1. Il existe, sous les tropiques, un canal historique du malaise dans la culture : celui de l’affranchissement par la participation à l’entreprise d’endoctrinement et d’insinuation générale. Celui de l’enrôlement de frères et sœurs en état de dépendance aggravée dans les milices idéologiques, les polices d’asservissement de la pensée et les compagnies de chasseurs de paroles. Canal des os usés de gens libres, humiliés et torturés. Tous frères et soeurs autant que les animaux, pris au piège mais déterminés, cela n’étant pas de nature à empêcher que l’on se mange entre frères et sœurs, autant que des animaux.

En ce qui concerne la courbe des îles, du sucre et des bananes, nous sommes ici au cœur de ce qu’un ancien régime d’historicité lègue de confluences. Le propre d’un rapport de force étant de se perdre dans la masse ou l’encours, cela s’opère avec plus ou moins de puissance. Où a beau s’acter ce rapport dans les puissances imaginaires, revient un jour l’instant où les forces, toujours, s’épuisent en centimètre d’espace pour finir en pâture sur un corps amolli. Un coup passé par un faisceau de causes et conséquences assemblées dans un « Nous »  mystique, noué de force et d’unité par le travail, la famille, et la patrie, dans une même fiction…

En cette chose-là, il y avait à l’origine trois nations de supplices et de tortures : une blanche, une noire et cette troisième faite de débris d’âmes incorporées. Il était encore et surtout question de liberté de penser, de liberté d’expression et de mouvement, avec chacun son périmètre, vivant une vie balancée de sujet en objet. Tentant de s’affranchir des lésions, grattant à même la peau, passant en crèmes et pommades la douleur contenue dans les conduites anales. Un simple siège, une simple croisade au milieu du chemin pouvait coûter une vie. Un regard mal agencé, un sourire trop ambigu avait déjà le goût d’une fin. En ce temps-ci, on apprenait à se tenir là, plié mais pas cassé, gardé mais pas regardé, passé par mailles et maillons de cadènes dans l’ouragan perpétuel et la destruction créatrice. On apprenait aussi à aimer en secret, sans dire un mot, à prendre le malheur par les cornes et foncer dans le tas, sans économiser les rages. On apprenait la vie chère et la formation du prix de la douleur, sans égalité réelle ; la gestion des dépenses personnelles et  des dépenses publiques, assises en même dans l’inégale, entre les racines du mal. Il fallait bien s’en sortir. Aller là où reposaient les espoirs. S’y maintenir en troquant des points de survie contre des passe-droits, et pour bien faire les choses traverser la durée, rendre commodes et meubles toutes ces aires violentées.

Après ça, débrouiller, pas pêcher, ce qui était en confusion dans nos marches et nos paroles, rangé dans les caves d’évangile et les fonds de cale. Démêler pour monter en surface, au bel air. Le souffle vital soufflant de petit bois sur nos peaux, étendues amples allant damer la terre, et lucider chaque mystère trop presser pour faire un jour ouvert. Et puis de soleil en autre soleil, accepter le combat, rendus plus forts par les bêtes-à-feu étourdissant nos nuits, prêts à miser le sang. Avec de petites spatules accrochées aux murs ou aux plafonds pour filer à l’envers du monde, et tendre la langue pour manger. Avec de petits ou de grands culs de sac sur lesquels mettre le cap, mais avec la ferme intention des bandes armées. Voler. Rapter. Capturer. Poisonner. Brûler aussi vite que possible dans un boucan pas permis.  Briser comme des outils de productions meulés par la fuite et la peur blanche. Récupérer des provisions, de quoi tisser la vie à travers les bons matins et les bonnes nuits. Passer manivelles des lendemains pour faire tourner mot / phrase, étendre les paroles en bas bois levées comme des plantules de mangliers.

Ceci résulte d’une grande capacité à se laisser aller à la résistance. Une forme de disposition acquise dans la nature ou dans l’histoire, permettant d’affronter ce qui a vocation à briser tous les déploiements de matière et d’énergie. Une mécanique de précision octroyant des propriétés particulières aux rapports d’absorption des forces, ainsi qu’aux relations physiques. Une manière de bondir et rebondir, de mettre fin à la souffrance par un retrait monté dans la résiliation.

  1. En premier lieu, elle vous dénonce votre espace de vie d’infinitif, d’indéterminé roulant sans nom et sans personne. Une manière comme un champ de résilience, acceptée comme une destinée. Force et courage dans votre corps, jusqu’en bout de vos os. Un endroit distribué dans le marché historique, en trait simple, en tracée de choses et lignes de mobilier, assemblé par tenons et mortaises, chevilles et clous, pour bien résister au temps long et violent, à tous les cyclones, à tous les tremblements, à tous les dévoiements et toutes les logorrhées.

