15 mai 2020 | Par Hugues Lagrange, CNRS Sciences Po, (il vient de faire paraître Les Maladies du bonheur (PUF e-book)

Au 1er mai 2020, le nombre total de décès attribués au coronavirus dépasse les 230 000 : nous avons été pris à revers par une catastrophe annoncée. La pandémie que nous avons sous les yeux touche surtout la population des pays riches, qui ont, pour des raisons économiques, d’étroites connexions avec la Chine, laquelle est en passe de devenir la première économie mondiale. Ce virus aurait pu aussi bien venir de Corée ou du Japon, d’un plus petit pays même. À ce jour, la pandémie a largement épargné l’Afrique subsaharienne, l’est de l’Indonésie, les zones pauvres des Caraïbes ordinairement victimes d’épidémies. Ainsi, de manière emblématique, vers le 10 avril, en République dominicaine, pays de 10 millions d’habitants dont le PIB par tête est de 7 650 $, on dénombrait plus de 5 000 cas et 265 décès, tandis que Haïti, pays de taille analogue mais parmi les plus pauvres du monde avec 854 dollars par habitant, déclarait 72 cas et 5 décès. Un curieux retournement s’est opéré : en l’occurrence, et pour l’heure, les premiers sont les derniers.
Cette pandémie pose une question sur la vigilance sanitaire. Elle révèle aussi, en amont de toute intervention publique, la fragilité des sociétés modernes.
En effet, ce virus ressemble à la grippe saisonnière par la banalité des contacts permettant son passage d’un individu à un autre, alors que le taux de létalité, sans doute près de dix fois plus élevé, en fait un adversaire bien plus redoutable. Si l’on veut comprendre ce qui nous arrive, il faut passer sur les manquements des réponses des acteurs publics et donner, avant tout, la parole à la médecine, à la sociologie et à la démographie, potentiellement rassemblées dans une épidémiologie compréhensive. Cette enquête n’est pas détachée de l’Histoire ; au contraire, elle inscrit plus étroitement que jamais les éléments issus du savoir biologique et épidémiologique dans le temps historique. Il faut noter avec précision les dates auxquelles les différents éléments du tableau ont été connus car, au temps d’Internet, les dates, pas toutes bien sûr, sont disponibles en temps réel. Ce que l’on sait, on ne le sait pas seulement après coup. Bien évidement, cette enquête ne dispensera pas d’un complément d’enquête sur la réponse sanitaire dans ses dimensions politique et administrative, qu’il faudra mener à la fin de la première vague du Covid-19, cet été, et qui devra pointer les manquements, parfois tragiques, résultant d’incurie ou d’inconséquence dans les réponses politiques.

Il y a encore trente ans, dans les pays pauvres ou émergents, les maladies transmissibles, cueillant des vies dans la fleur de l’âge, dominaient le tableau nosographique[1]. C’est en partant de là que le programme de l’OMS, baptisé « Global Burden of Disease », a pu dresser un panorama saisissant des progrès récents en matière de santé. Si les maladies non-transmissibles – cancers, maladies cardiovasculaires, diabètes – sont, depuis longtemps, devenues les causes majeures de mortalité dans les pays développés, c’est aussi largement le cas dans les pays émergents[2].
[1] Une maladie infectieuse est une maladie causée par un micro-organisme et ainsi transférable à de nouveaux individus. Elle peut être transmissible ou non. Une maladie infectieuse non-transmissible peut être causée par des toxines provenant de l’alimentation ou présentes dans l’environnement, comme le tétanos. Le programme GBD inclut dans l’ensemble « maladies transmissibles » les maladies infectieuses et parasitaires, en particulier les infections des voies respiratoires inférieures, la diarrhée, le sida, la tuberculose et la malaria.
[2] Corrélativement, pour les Occidentaux mais aussi pour les habitants des pays émergents et leurs gouvernements, les maladies non-transmissibles, qui interviennent plus tard et affectent moins l’espérance de vie, sont devenues au cours de la dernière décennie les principaux soucis.

En revanche, s’il y a des progrès, l’espérance de vie des habitants des pays pauvres reste drastiquement réduite par rapport à ce qu’elle est dans le monde riche ou émergent, notamment en raison de la persistance des maladies infectieuses[3]. De ce fait, la carte du poids global des maladies sur l’espérance de vie, c’est-à-dire des endroits où la vie est le plus précocement écourtée par les maladies, dessine les contours de la pauvreté. La réduction des vies est maximale dans les pays où le poids des maladies transmissibles reste élevé, au premier rang desquels figurent les pays d’Afrique subsaharienne.
[3] Voir les rapports du Global Burden of Disease de l’OMS.

