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La paysannerie et le respect de la vie sauvage ne sont pas mutuellement exclusifs, écrit Baptiste Morizot dans « Raviver les braises du vivant ». Au contraire, elles peuvent être les piliers d’une redéfinition de la place de l’humanité dans un monde vivant qui permette à chaque espèce de disposer d’un espace où s’épanouir.

À l’été 2020, un conflit éclata dans la Drôme entre la Confédération paysanne locale et l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas), conduite notamment par le naturaliste Gilbert Cochet. Face aux acquisitions successives de foncier en vue de créer des réserves de vie sauvage dans la région, la première accusa publiquement la seconde, au motif que « la spoliation et l’ensauvagement des terres [mettent] en danger la diversité des activités humaines rurales : les espaces naturels, agricoles et forestiers, doivent rester lieu de vie et outil de travail des ruraux ». Se pose alors une question cruciale : qui du paysan ou du naturaliste a raison ? Les deux, bien entendu. Car contrairement à ce que leur opposition de surface laisserait entendre, le réensauvagement des terres et l’agriculture paysanne forment les deux faces d’une même pièce : la réactivation des puissances du vivant.

C’est d’un tel conflit que part Raviver les braises du vivant, la nouvelle enquête du philosophe Baptiste Morizot. Au fil d’un livre mêlant poésie, philosophie et écologie, l’auteur s’attaque frontalement au problème qui grève la formation d’un « front commun » contre « le camp de l’exploitation insoutenable » : le fameux dualisme nature/culture. Dans la lignée de l’anthropologue Philippe Descola, Morizot déconstruit pied à pied le concept même de nature, « poubelle ontologique » légitimant son exploitation la plus éhontée. Si les travaux de Bruno Latour et Philippe Descola ont déjà révélé la responsabilité de la philosophie naturaliste moderne dans la catastrophe environnementale, l’enquête de Morizot, de son côté, met en lumière le fardeau qu’une telle conception représente pour les luttes écologistes. La « protection de la nature » ne fait que prolonger ce que le philosophe appelle l’« écopaternalisme », c’est-à-dire le processus d’« hétéronomisation de la nature », occulté par la suite, « dont l’être humain se présente ensuite comme intendant et gestionnaire ».

Défaire la « métaphysique de la production »

Qu’il prétende la protéger ou l’exploiter, l’écopaternalisme considère toujours la nature comme trop faible, déficiente, insuffisante en elle-même pour « produire » quelque chose. C’est bien dans ce concept de « production » que tient le nœud du problème. Revenant aux philosophes du XVIᵉ siècle, Morizot décortique une véritable « métaphysique de la production » née sous leur plume. Celle-ci repose sur deux éléments. D’une part, « la dévaluation de l’agentivité du vivant dans sa propre genèse » ; et d’autre part, « la surévaluation de l’initiative humaine dans la genèse du “produit” ». En d’autres termes, une telle métaphysique laisse accroire que l’humain serait seul responsable de la pollinisation des végétaux et des mutations biologiques à l’origine des espèces, voire de la photogénèse.

Aux injonctions à protéger une nature réifiée, l’essayiste préfère un vocable, autrement plus fédérateur : le vivant, auquel appartient pleinement Homo sapiens. Cette dernière espèce peut alors clamer : « Nous sommes le vivant qui se défend — y compris contre sa conversion en “nature”. »

Le vivant : c’est bien ce qui caractérise les projets respectifs de l’Aspas et de la Confédération paysanne. Une fois dépassé le faux clivage nature/culture et les humains réintégrés au reste du vivant, on mesure à quel point les deux positions se situent sur un même continuum. Le « front commun » des différentes initiatives écologistes auquel aspire Morizot pourrait arborer comme devise : « Faire confiance aux forces du vivant ». Car c’est bien le dénominateur commun de ces luttes, qui ne cherchent certainement pas à protéger la nature, ni même à régénérer le vivant, mais à en « amorcer les puissances autonomes de régénération », à en « réparer les dispositifs d’autonomie pour pouvoir disparaître comme réparateur ». À la protection verticale de la nature, Morizot substitue une expression à laquelle peut souscrire l’ensemble des Terrestres : « Raviver les braises du vivant ».

Faire de la place aux autres formes de vie

Mais comment motiver une alliance multispécifique avec les autres êtres vivants, pour qui les notions humaines de contrat et de partenariat formalisé ne signifient rien ? Indéniablement, nos sociétés ont leur rôle à jouer, ne serait-ce qu’en acceptant de ne plus tenir le devant de la scène. Brossant un panorama d’initiatives locales, allant de l’Aspas à la sylviculture en passant par l’agroécologie paysanne, l’auteur met en lumière leur commune « politique des égards ajustés » envers les autres vivants. Celle-ci se définit par la place qu’on fait aux autres formes de vie, en dehors de toute considération utilitaire, plutôt qu’en faisant à leur place. En somme, il s’agit de maintenir un espace « politique » entre chaque espèce, c’est-à-dire un « espace de relations qui empêche la guerre absolue de tous contre tous »et dans lequel chacune puisse vivre et s’épanouir à son rythme.

Malgré son approche résolument naturaliste, l’ouvrage n’a, comme on le voit, rien d’apolitique. Laisser les abeilles butiner les fleurs, les poissons remonter les cours d’eau et les arbres mourir de leur belle mort ne sont pas les lubies d’un « amoureux de la nature » misanthrope. Au contraire, puisque nous nous rattachons au vivant, raviver les braises de ce dernier change nécessairement les activités humaines. Certes, la langue poétique de Morizot, à la différence d’un Frédéric Lordon par exemple, ne convoque pas les figures et les motifs révolutionnaires. Pour autant, ajuster un territoire aux usages des autres Terrestres signifie nécessairement mettre fin au monopole capitaliste sur celui-ci et, par conséquent, dessiner de nouvelles trajectoires partagées pour un même lieu. Ainsi, « ces alliances vitales avec des non-humains, avec les dynamiques sauvages, se tissent avec des usages du territoire qui, en contexte actuel, sont souventsimultanément plus viables pour les communautés biotiques, et pour les activités humaines dans ce qu’elles ont d’humain », et donc d’émancipateur. On peut se faire une idée du potentiel insurrectionnel d’une telle alliance en lisant Les Furtifs, le dernier roman d’Alain Damasio, où la coalition des furtifs et des humains motive une révolution courant de place en place.

Remettre en marche le monde vivant

Paru quelques mois plus tard, Basculements, de Jérôme Baschet, entretient bon nombre de liens avec Raviver les braises du vivant. Quoique les deux œuvres ne communiquent pas et que leurs objets de recherche semblent a priori éloignés l’un de l’autre, elles partagent en réalité une même stratégie de destruction du capitalisme : résolument partie du bas, l’insurrection qu’elles dépeignent reste profondément enracinée dans le sol qui l’a vue naître et refuse toute prise de pouvoir de l’appareil d’État. Cette stratégie se matérialise symboliquement à travers la métaphore du levier, commune aux deux livres. Un levier nécessite en effet de tâter le terrain et de sonder les forces réelles en présence avant d’entamer toute action de transformation. Chez Baschet, un tel levier suppose une fine connaissance des puissances à l’œuvre dans le capitalisme actuel pour en trouver les points faibles ; chez Morizot, le levier s’apparente plus à un tison qui, par son action, remet en marche le monde. Deux faces d’une même pièce.


Raviver les braises du vivant. Un front commun, de Baptiste Morizot, aux éditions Actes Sud, collection « Domaine du possible », septembre 2020, 208 pages, 20 €.

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