En second lieu, elle vous commande des mots, des langages et des gestes dans l’espace. Vous ordonne un alphabet d’institution et de placement, un camp périmétré, avec le bon sang dans les relations publiques. Vous y croyez fortement. Déployez des vagues de résistance et de rendre-conte à travers les âges, pour que naissent, un bon jour, des mouvements de culture délestés des attaches trop infimes et collées. Des mouvements ensouchés, mais qui s’élancent sur le damier du monde à travers les calendes. Rien n’est donné. C’est en saisie narrative et poétique que se nouvellent et renouvellent vos percussions, et vos pas avancés dans la saumure d’un étrange calalou. Des pas ensoirés, en moment-temps qui ferme la ronde ou l’ouvre à volonté. Rien n’est donné. Mais extrait, exproprié, exporté, excentré. Vous y ployez fortement. Essayant de soigner vous-mêmes vos plaies superficielles, vos écorchures, les brûlures, espérant en des coupures peu profondes, peu étendues, bien propres, pour faciliter la cicatrisation.  Dans un convoi d’espérances lancé à l’assaut de tous les saignements, au rythme des contractions du cœur.

En troisième lieu, tout pendant, c’est à une porte dérobée que s’attache votre avenir, gagé comme un être volant. Gagé par une signature de contrat et un remboursement au prix d’une traversée d’enfer. Gagé pour des transferts de fonds et d’équipages qui départementent les contrées assimilées à du fumier. Cette zone exclusive où pature l’engrais des fortunes du crime et l’aube fertilisante. Gagé pour le développement, le progrès et la croissance dans les filets d’une senne nationale, garnie de lests et de flotteurs pour mieux perdre le centre de gravité et augmenter la masse du désordre. Saisir-gager, fortement. Conserver les effets et les fruits. Si bien, que les empreintes et les séquelles forment des poteries communes, façonnées d’une argile palpée avec des doigts et des mains, au plus près des matières. Un tour de potier, un tour de magie, avec des colombins brocantant quelques formes arrondies, quelques bondes régulières.

En dernier lieu, vivre dans un paysage. Poursuivre le chemin au-delà des mers, en marchant tout le long de l’enceinte pour établir des mesures d’angle sur le plan de la ronde, pour dresser les contours en délinéations et transfigurations. Faire pétrir des négreries dans les consciences pour révolutionner l’art de la guerre et de la croisière, d’un même pas lent et d’un même trait. Pincer avec les doigts pour aplanir les formes rondes comme des bouts d’indouceur de la terre.  S’il le faut, comprimer un peu en tapant avec une règle le dessus de la pièce, pour les cas et mouvements débordants. Ensuite, la lisser à l’estèque, bien tournée dans son département, voyageant hors de son département, dès que nécessaire, pour négocier en métropole une part ultramarine, une part d’outremer, une part ultrapériphérique, tiercé gagnant et pragmatique.

Treize terres pour toute part des dieux, comme chiffre des trahisons où un gouffre s’étire en trois zones d’ombre et de lumière. Faire comme si dans l’histoire et son économie ne s’allonge pas ce gouffre déterminant, creusé dans le sens du passé, bêchant des inégalités et leurs mauvaises pioches à la force des bras, lesquelles renaissent en long pour mieux manger tous les enfants. Petits enfants taillés dans la débrouille et le rire, à force de chicote, de fouet ou de tirs de pointe à pitre sonnant le gong au cirque des fatalités. Treize terres et trente-douze mesures concrètes déployées comme une symphonie rituelle pour améliorer le quotidien des marmailles. Ultramarrant ! Pour lutter encore et encore, contre la vie chère, pour créer des emplois, accompagner les forces et leur jeunesse, assurer les transitions énergétiques… Conserver les effets et les fruits, toujours, mais dans une large consultation et dans l’étroite collaboration avec les gens élus. Et les acteurs aussi : unis pour transformer un monde et ses soixante-douze mers ; permettre enfin de se projeter dans l’avenir… « Il n’est métal si dur que le feu n’amollisse, ni affaire si mauvaise que l’argent n’accommode. »

  1. Foutre ! Avoir ingurgité ce récit de la passion, absorber depuis l’enfance le décours de l’épreuve, c’est en quelque sorte d’un point de vue médical, sous l’angle des soins, parler et donc écrire une pathologie. Décrire ce qui dans les sphères cérébrales impulse une dépendance à ce qui cause le mal et la souffrance. L’affection silencieuse. Ce par quoi l’on perd le contrôle, dans la compulsion la plus totale, et auquel on s’accroche malgré tout, en dépit des conséquences. Un groupe de personnes rendu invisible. Un groupe de personnes rendu noir. Un groupe de personnes rendu blanc. Un groupe de personnes rendu marron. Etirés dans des états incertains, dans toutes les positions, où chacun se retrouve dépendant des autres qui pour vivre qui pour survivre. Au final, jouant à qui sera en meilleure position pour gagner plus en travaillant moins, être vu et reconnu, aimé plutôt que détesté ; capable de supporter les compromissions et les lâchetés sans trop de difficultés, purger les langues de la parole.