C’est une carte pratiquement inversée que dessine à ce jour la pandémie du coronavirus. Aussi, l’explosion de cette pandémie a été surprenante, à plus d’un titre. Il y a cinquante ans, avec l’utilisation à grande échelle d’antibiotiques et de vaccins, on pensait que la bataille contre les infections était gagnée. Le monde des maladies « pasteuriennes » semblait appartenir au passé pour les Occidentaux. Les Ebola, Zika et Chikungunia passent désormais à leurs yeux pour des menaces fort lointaines. Qui sait qu’en 2009-2010 le virus H1N1 a provoqué 12 500 décès aux États-Unis et environ 350 000 à travers le monde[4] ?Dans la même série, le virus H5N1 est un agent infectieux parmi les plus mortels mais ce virus contamine rarement les êtres humains. Endémique en Asie, H5N1 présente toutefois un risque croissant pour l’homme par mutation, en particulier chez ceux qui sont exposés professionnellement ou vivent de façon intime avec des oiseaux. Dans les pays occidentaux, on s’est inquiété, tardivement certes, des virus H1N1, H5N1 et autres déclinaisons des grippes aviaires, mais les coronavirus ont longtemps été considérés comme des agents pathogènes sans conséquence. La mortalité liée au SARS-CoV-1 et au virus du syndrome respiratoire du Moyen- Orient (MERS) qui ont émergé de réservoirs animaux[5] fut limitée (le SARS-CoV-1 contaminant un peu plus de 8 000 personnes, les foyers du MERS à peine plus de 2 000 personnes), et elle n’a pas suscité de forte mobilisation de la part des agences de santé publique en Europe et aux États-Unis. En dépit des avertissements de l’OMS, on n’y croyait pas. Les virus d’origine anthropique préoccupent davantage, bien que les épidémiologistes aient montré que, mesuré en taux par habitant, le nombre des agents pathogènes d’origine anthropique est quantitativement plus faible au cours des dernières décennies et qu’ils sont moins nocifs que par le passé[6].
Avant 1980, « les maladies des animaux sauvages sont principalement étudiées pour améliorer la survie et le bien-être des animaux des zoos. On ne s’intéresse guère aux maladies des animaux sauvages vivant en liberté, à moins qu’elles ne touchent des espèces fortement chassées. [Et] Le rôle des maladies infectieuses […] dans l’extinction d’espèces sauvages est souvent contesté[7] ».
[4] « The 2009 H1N1 Pandemic: Summary Highlights, April 2009-April 2010.»
[5] Voir C. Paules, H. Marston & A. Fauci, « Coronavirus Infections-More Than Just the Common Cold »
JAMA 2020 ;323(8):707-708.
[6] Smith & al. 2014, « Global rise in human infectious disease outbreaks », J. R. Soc. Interface, 11: 20140950.
[7] Cunningham & al., 2017, « One Health, emerging infectious diseases and wildlife: two decades of progress? », Phil. Trans. R. Soc. B372 : 20160167.

A fortiori, on ne les considère pas comme des menaces pour l’homme. Mais le quasi-demi-siècle écoulé a vu un fort renouvellement des épidémies : une incroyable diversité de virus portés par des « réservoirs » animaux, principalement en Asie et en Afrique, a engendré quantité de foyers pathologiques touchant l’homme. Les virus zoonotiques sont en augmentation, tant par leur nombre que par leur diversité, comparativement aux maladies anthropiques. On peut se faire une idée de la répartition des zoonoses entre les sources sauvages et domestiques au cours des années 1990-2010, grâce à une ventilation de 95 zoonoses répertoriées. Elle conduit à estimer que 66 % viennent des animaux sauvages exclusivement, 9 % des animaux domestiques exclusivement et 25 % ont une double origine, sauvage et domestique.
Généralement, on envisage l’émergence ou la réémergence des maladies infectieuses entre espèces en référence à deux critères : la proximité taxinomique[8] et le contexte écologique.
Sous l’angle taxinomique, les agents pathogènes zooniques viennent, d’un côté, de groupes d’animaux peu nombreux mais phylogénétiquement proches de l’homme, comme les chimpanzés, de l’autre, de groupes phylogénétiquement plus éloignés mais nombreux et en étroite cohabitation avec les humains, comme les rongeurs. Cette distance phylogénétique ne recoupe pas l’opposition sauvage/domestique (ainsi nous sommes phylogénétiquement proches des primates sauvages). Beaucoup des maladies établies dans les zones tempérées « ont été contractées par le bétail domestique, en raison de sa grande abondance locale et de ses contacts très fréquents [avec l’homme][9]».
[8] La notion de proximité taxinomique ou phylogénétique a évolué avec l’émergence de la génétique moléculaire. Elle était essentiellement basée sur des critères comme l’existence d’une colonne vertébrale, le type de parturition – ovipare vs vivipare –, le milieu – terrestre, aquatique ou marin. Les distances phylogénétiques ont été redéfinies par des proximités en termes d’ADN partagé. Cette classification, qui définit de manière assez univoque des distances entre espèces, n’est pas intrinsèquement plus adéquate, elle apporte cependant des informations pertinentes lorsqu’il s’agit de comprendre comment les protéines virales peuvent s’abouter aux récepteurs cellulaires de surface et ainsi pénétrer dans les cellules.
[9] Wolfe & al., « Origins of major human infectious diseases », Nature, vol. 447-17, mai 2007. Terra Nova

