Par Jacques Buhart, avocat associé du cabinet McDermott Will & Emery, Expert du Club des juristes
Par une décision en date du 17 décembre 2020, publiée le 17 février dernier, la Commission européenne a rejeté la demande de Suez du 16 octobre 2020 visant à constater que Veolia aurait enfreint « l’obligation de suspension » prévue par le Règlement européen relatif au contrôle des concentrations.
Le 30 août 2020, Veolia a annoncé son intention de prendre le contrôle exclusif de Suez, afin de créer « un champion mondial français de la transformation écologique ». Cette prise de contrôle devait se réaliser en deux étapes : tout d’abord une prise de participation minoritaire, de 29,9 % du capital social de Suez auprès d’Engie, réalisée le 5 octobre 2020, suivi d’une OPA en vue d’acquérir les 70,1% du capital restant.
Pour rappel, le Règlement Concentration prévoit, en son article 7, paragraphe 1, une obligation de suspension de la réalisation d’une opération de concentration notifiable (i.e. qui emporte un changement de contrôle) jusqu’à son autorisation par la Commission. Une violation de cette obligation de suspension est lourdement sanctionnée. C’est à ce titre qu’Altice s’était vu infliger en 2018 une amende record de 124,5 millions d’euros.
L’article 7, paragraphe 2 du Règlement Concentration prévoit une dérogation à cet effet suspensif, pour « […] la réalisation d’une offre publique d’achat ou d’échange ou d’opérations par lesquelles le contrôle […] est acquis par l’intermédiaire de plusieurs vendeurs au moyen d’une série de transactions sur titres, … », à la double condition que la concentration soit notifiée « sans délai » et que « l’acquéreur n’exerce pas les droits de vote attachés aux participations concernées ».
Par lettre en date du 16 octobre 2020, Suez a demandé à la Commission de constater qu’en acquérant une participation minoritaire de 29,9 % dans Suez, Veolia avait enfreint l’article 7, paragraphe 1, du Règlement Concentration dès lors que les deux étapes de l’opération poursuivent un même objectif économique, à savoir la prise de contrôle de Suez et « constituent ensemble une opération de concentration unique soumise, dans son entièreté, au principe de l’effet suspensif du contrôle des concentrations ». Selon Suez, Veolia n’était donc pas autorisée à mettre en œuvre la première étape de l’opération tant que la Commission n’avait pas donné son feu vert à l’opération de concentration toute entière.
Suez cherchait principalement à obtenir une suspension des droits de vote attachée aux 29,9% en prévision d’une future assemblée générale des actionnaires, laquelle suspension fait également l’objet d’une bataille devant la Cour d’appel de Paris à la demande du CSE de Suez et de Veolia.
Sur le caractère unique de l’opération, la Commission confirme que les deux étapes de l’opération sont interdépendantes et « constituent une concentration unique ». En effet, conformément à l’arrêt Cementbouw du Tribunal de l’UE, la Commission doit examiner la conditionnalité des opérations. En l’espèce, les deux opérations n’étaient pas liées en droit. En revanche, il existait bien une conditionnalité de fait, puisque Veolia avait déclaré dès le 30 août que si l’offre était acceptée par Engie, « Veolia a[vait] l’intention, à la suite de l’acquisition des 29,9 % des actions de Suez, de déposer une offre publique d’acquisition volontaire du solde des actions de Suez ».
Ce lien de fait établi par la Commission n’est pas en contradiction avec l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 11 février 2021 qui a conclu, comme l’AMF, que la déclaration de Véolia ne constituait pas une pré-offre en l’absence d’« une indication de prix de l’offre publique envisagée ». La Cour, comme la Commission, considère que la deuxième opération est « subordonnée à la réalisation de la première».
L’opération étant unique, il s’agissait ensuite de déterminer si l’obligation de suspension prévue au Règlement Concentration s’appliquait simultanément aux deux étapes ou s’il était possible de distinguer les deux opérations. Selon Suez, l’acquisition du bloc de 29,9 % des titres de Suez ne correspondait à « aucun des cas de figure » prévus par l’article 7, paragraphe 2 du Règlement Concentration, à savoir l’acquisition du contrôle au moyen d’une « série de transactions sur titres auprès de plusieurs vendeurs » ou « d’une offre publique d’achat ». En outre, Suez a soutenu que les deux étapes, envisagées ensemble, ne pouvaient pas davantage être qualifiées de « série de transactions sur titres » ou « d’une offre publique d’achat » (dans la mesure où Veolia n’envisagerait de lancer son OPA qu’après la décision d’autorisation de la Commission). Pour la Commission, en revanche, les deux étapes de l’opération constituent bien ensemble une « série de transactions sur titre » conduisant à l’acquisition de contrôle « auprès de plusieurs vendeurs » et qu’ « [a]ucune raison ne justifie […] d’exclure du champ d’application de cette disposition [l’article 7, paragraphe 2] une situation dans laquelle le contrôle est acquis auprès de différents vendeurs à la fois par le biais d’une transaction privée sur titres, et par l’acquisition des actions restantes dans le cadre d’une offre publique d’achat ultérieure ». En fait, dans la mesure où le bloc de 29,9% constituait une participation minoritaire non-contrôlante au sens du droit de la concurrence, suspendre la première étape de l’opération aurait conduit la Commission à suspendre une transaction n’entrainant pas un changement de contrôle, ce que le Règlement Concentration ne prévoit pas.
La Commission considère que constater à la fois l’existence d’une concentration unique et priver la première étape de cette concentration du bénéfice de la dérogation de l’article 7, paragraphe 2, du Règlement Concentration, aurait été contradictoire, l’entièreté de l’opération devant être soumise au même régime juridique. Ce raisonnement s’inscrit dans la ligne de l’arrêt du Tribunal de l’UE dans l’affaire Marine Harvest (T-704/14 – Marine Harvest/Commission, 26 octobre 2017) dans lequel le Tribunal précise qu’ « il est possible que l’acquisition d’une participation minoritaire, qui ne confère pas le contrôle de l’entreprise cible, suivie d’une offre publique d’achat, puisse faire partie d’une concentration unique qui relève du champ d’application de l’article 7, paragraphe 2, du règlement no 139/2004 ».
La présente affaire se distingue néanmoins de l’affaire Marine Harvest (COMP/M.7184 – Marine Harvest/Morpol, 23 juillet 2014) dans laquelle la Commission avait sanctionné l’acquéreur, Marine Harvest, pour défaut de notification et non-respect de l’obligation de suspension. S’il est exact que le rachat total de la cible s’était également réalisé en deux étapes, d’abord par une acquisition de gré à gré (de 48,5 %) suivie d’une OPA quelques mois plus tard, à la différence de Veolia, Marine Harvest avait déjà acquis le contrôle de fait sur la cible, dès la première étape.
Quelle aurait été la décision de la Commission si elle avait considéré que l’acquisition du bloc de 29,9% constituait un changement de contrôle de fait du point de vue du droit de la concurrence ; sachant que la Competition Market Authority de Grande Bretagne a considéré le 1er février 2021 qu’elle avait des « reasonable grounds for suspecting that it is or may be the case that Veolia Environnement S.A. and Suez S.A., have ceased to be distinct as a result of the completed acquisition by Veolia of a shareholding of 29.9% in Suez from Engie S.A. » et dans la foulée interdit à Véolia d’exercer les droits de vote liés à sa participation de 29,9% dans Suez ! Quel sera l’effet de cette décision en France ?