Au bout du compte, s’accommoder de tout, pourvu que le transport reçoive et traite tous types de marchandises. Pourvu que sous un air revêche et des pousses de major, le pragmatisme nous fasse jouir dans le cadre. Pourvu que la mécanique institutionnelle et son lot d’héritages patrimoniaux, de propriétés foncières et d’accumulation capitale, de nœuds d’importations et de capture économique, de transferts et sous-investissements publics, de répartition des droits et des compétences, de capacités productives et de stérilisation, de grandes pauvretés et d’amples inégalités, pourvu qu’à l’aide des mécaniciens de la rente se maintienne cette mécanique d’exclusion sur socle d’extraction. Bien évidemment, faire en sorte que la corruption et le lobbying des puissances économiques et politiques n’éclaboussent personne, ou si peu. Quand bien même un rapport de l’Agence Française Anticorruption confirmerait, entre hopitâl et charité, que les « territoires ultramarins » font bel et bien partie des régions les plus corrompues de France, très loin au-dessus de la moyenne française, principalement dans le secteur public…

Faire des gens doucir en sirop, dans de grandes foutaises, parmi lesquelles on vivra décoré, justifié, tenu de s’alléger en ceux qui dictent les règles ou commandent de les habiter. Immobilisé dans les choses immobiles et le roque échiquier : faire la révolution sur soi, en tournant deux ignames et fouillant sa souveraineté, mais prenant soin de bien mariner la petitesse, l’étroitesse, la faiblesse et la dépendance aux substances, comme à Papa, comme à Maman. Penser le monde comme un circuit de la récompense, où le plaisir se charge dans le songe d’une présence tutélaire. Une clientèle de sable emprise sous la table des lois. Penser et agir avec intelligence, de manière raisonnée, au sommet de la réflexion, de l’action ou de la décision. Penser et agir pour ceux qui ne pensent pas, ne parlent pas, n’agissent pas, sinon avec des troubles manifestes, non conformes à la règle. Aujourd’hui, la science semble indiquer que certains usagers dépendants, vulnérables, présenteraient un manque de plasticité cérébrale. Leurs neurones ne parviendraient pas à se réorganiser entre eux pour contrecarrer les modifications provoquées en substance. En sus de variations génétiques entraînant des effets variables, ce sont des montagnes d’expériences oniriques et de sensations de plaisirs qui acculent l’esprit en surface extérieure. Augmentant la tolérance et la compréhension du manque, l’esprit connaît ainsi d’intense activation de régions enroulées au désir, à la mémoire, au conditionnement, à l’émotion, pendant que diminuent le flux sanguin. Il n’y a là aucune magie. Plutôt ce lien de long cours dans lequel la torture, puis l’addiction et les millions, engendrent un niveau de conscience et de confiance inconnu. Un état d’abandon modifiant les caractéristiques individuelles, et tout ce que l’on croit, et tout ce que l’on pense arbitrer, décider.

Classer sans suite dans des états petits ou grands bourgeois : un peuple et des manières de voir, de sentir ou de toucher qui dévalent les saisons ; reproduction en capitale des chefs et des lieux de l’ordre colonial. Un pacte avec le diable noué dans des corps qui rapportent bien plus qu’ils ne vous coûtent, exclusivement dédiés aux jouissances extimes. Sous couvert d’amour et d’un bon sentiment, un pacte et une fabrique pour décoloriser, et mieux dévier la route ; bien briller, bien huiler, bien boire et bien manger sans avoir l’air d’y toucher. Des colons par milliers, des agences de retour à l’envoyeur, de petits passages et de grandes migrations au soleil, à la mer, à la montagne, des oligarques nés coiffés, des sujets cravatés et ces messeigneurs léchés, pour grand chanter-noël. Un gang de privilégiés faisant tourner manège depuis la nuit des temps, danser portiques, rouler jeunesse, clairer bourreaux ; avec cette hauteur provoquant des rotations sans nom. Un peuple responsable et décolonisé dans le cadre de la chose publique et sa constitution, en l’état. Si patient et démocrate, manipulé par de grands frères et de grandes sœurs en attendant la volée maternelle.

Paroles pour les condescendances et les anesthésies. Celles qui chassent, arasent, insensent les horizons, postées aux embouchures saumâtres. Uniforme terreur « pour un monde meilleur ». Paroles pour dire les regards et les yeux ingénieux, les oreilles et les bouches éduquées, les grands ongles formés, les mains et les pieds ampoulés. Paroles pour les zones exclusives, les couloirs aériens, les bases de lancement et places d’occupation. Paroles pour les milliards rapatriés. Paroles pour les membres et les mots délivrés de la peur. Paroles pour dire combien le monde est monde et combien les combines s’y tiennent en belle hégémonie. Pour dire le business impérial et sa banalité. Paroles aux chasses et aux milices, basses lourdes et digitales. Paroles de gorges sur les foutaises qui font la comédie, les soumissions, les collusions anti-îles et créoles, les costumes trois-pièces qui smokent toutes les barrières. Paroles sur la bonne gestion, le bon réalisme, le bon statut, les bonnes affaires en petits comités. Parole d’intérieur brut. Parole en voie de développement. Paysage émergent. Á l’envers du spectacle.

Loran Kristian

 

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