Les pathologies viennent aussi des carnivores et des chauves-souris, parents plus éloignés de l’homme sur le plan taxinomique, et enfin de réservoirs animaux sauvages plus éloignés encore, en voie de disparition ou d’espèces dont la population est restreinte. « La proximité taxinomique avec l’homme semble moins être le critère pour expliquer l’importance des nouveaux agents pathogènes humains que les contextes écologiques [et démographiques][10]. »
Dans la perspective écologique, la diffusion des épidémies virales dépend surtout de la manière dont l’homme interagit avec son environnement au sens large, en particulier avec d’autres animaux tant domestiques que sauvages, et les autres hommes. En effet, des facteurs comme la densité des contacts, l’intimité du voisinage sont des éléments essentiels d’une dynamique épidémique. Ces interactions dépendent aussi du poids démographique des diverses espèces. « Le nombre de virus zoonotiques détectés chez les mammifères est directement asssocié à l’abondance des espèces qui cohabitent avec les hommes, ce qui suggère que le risque de transmission du virus est le plus élevé pour les espèces animales qui ont proliféré et élargi leur aire en s’adaptant à des contextes dominés par l’homme. [Ainsi, les] rongeurs et chauves-souris abritent plus de virus zoonotiques partagés avec l’homme que les autres espèces […] tandis que les espèces sauvages les plus menacées partagent peu de virus avec l’homme[11]. »
L’analyse des nouveaux foyers de maladies infectieuses (apparus de 1980 à 2009[12]) fait émerger deux constats[13]. D’abord, le nombre de foyers et le nombre de maladies infectieuses ont tous deux considérablement augmenté depuis 1980 ; depuis cette date, les zoonoses[14] sont en augmentation comparativement aux maladies anthropiques. En revanche, les données présentées ne montrent pas de progression significative des contaminations par habitant par des infections d’origine animale[15]. Parallèlement, il s’avère que, mesurés en taux par habitant, les proportions de contaminations associées à des agents pathogènes d’origine anthropique ont diminué de façon significative[16].
[10] Johnson & al.,2020.« Global shifts in mammalian population trends reveal key predictors of virusspillover risk » ; Proc. R. Soc. B 287: 20192736.http://dx.doi.org/10.1098/rspb.2019.2736
[11] Smith & al.,2014
[12] Stockées dans le réseau mondial en ligne de maladies infectieuses et d’épidémiologie (GEDEON).
[13] Smith & al., 2014, « Global rise in human infectious disease outbreaks », J. R. Soc. Interface, 11: 20140950.
[14] Elles sont portées par un vecteur (moustique, puce ou autre) dans l’immense majorité des cas et impliquent un virus ou une bactérie, beaucoup plus rarement un champignon ou un autre parasite.
[15] Voir le commentaire des tableaux présentés par Johnson et al. (2015), en annexe.
[16] Ce qui forme le cœur du tableau brossé dans les rapports du Global Burden of Diseasede l’OMS.
Donc plus de foyers épidémiques d’origine animale (essentiellement associés aux animaux sauvages), une plus grande diversité de zoonoses, mais pas d’accroissement marqué de l’impact des zoonoses sur la santé humaine (mesurée en cas d’infections par habitant, en 2010).

Il reste que, même s’il n’y a pas de progression caractérisée du poids des zoonoses, le maintien, au cours de ces décennies, de l’impact de zoonoses pour l’essentiel liées aux animaux sauvages est étonnant. En effet, plus encore que l’accroissement de la population, l’accroisement rapide de l’urbanisation dans les pays émergents a beaucoup éloigné l’homme de la nature. En Chine, en Inde, au Brésil, en Afrique, l’urbanisation a considérablement augmenté au cours de cette période. Alors, comment expliquer le maintien de cette pression des zoonoses, sinon son accroissement ? On est amené à penser qu’un changement dans les rapports de l’homme aux espèces animales sauvages qui sont les réservoirs de virus a potentialisé ces atteintes animales en dépit de notre éloignement. On aurait pu se dire que l’industrialisation et une agriculture de masse très contrôlée nous priveraient peut-être de certaines saveurs mais qu’elles apporteraient au moins une plus grande sécurité sur le plan sanitaire. Ce n’est pas le cas. Nous n’avons sans doute pas encore saisi ni les mécanismes ni la portée de ces zoonoses. Il faut lire des articles très spécialisés pour apprendre que l’émergence de foyers infectieux est liée à la conversion des sols, à l’intensification de l’agriculture et à l’empiètement sur les forêts. L’altération des écosystèmes – désertification, pollution et réchauffement climatique – est associée à l’émergence d’agents pathogènes plus nombreux issus du monde animal.
Ces mécanismes opèrent par plusieurs voies ou processus, qui ne mettent pas en cause la modernité dans les mêmes termes. Les empiètements d’une agriculture intensive et d’un élevage industrialisé, combinés avec les changements écologiques, ont élevé les interactions entre les espèces domestiquées et les espèces sauvages porteuses de risques épidémiologiques. Par exemple, en Malaisie, le paramyxovirus zoonotique Nipah[17] est venu des chauves-souris frugivores.
[17] Le virus Hendra, initialement classé comme morbillivirus des équidés, et le virus Nipah, à l’origine d’épidémies en Asie du Sud et du Sud-Estont donné Henipavirus, une catégoriede virus caractérisés par leur grande taille, leur occurrence naturelle chez les chauves-souriset leur émergence récente comme
pathogène zoonotique potentiellement mortelle chez les animaux domestiques et l’homme. Nipah est le nom d’un village de Malaisie.

