etat français dans un hommage poignant désormais célèbre : « Discours sur trois tombes ». La chercheure poursuit son propos en indiquant que la période de « mars 61 » s’inscrit dans la lignée des grèves qui ont été matées dans le sang, mais qui ont changé à jamais l’histoire du Lamentin. En mars dernier, une manifestation contre le Chlordécone a choisi cette rue où sont tombées les victimes pour marquer le coup. Cette même rue dans laquelle Georges Gratiant avait acté l’emplacement de l’actuelle médiathèque.

User de pédagogie

Dans une démarche de continuité, le maire du Lamentin a entrepris de produire un recueil des faits historiques qui se sont déroulés sur le territoire de la commune et qui ont eu un impact sur la construction sociétale de la Martinique. « On est dans cette idée de réappropriation de l’histoire. C’est pourquoi j’ai fait déposer le buste de Victor Schœlcher de l’ancienne mairie, et fait casser la stèle honteuse sur laquelle il reposait. Par contre, j’ai gardé le tableau dans la salle du conseil, qui relate l’intervention de Victor Schœlcher à l’Assemblée nationale, où il a écrit le texte de l’abolition de l’esclavage. Ça, oui je le garde. Je reconnais le travail de parlementaire qu’il a fait en 1848, où il s’est battu pour obtenir le décret d’abolition. Il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître ».

L’acte de dépose du buste de Victor Schœlcher, le maire du Lamentin l’explique : « La fresque montrait des nègres assis et couchés par terre embrassant les pieds de Victor Schœlcher. Quand je dépose le buste, je dépose la représentation du Schœlchérisme, l’exploitation que l’on a fait de Victor Schœlcher dans l’assimilation ». Il poursuit, « Face à la demande de loi d’assimilation de Césaire en 1946, Fernand Guilon, maire communiste du Lamentin, fait la stèle pour célébrer Schœlcher dans le symbole de l’assimilation… A cette époque on niait notre culture, on abandonnait le tambour et le créole pour entrer dans une assimilation totale à la France… 100 ans après l’abolition ». Des incohérences entre l’évolution statutaire politique et les symboles physiques de l’histoire. D’ailleurs, Georges Gratiant avait déjà entrepris ce travail de réappropriation dans les années 1970, en faisant acheter par le Conseil général, des parts de l’usine du Galion. Aujourd’hui, la CTM possède la production du sucre en Martinique… Un autre symbole fort.

Christy Pascal

Valérie-Ann Edmond Mariette (en arrière-plan de face) explique qu’Aimé Césaire a fait creuser la porte du Tricentenaire de la colonisation pour y installer des guichets permettant l’accès aux activités culturelles à l’ancien Parc Galliéni, aujourd’hui parc Aimé Césaire. Photos C.Pa/ Antilla

Extrait du discours de Gratiant : « Sur Trois Tombes » qui lui a valu une condamnation. Il fait appel de la décision et est suivi par ses confrères avocats :  le barreau de Fort-de-France se met en grève et cela s’étend au barreau de Paris avec Marcel Manville. La mobilisation massive des avocats qui s’en suit oblige un abandon des charges contre lui et lui évite de perdre son poste à la mairie, de fermer son cabinet d’avocat, ses titres au parti communiste…


« Au nom de l’ordre et de la force publique, au nom de l’autorité qui nous régente, au nom de la loi et au nom de la France, une poignée d’assassins en armes, vient de creuser trois tombes d’un coup, dans notre sol lamentinois. (…) Crime policier, crime raciste, crime politique. (…) Qui veut du pain aura du plomb, au nom de la loi, au nom de la force, au nom de la France, au nom de la force de la loi qui vient de France, pour nous le pain n’est qu’un droit, pour eux, le plomb, un devoir. (…) Réponds-moi, Suzanne Marie-Calixte, belle et forte camarade (…) Dis-moi quelle dernière prière tu venais d’adresser à ton Seigneur, dans son église que tu quittais à peine, quand les gendarmes ont fait entrer la mort par un grand trou dans ton aisselle à coup de mitrailleuse ? Et si ton Dieu t’accueille au ciel, tu lui diras comment les choses se sont passées. Tu lui diras, qu’Alexandre Laurencine (…) s’est couché sur le pavé, et que c’est là, face contre terre qu’il fut tiré et qu’il fût tué, déjà couché, prêt au tombeau. (…) Tu lui diras, jeune fille, qu’Edouard Valide (…) donnait le dos aux assaillants et qu’à la nuque il fut atteint et que sa tête de part en part fut traversée. Tu lui diras que des Français forment ici une Gestapo qui assassine dans le dos, au nom de la loi, au nom de la Force, au nom de l’ordre, au nom de la France, au nom de l’ordre qui vient de France. (…) Sachez que votre sang a fécondé le sol de votre ville. Pour que se lèvent des milliers de bras qui sauront un jour, honorer votre martyr, dans la paix, dans la raison et dans la liberté. Vos noms rejoignent glorieusement ceux du François de 1900, ceux du Carbet de 1948 et tous ceux qui pour les mêmes raisons sont les victimes du plus fort et de la trahison. Car nous sommes tous avec vous trois, par votre sang, par votre honneur, liés pour la raison contre la trahison, dans le courage contre la lâcheté, dans l’amour contre la haine, pour la liberté contre la servilité, pour la fraternité des peuples contre le racisme, pour la paix et le bonheur universel, contre l’égoïsme cruel de quelques-uns, fiers et chers camarades, adieu ! »

 

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