En 1998-1999, ce virus s’est établi dans les populations de porcs domestiques qui consomment des mangues, amplifiant la transmission virale et conduisant à une importante épidémie chez les fermiers[18]. Il y a eu peu de décès mais plus de 1 million de porcs ont dû être abattus. La réponse de long terme est passée par une politique publique visant à séparer les porcs des chauves-souris : la suppression des arbres fruitiers et la relocalisation des fermes loin des zones forestières a permis de stopper l’infection des porcs, qui servaient d’hôtes intermédiaires à des contaminations humaines. Dans le cas des grippes aviaires, ce sont souvent des volatiles sauvages qui contaminent les élevages industriels de poulets ou de porcs, qui transmettent à leur tour le virus à l’homme.
Un autre voie a été évoquée, celle de la transformation des rapports de l’homme aux espèces animales dans un moment où l’extinction de ces espèces sauvages s’accélère. Didier Sicard rappelle un troublant processus de diffusion de la peste. « Le réservoir de la peste sont les puces des rats, dit-il, [or] il y a des populations de rats très résistantes qui transmettent le bacille de la peste, mais s’en fichent complètement. Et puis, il y a des populations de rats très sensibles. Il suffit qu’un jour, quelques individus de la population de rats sensibles rencontrent la population de rats qui est résistante pour qu’ils se contaminent. Les rats sensibles meurent. À ce moment-là, les puces qui se nourrissent du sang des rats, désespérées de ne plus avoir de rats vivants, vont se mettre à piquer les hommes[19]. » Quand les rats meurent, il y a danger pour l’homme. On peut, je crois, transposer le cas des puces à d’autres vecteurs qui, parasitant une espèce en déclin du fait de l’action humaine, se voient obligées de sauter sur celui qui détruit leur habitat. Les épidémies dues à des espèces sauvages menacées sont relativement peu nombreuses. Cependant, parmi les espèces sauvages menacées, ce sont celles dont la population diminue en raison de l’exploitation de leur habitat par l’homme qui partagent le plus de virus avec les humains[20]. L’exacerbation des épidémies venant des espèces en voie d’extinction du fait de l’empiètement de l’homme sur leurs territoires se transforme alors en baiser de la mort – l’ultime coup porté par une espèce que l’homme a contribué à détruire et qui s’éteint.
Ces zoonoses, à la différence des pathologies infectieuses humaines, ne sont pas limitées aux pays à faible revenu. Elles sont plutôt concentrées dans les régions économiquement émergentes, entre autres parce que l’apparition d’agents pathogènes tels que le virus Nipah ou H1N1 sont liés à des activités telles que l’intensification de l’agriculture et l’empiètement sur les forêts.
[19] Sicard D., « La transmission infectieuse d’animal à humain », www.esprit-press.fr, avril 2020. [20] Smith & al.,2014.
Or ces pratiques ont beaucoup de raisons d’impliquer en priorité des pays émergents comme le Brésil ou l’Inde, l’Afrique du Sud, la Malaisie ou la Chine, car ce sont les lieux d’une importante conversion des terres sauvages et forêts en zones agricoles et industrielles. Quand de telles épidémies affectent des pays ou des régions pauvres, les politiques d’aménagement, comme celle qui a été menée en Malaisie, ne sont pas entreprises car même si elles sont efficaces, elles sont coûteuses. La responsabilité d’engager les transformations déborde les capacités et, du coup, ces régions, qui ne sont pas toujours des régions des pays les plus pauvres, en souffrent de manière disproportionnée. Mais, au total, sur la base des données recueillies de 1980 à 2013[21] concernant les foyers épidémiques et les taux d’infection par habitant, si les pays pauvres ne souffrent pas plus des zoonoses que les pays riches, ils pâtissent plus des épidémies d’origine anthropique (voir en annexe les tableaux et leur interprétation).

Les voies qu’on vient de mentionner, liées à la disparition des espèces ou à l’implication des animaux domestiques comme hôtes intermédiaires, n’épuisent pas l’impact persistant des zoonoses. Ce que nous vivons n’est pas directement la conséquence d’une tendance à déléguer aux plus pauvres, à l’échelle de la planète, les risques avérés résultant des besoins des sociétés plus riches.
Covid-19 est une pandémie d’origine animale provenant, selon toute vraisemblance, d’un réservoir animal qui n’est pas menacé : une espèce particulière de chauve-souris (fer à cheval, “horse shoes”). D’après plusieurs travaux scientifiques (pas seulement des prépublications mais aussi des papiers examinés par les pairs), l’épidémie qui a éclaté en Chine est due à une transmission directe à l’homme d’un virus des chauve-souris, qui sont couramment vendues sur les marchés aux animaux. Comme les premiers cas humains de SARS-CoV-2 avaient en commun des antécédents de contact entre l’homme et l’animal, si une transmission zoonotique du virus était bien soupçonnée, on a d’abord pensé que les civettes de palmier ou les pangolins pouvaient aussi en être les réservoirs primaires. Cela s’avère inexact. En 2013, des chercheurs de plusieurs pays ont publié dans l’une des plus prestigieuses revues, Nature, la lettre suivante : « […] voici le premier enregistrement d’un Sars Like-CoV vivant provenant d’échantillons de fèces de chauves-souris. Les cellules E6, qui présentent une morphologie typique des coronavirus, ont une séquence génétique identique à 99,9 % à Rs3367 et utilisent l’ACE2 (angiotensine) des humains […] pour entrer dans les cellules.
[21] D’après les données publiées par Smith & al. 2014. Terra Nova

[C’est] la preuve la plus solide à ce jour que les chauves-souris chinoises en fer à cheval sont les réservoirs naturels du SARS- CoV-2, et que les hôtes intermédiaires peuvent ne pas être nécessaires à l’infection humaine directe. [Nos résultats] soulignent l’importance des programmes sur les agents pathogènes permettant de mettre en place une stratégie mondiale de prévention, ciblée sur les animaux sauvages à haut risque dans les zones de maladies émergentes, de manière à faire face à de possibles pandémies. »
C’était il y a sept ans. En mars 2019, un an avant la pandémie en Europe et neuf mois avant l’éruption de l’épidémie en Chine, les avertissements étaient clairs[22] : « Au cours des deux dernières décennies, trois coronavirus zoonotiques ont été identifiés comme étant à l’origine d’épidémies à grande échelle : le syndrome respiratoire aigu sévère (SARS), le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS) et le syndrome de la diarrhée aiguë du porc (SADS). […] Ils présentent des caractéristiques communes, comme le fait qu’ils sont tous hautement pathogènes pour l’homme ou le bétail, que leurs agents proviennent de chauves- souris et que deux d’entre eux sont originaires de Chine. Il est donc très probable que les futures épidémies de coronavirus de type SARS ou MERS proviendront de chauves-souris, et il est de plus en plus probable que cela se produise en Chine. » C’était il y a un an, et il y a certainement eu d’autres avertissements.
La lecture de travaux menés en Chine continentale comme à Hong-Kong ou Taïwan ne laissait guère d’équivoque, mais les autorités sanitaires occidentales ont tardé à prendre conscience que non seulement les chauves-souris sont le réservoir naturel mais surtout qu’il n’est pas néessaire qu’il y ait des hôtes intermédiaires facilitant la transition vers l’homme. D’autres travaux abordent la plasticité et la mutabilité des souches du virus. « Les coronavirus sont capables de muter à haute fréquence en raison de leurs ARN-polymérases et de leur taux élevé de recombinaison d’ARN homologue[23]. Cela permet aux coronavirus d’atteindre une grande diversité et une propagation entre espèces, ce qui peut conduire à d’éventuelles futures épidémies chez l’homme », écrivent O.-W. Nga et Y.-J. Tan dans un article où ils indiquent des voies pour imaginer une réponse[24].
[22] Fan, Zfao, Shi & Zhou, « Bat Coronaviruses in China », Viruses, 11, 210 (mars 2019) ; doi:10.3390/v11030210.
[23] Les virus dits monocaténaires comme le SARS-CoV-2 qui n’ont pas d’ADN mais seulement un ARN qui guide la fabrication des protéines sont moins stables que les virus bicaténaires, car c’est l’ADN qui donne de la stabilité au programme génétique. Les mutations de la souche sont aujourd’hui connues et il en est de beaucoup plus virulentes et mortelles que d’autres (voir Yao & al.« Patient-derived mutations impact pathogenicityof SARS- CoV-2 », medRxiv preprint, https://doi.org/10.1101/2020.04.14.20060160, avril 2020). Cela a des effets opposés à la virulence, car les plus mortelles peuvent conduire à une extinction plus rapide des foyers épidémiques.
[24] « Understanding bat SARS-like coronaviruses for the preparation of future coronavirus outbreaks, Implications for coronavirus vaccine development », Human vaccines & Immuno therapeutics, 2017, vol. 13, n° 1, 186–189; http://dx.doi.org/10.1080/21645515.2016.1228500
S’il faut s’interroger sur les responsabilités de cette crise, c’est, je crois, notre négligence collective qu’il faut interroger, comme notre défiance envers les analyses extrêmement précises, souvent diligentées par des agences de santé.
Les chauves-souris ne sont pas une population de mammifères sauvages menacée. La population hôte étant abondante, le virus n’a aucune raison de chercher à infecter une autre population, notamment les hommes ; ce n’est pas cette voie-là qui est en cause, pas plus que celle de l’hôte intermédiaire domestique. Ce qui a ouvert le chemin à la pandémie, c’est le télescopage entre la forte augmentation des voyages nationaux et internationaux et une intimité avec des animaux sauvages (qui d’ailleurs suscite souvent de la surprise chez les Occidentaux). En Afrique, ces pratiques alimentaires et l’intimité avec ces chauve- souris ne sont pas moins courantes. Mais, en Chine, en raison du télescopage des rythmes de la modernisation, elles sont de plus au cœur d’un monde densément interconnecté avec les pays occidentaux : les touristes, les visiteurs locaux, les expatriés travaillant pour de grandes entreprises les rencontrent. Un jour de novembre 2019, une de ces bestioles, importunée, a pu mordre un client. Et le virus qu’elle portait, sans médiateur, en dépit de la distance phylogénique qui sépare la chauve-souris et l’homme, a pu entrer dans la machinerie génétique de ce dernier et la faire tourner à son profit. Ainsi le marché de Wuhan s’est installé dans l’aéroport JFK de New-York, à Heathrow, Roissy-Charles-de-Gaulle et Milan- Malpensa.
Densité des trajets aériens

À la faveur du mélange de nombreux animaux porteurs, des mutations du virus ont pu se produire et ont permis à un agent moyennement létal mais hautement contagieux de s’emparer de la planète et de la stupéfier pour des mois, signifiant au monde riche et technologique, avec un rictus amer, que son arrogance et sa désinvolture lui coûteront cher. « À mesure que le commerce et les voyages mondiaux se développent, les zoonoses posent de plus en plus de problèmes de santé à la communauté médicale mondiale[25]. » Cela n’infirme pas le constat qu’on a fait du rôle de l’altération écologique. Néanmoins, ce passage du virus de la chauve-souris à l’homme, sans médiateur, change le sens de ce qui est arrivé. La pandémie ne paraît pas être la conséquence directe des excès de l’industrie et de l’agriculture mais le fait d’un mélange explosif d’archaïsme et de modernité : la vente d’animaux sauvages non pas sur un petit marché de campagne mais dans celui d’une mégalopole comme Wuhan, connectée au monde. Et, si les habitudes de consommer des chauve-souris sont ici en cause, cela aurait pu être aussi le résultat de ces usages déviants des animaux sauvages que les urbains aisés ramènent chez eux, ou celui de plus modestes curiosités animales de la part de touristes ou d’amateurs issus des classes moyennes de la planète[26]. Si l’épidémie est ainsi sortie du Hubei, cela ne dit pas comment elle pu connaître la diffusion qu’on observe sur le globe.
Une fois les individus contaminés de retour dans leur pays, la diffusion du SARS- CoV-2 sur la planète a résulté de conditons biogénétiques et sociosanitaires. J’aborde de manière succincte les premières, je détaille les secondes.
Parmi les déterminations biogénétiques centrales figurent la virulence et la pathogénicité du virus. La virulence fait référence au degré de réplication du virus dans l’hôte, tandis que la pathogénicité renvoie à la capacité du virus de nuire à l’hôte, qui dépend du génome de l’agent infectieux et des interactions entre l’hôte et cet agent. La pathogénicité concerne, au premier chef, la santé publique : la difficulté est qu’on isole un virus au sein d’un organisme, on n’observe donc jamais que des interactions. En février 2020, une équipe de chercheurs chinois a isolé deux souches, appelées « S » et « L », différant sur des segments spécifiques de l’ARN viral et dont la pathogénicité se distingue[27].
[25] Karesh & al. (2012), « Ecology of zoonoses: natural and unnatural histories », The Lancet ; 380: 1936–45. [26] Certes, depuis 2002, les autorités chinoises prétendent contrôler sinon interdire ces commerces d’animaux
vivants mais elles n’y sont pas parvenues.
[27] Les données déposées dans l’archive publique GISAID ne comportent alors qu’un nombre limité de patients qui ne permet pas une géographie mondiale de la distribution des souches. « Nos analyses de 103 génomes séquencés du SRAS-CoV-2 suggèrent que le type L est plus agressif que le type S et que l’interférence humaine a pu modifier l’abondance relative des types L et S peu après l’apparition du SRAS-CoV-2 », écrivent Tang X.
& al. : « On the origin and continuing evolution of SARS-CoV-2 », 29 février 2020; https://www.gisaid.org Terra Nova

Comme on peut le voir sur le diagramme reproduit en annexe, divers patients d’un même pays sont porteurs de souches distinctes, le tableau géographique est donc complexe car on ne peut associer des souches à un espace national ou parfois même régional.
Cette distinction des souches a été produite ailleurs. Ainsi, grâce à une analyse microbiologique similaire à celle de Tang & al., Ibn Ayub[28] repère aussi deux souches distinctes sur un segment étroit du génome, qu’il nomme g et a – et qui, semble-t-il, correspondent aux souches S et L. En Europe, écrit-il, « le CoV-2a semble être répandu dans les pays où le nombre de cas de Covid-19 est relativement faible (comme le Portugal, les Pays-Bas et la Belgique), alors que dans les pays fortement touchés (États-Unis, Espagne, France et Allemagne), c’est le CoV-2g qui prédomine. En Italie, les Abruzzes ont un nombre très faible de cas de Covid-19 et une forte présence de SARS-CoV-2a ». Sans nier la justesse de ces remarques, notamment l’opposition de la Lombardie et des Abbruzes, il reste que les écarts de pathogénicité ne rendent pas compte des taux de mortalité en population générale. En effet, on peut vérifier que les proportions des souches a et g, que l’auteur a pu calculer avec les données déposées dans l’archive ouverte, ne sont pas corrélées avec les taux de mortalité[29].
Distribution des souches a et g du SARS-CoV-2 dans quelques pays d’Europe
[28] « Reporting Two SARS-CoV-2 Strains Based on A Unique Trinucleotide-Bloc Mutation and Their Potential Pathogenic Difference », Preprints 2020, 2020040337 (doi: 10.20944/preprints202004.0337.v1.)
[29] Les taux de mortalité par million d’habitants au 30 avril sont de 550 en Espagne, 470 en Italie, 370 en France, 80 en Allemagne, 430 au Royaume-Uni, 730 en Belgique, 300 aux Pays-Bas, et 100 au Portugal : une distribution très différente des souches.

Il faut, pour rendre compte de ce qui nous est arrivé, inclure d’autres dimensions. Outre ses déterminations génétiques et virologiques, la dynamique épidémique Covid-19 résulte de la sensibilité au virus, variable selon l’âge et l’importance de la sociabilité. Or, ces deux aspects agissent en sens opposés.
SARS-CoV-2 est rarement présent chez les enfants. De plus, sans que les travaux soient définitifs sur ce point, on sait que l’immunité envers ce virus décline avec l’âge, notamment en raison du rôle critique que joue la phospholipase (PLA2)[30]. Comme la structure par âge des populations varie considérablement d’un pays à l’autre, ces variations de la susceptibilité par âge ont un impact sur la transmission du virus. Schématiquement, les pays d’Afrique ont une pyramide d’âges qui ressemble à un triangle posé sur sa base ; en France, si l’on excepte les âges les plus élevés, la pyramide ressemble à un cylindre ou à une meule de foin très étirée ; en Chine, à un trapèze posé sur sa plus petite base. Cette distribution en trapèze s’accentue fortement en Allemagne et en Italie. La structure de la population en Pologne est caractérisée par un étranglement de la distribution des âges en son milieu, dû à la guerre, et par un déclin marqué de la taille des générations récentes (voir les pyramides en annexe). Cela peut expliquer la relative faiblesse de l’épidémie en Afrique et dans les pays jeunes. Pour autant, si l’importance relative des classes d’âge, via les susceptibilités spécifiques, régissait l’expansion de l’épidémie, la situation en Allemagne devrait ressembler à ce qu’elle est en Italie. Or, les dynamiques initiales de l’épidémie ont fortement divergé entre ces deux pays. La démographie importe, elle ne suffit pas.
L’analyse des effets de la sociabilité implique de synchroniser les dates de départ de l’épidémie dans chaque pays, comme dans une course de vitesse[31]. Pour ce faire, les épidémiologues considèrent deux indicateurs : le moment où quelques centaines d’individus se sont adressés à un médecin ou une institution de soin, et le moment où l’on enregistre environ une dizaine de décès[32].
[30] Shoggins J. (2015), « A phospholipase linkAGE to SARS susceptibility », Journal of Experimental Medecine, 212-11.
[31] Ce que P.-A. Rosental rappelle dans un texte de cette série : « Un balcon en forêt 2020. Essai comparatif sur l’épidémie de Covid », Terra Nova, 6 mai 2020.
[32] On connaît rarement le premier cas, l’index. L’existence d’un groupe des cas avérés suppose que beaucoup d’autres individus avec lesquels les premiers à consulter ont été en contact sont contaminés sans apparaître encore et, bien entendu, le nombre de décès retenu est inférieur car ce sont des faits plus rares et décalés dans le temps.
S’il y a des taux élevés dans certains contextes, la létalité de SARS-CoV-2 se situe entre 0,5 % et 1 % des contaminations, retenons 0,5 %, les dix premiers décès correspondent aux cinq-cents premiers cas[33]. À l’exception de Wuhan et du Hubei, les dates de départ de l’épidémie sont sensiblement plus précoces en Italie ou en Iran qu’en Allemagne ou en France, elles-mêmes plus précoces qu’aux États-Unis, en dehors de New-York, ou en Afrique. C’est sur cette base que l’on peut estimer la vitesse à laquelle les contaminations progressent dans chaque pays.
Je ne retiens que ce qui est strictement nécessaire pour comprendre la raison des différences de mortalité, en partant des données biologiques et comportementales asociées au processus épidémique. L’épidémiologie au début du siècle – avec Dublin et Lotka, Ross, puis Kermack et McKendrick – a mis en évidence un paramètre essentiel pour définir la poussée initiale d’une épidémie : le nombre de reproduction de base R0, c’est-à-dire le nombre moyen d’infections secondaires engendrées par un individu infecté[34] au sein d’une population complètement susceptible (non immunisée). Ce R0est le produit de trois facteurs : τ ,d, et c[35]. Les deux premiers sont bio-pharmacologiques – la probabilité qu’au cours d’un contact une personne susceptible soit infectée et la durée de la période infectieuse –, le troisième, c, est proprement social, c’est le nombre de contacts qu’une personne infectée a au cours d’une journée. En admettant qu’à âge égal les durées d’incubation et la durée pendant laquelle un individu reste infectieux varient peu d’un pays à l’autre, seule la vitesse de propagation du virus peut expliquer la variation de la progression des contaminations et, par voie de conséquence, le taux de mortalité[36]. Cette vitesse dépend directement du nombre quotidien de contacts interpersonnels c, c’est-à- dire de la sociabilité des individus et de ses changements durant l’épidémie. En effet, les gens contaminés, leurs proches, mais aussi la population dans son ensemble adaptent leur conduite devant l’épidémie, concuremment à la restriction des contacts et des déplacements suscités ou imposés par les pouvoirs publics[37].
[33] La plupart des études, il y en a déjà plusieurs centaines, retiennent ce chiffre des 10 premiers décès et/ou 500 premiers cas.
[34] Typiquement n’importe quel membre de ce groupe de quelques centaines d’individus infectés, comme s’ils étaient arrivés de l’extérieur par avion.
[35] R0= τ × c × d. On note souvent d sous la forme d = 1/ ν car on peut interpréter ν par la vitesse à laquelle on sort de l’état infectieux.
[36] Non pas ici empiriquement observés, les cas déclarés étant une donnée fragile, mais reconstruits par l’analyse biologique et épidémiologique.
[37] Je me permets de renvoyer sur ce point à l’étude très pousssée de Qianying Lin & al.,« A conceptual model for the corona virus disease outbreak in Wuhan, China with individual reaction and governmental
action », International Journal of Infectious Disease, vol. 93, 1er avril 2020 et à deux analyses inspirées par ce travail, Lagrange H., 31 mars 2020, « Coronavirus et comportement individuel », http://variances.eu/?p=4837 et Lagrange H., 23 mars 2020, « Le poids des morts et l’individualisation des mœurs », www.esprit.presse.fr.
Distribution du nombre de contacts quotidien en Italie et en Allemagne

Une formulation simple de la dynamique épidémique a été donnée en 1927 par Kermack et McKormik, qui étudiaient l’épidémie de peste à Bombay en 1905. Le taux de croissance du nombre d’individus infectés durant les premiers jours est égal au nombre d’individus contaminés multiplié par un facteur (R0.-1) et divisé par la durée de la période infectieuse[38]. Dès lors, il y a un seuil critique : si R0 est supérieur à 1, l’épidémie se développe, sinon elle disparaît, chaque personne infectée contaminant moins d’une personne au cours de sa vie infectieuse. D’où l’importance que revêtent les caractéristiques de transmissibilité biologique et la sociabilité qui composent ce nombre R0. En somme, la progression de l’épidémie dépend de la fréquence globale des contacts et de l’intensité des relations entre les classes d’âge. Le rôle des matrices de contact dans la construction de la « seconde génération » d’une épidémie a fait l’objet de travaux, depuis le début des années 2000, qui permettent d’établir la progression d’une épidémie dans une population hétérogène[39].
[38] Ce que l’on peut écrire symboliquement ainsi: l’accroisssement du nombre des infectés ΔI= I × (R0.-1)/d.
[39] Mathématiquement, la valeur propre principale de cette matrice est R0. Mossong J., Hens N., Jit M., Beutels P., Auranen K., et al. (2008) « Social contacts and mixing patterns relevant to the spread of infectious diseases » ; PLoS Med 5 (3) e74., Béraud G., Kazmercziak S., Beutels P., Levy-Bruhl D., Lenne X., Mielcarek N., et al.
(2015) « The French Connection: The First Large Population-Based Contact Survey in France Relevant for the Spread of Infectious Diseases » ; PLoS ONE 10(7) : e0133203.

Mortalité due au Covid 19 et vitesse de production de la seconde génération d’après les matrices de contact

Ayant ajusté les dates de départ, et prenant en compte les différences considérables de sociabilité entre pays, on peut saisir les variations de la contagion par le SARS-CoV-2 et les différences de mortalité. Deux épidémiologues du Royaume-Uni[40] ont présenté des cartes de l’emprise de l’épidémie construites à partir des estimations des matrices de contact et des valeurs du R0 en Chine, établies respectivement sur la base des 425 cas confirmés et de 4 025 cas dans ce pays[41]. Ces cartes représentent un tableau mondial de l’incidence de l’épidémie de SARS-CoV-2, dont la similitude avec les données observées au 15 avril est remarquable.
[40] Hilton J. & M Keeling (février 2020) « Estimation of country-level basic reproductive ratios for novel ». Covid- 19 using synthetic contact matrices. medRxiv preprint https://doi.org/10.1101/2020.02.26.20028167.
[41] L’estimation des matrices de contact a été réalisée par Prem & al.en 2017, les valeurs de R0 en Chine et des paramètres de calage (σ) permettant de calculer les valeurs du R0dans les 152 pays considérés en fonction de la structure des contacts entre les personnes, ont été estimées par deux équipes chinoises Li & al. (2020), Yang & al. (2020). Hilton J. & Keeling M. (26 février 2020)« Estimation of country-level basic reproductive ratios for novel Coronavirus using synthetic contact matrices », medRxiv
preprint: https://doi.org/10.1101/2020.02.26.20028167.

Dès le 29 janvier 2020[42] et le 11 février 2020, alors que l’épidémie n’a pas atteint son pic en Chine, des estimations de la transmission de l’épidémie SARS-CoV-2 dans 152 pays ont été publiées, dont témoigne la carte ci-dessus. Ainsi, le calcul indique, avant le 15 février, qu’indépendamment du nombre apparemment élevé de cas déclarés en raison des fortes proportions de tests en Allemagne, l’incidence de l’épidémie sera sensiblement plus faible qu’en Italie. En effet, le nombre quotidien de contacts est à peine huit par jour en Allemagne contre une vingtaine en Italie[43]. Ces matrices de contact ne sont pas une boule de cristal, elles s’appuient sur les habitudes de sociabilité préexistantes pour en inférer le rythme de production des générations successives d’infectés. En France, une équipe de l’Inserm[44] les a utilisées pour faire, de façon très circonstanciée, des propositions pour le déconfinement afin d’éviter un risque de rebond. L’extraordinaire effort de recherche déployé à travers ces travaux précise les contraintes que, par-delà la première vague, une vie avec ces béta-coronavirus devra affronter.
Une réflexion éco-socio-biologique, affranchie des aberrations qui accompagnèrent les tentatives faites dans les années 1970, pourrait nourrir des politiques publiques, pour autant qu’elles soient capables de s’en saisir. L’OMS comme les agences de santé des grands pays du monde ne peuvent avoir ignoré l’existence de ces recherches et l’avertissement explicite qu’elles contenaient. Il faut admettre que le savoir est insuffisant quand il n’entre pas dans les cadres de pensée, et que l’OMS, en dépit de la qualité de ses programmes, n’est pas un organe de gouvernance mondiale en matière de santé, faute d’être écoutée. Puisse cette pandémie que l’on n’attendait pas susciter un changement sur ce plan.
L’auteur remercie François Meunier, Marc-Olivier Padis et Thierry Pech pour leurs remarques sur ce texte.
[42] Li Q., Guan X., Wu P., Wang X., Zhou L., Tong Y., et al.,« Early transmission dynamics in Wuhan, China, of novel coronavirus infected pneumonia », New England Journal of Medicine, janvier 2020.
[43] De plus la sociabilité entre les groupes d’âge est très différente en Italie, où notamment dans le Nord près de 40 % des jeunes de moins de 35 ans habitent dans le même foyer que leurs parents alors qu’en Allemagne c’est le cas de moins de 10 %. L’enquête de Mossong n’incluait pas la France, qui pourrait se situer entre l’Espagne et la Belgique.
[44] Di Domenico L., Pullano G., Sabbatini C., Boëlle P.-Y., Colizza V., « Expected impact of lockdown in Île-de- France and possible exit strategies » ; medRxiv preprint doi: https://doi.org/10.1101/2020.04.13.20063933.

Morbidité mesurée en années de vie en bonne santé perdues par an
al The lancet/OMS
Zoonoses et infections anthropiques
D’après le tableau 1, l’évolution du nombre des éruptions de foyers épidémiques (outbreaks) est correctement expliquée par les facteurs pris en compte. La richesse du pays est bizarrement mesurée par le PIB (ce n’est pas une mesure per capita), mais la population du pays est insérée dans l’équation.

Cela ne change pas la valeur du coefficient affectant le PIB par tête, mais celui de la population[45]. Or ce coefficient est positif mais non significatif pour les zoonoses. Il n’y a donc pas, toutes choses égales, significativement plus de zoonoses dans les pays pauvres que dans les pays riches. En revanche, le nombre des éruptions épidémiques d’origine humaine est significativement plus grand dans les pays riches.
Mais, du point de vue de la santé de chacun, le tableau 2 est le plus important car ce sont les taux per capita qui traduisent le risque de maladie pour les habitants. Cependant, la qualité de la régression du taux per capita de maladies infectieuses d’origine zoonique est très mauvaise. On ne peut donc pas affirmer une progression significative des cas de zoonose. Pour la troisième équation, concernant les taux d’infection per capita par des épidémies d’origine humaine, le coefficient F est tout juste acceptable. Et comme on l’a vu, le coefficient affectant le PIB par tête sera égal au coefficient mentionné à savoir – 1,73*10-4. Ce qui indique que le taux de contamination par tête est, toutes choses égales, plus fort dans les pays pauvres. Si la régression est relativement médiocre, cela constitue une indication du fait que la modernisation conduit plutôt à une élévation des risques anthropiques.
[45] On peut déduire la valeur des coefficients associés à la prise en compte du ratio PIP/population en observant que si q est le log du PIB et p le log de la population, on a indifféremment dans l’équation : aq + bp ou a(q – p) + (b + a) p.

Génome du virus SARS-CoV-2

Pyramides des âges

Distribution du nombre de contacts dans plusieurs pays d’Europe

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