Les plans de relance au risque de l’échec

Christian Louis-Joseph
06 septembre 2020

Avec les lois du 13 décembre 2000 d’orientation pour l’outre-mer (LOOM) et du 21 juillet 2003 de programme pour l’outre-mer (LOPOM), des initiatives déjà à l’œuvre, depuis une vingtaine d’années, dans la politique d’aide au développement des collectivités ultramarines sont systématisées en un modèle doté, au moins en apparence, d’une forte cohérence et qui recueille l’approbation des élites économiques et politiques des territoires concernés :

L’aide à la production combine un allègement du coût du travail (exonérations de charges sociales), des aides à l’investissement (défiscalisation), des subventions d’exploitation et une protection contre la concurrence extérieure (octroi de mer) ;
La demande est stimulée par l’alignement des prestations sociales sur les normes nationales et par les salaires exorbitants du droit commun (sur-rémunérations) versées par l’État dans l’exercice de ses fonctions régaliennes ainsi que par les collectivités locales et autres établissements publics ;
L’État contribue au financement des infrastructures et au développement du capital humain (enseignement et formation professionnelle).

La publication par l’Insee des comptes économiques régionaux définitifs pour la période 1996-2014 permet d’évaluer les résultats de la politique mise en place et d’explorer les enchaînements qui ont pu conduire à ce qu’il faut bien considérer comme un échec. Des leçons sont à en tirer pour le présent.

L’épuisement de la croissance

Le Tableau 1 propose une périodisation de la croissance au regard de l’évolution de trois indicateurs :

Le Produit intérieur brut (PIB) ;
La Valeur ajoutée brute (VAB) des secteurs principalement non marchands (producteurs de services gratuits) : Administrations publiques centrales, Administrations publiques locales, Institutions sans but lucratif au service des Ménages (ISBLSM) ;
La Production intérieure marchande (PIM) qui mesure les biens et services mis sur le marché par les agents intérieurs et définie comme suit :

PIM = Consommation marchande des ménages + Investissement brut (FBCF) + Variation
de stocks + Exportations Importations = PIB – Consommation non marchande des ménages

T1 – Taux de croissance annuels moyens

VAB Adm + ISBLSM

Produit intérieur brut

Production intérieuremarchande

2000-2006

5,05%

5,50%

4,80%

2007-2008

4,96%

3,90%

4,10%

2009-2010

1,83%

-0,10%

-2,60%

2011-2014

2,22%

1,90%

0,70%

L’infléchissement de la croissance après 2008 est net. Il est plus marqué pour la Production intérieure marchande que pour le PIB, ce qui traduit le fait que l’activité des administrations et des associations est plus dynamique que celle du secteur privé marchand.

L’évolution par branches est retracée dans le Tableau 2 :

T2 – Taux moyens annuels de croissance

Taux moyens annuels

2000-2014

2000-2008

2010-2014

Total

3,6%

5,7%

1,4%

Agriculture et Sylviculture

-3,1%

-3,7%

-3,0%

Pêche et aquaculture

0,6%

0,5%

0,8%

Banane

4,0%

-0,6%

20,8%

Canne à sucre

-0,1%

1,8%

-4,3%

Industries extractives

-1,6%

-1,2%

-0,3%

Industrie agroalimentaire (hors sucre et rhum)

2,4%

3,6%

1,3%

Sucre, rhum

-0,6%

0,6%

2,7%

Cokéfaction et raffinage

7,5%

7,8%

6,7%

Industrie manufacturière hors cokéfaction et raffinage

0,9%

5,2%

-3,6%

Électricité, gaz et eau / Assainissement, Gestion des déchets et dépollution

4,5%

5,2%

5,3%

Construction

4,9%

10,2%

1,8%

Commerce

2,5%

4,1%

0,7%

Réparation d’automobiles et de motocycles

0,7%

4,1%

-5,4%

Transports et entreposage

4,3%

6,6%

0,4%

Hébergement et restauration

0,6%

1,9%

1,0%

Information et communication

5,7%

11,0%

-2,3%

Activités financières et d’assurance

3,9%

3,7%

1,8%

Activités immobilières

3,0%

5,1%

1,5%

Activités spécialisées, scientifiques et techniques

3,9%

10,7%

-5,3%

Activités de services administratifs et de soutien

4,9%

7,0%

1,3%

Administration publique, sécurité sociale obligatoire

3,3%

4,5%

2,0%

Enseignement

2,8%

3,7%

4,0%

Santé humaine et action sociale

5,2%

7,3%

2,5%

Autres activités de services

5,6%

7,2%

1,5%

Après 2008, le taux de croissance annuel moyen de la production totale a été divisé par 4. Seules 4 branches affichant une croissance positive sur l’ensemble de la période ont amélioré leur score : Banane, Pêche et aquaculture, Électricité, eau, assainissement, Enseignement. L’agriculture, l’industrie, le transport, le tourisme, cibles prioritaires des dispositifs mis en place, réalisent des scores médiocres.

Emploi et chômage

Les chiffres de l’emploi et du chômage attestent du ralentissement de l’activité : la population salariée qui, en 2008, avait augmenté de 12% depuis décembre 2000 aura perdu 6% de ses effectifs à fin 2014, dont la moitié dans le secteur privé marchand. Le nombre de demandeurs d’emploi passe de 40 898 personnes en 2008 à 49 162 personnes en 2011 (+20%).

C’est, d’autre part, à partir de 2007 que le solde migratoire, modérément négatif de 2001 à 2006 (moins de 600 personnespar an), précipite la baisse de la population : il passe à -2 708 personnes en 2007 et atteint un pic de -5 661 en 2012.

Une explication discutable : la crise financière de 2008 et le mouvement social de 2009

Le décrochage du PIB en 2009 est net : – 3,8%. Mais il convient de noter que le taux de croissance du PIB s’infléchit dès 2006 (Graphique 1), avec l’épuisement des effets du boom immobilier qui tire la croissance et l’investissement depuis 2003. De 2003 à 2007, la production de la branche Construction augmente deux fois plus vite que la production de l’ensemble des branches et contribue à hauteur de près de 20% à la croissance de celle-ci (Graphique 2).

Les agents privés ont mis à profit les incitations fiscales de la Loi d’orientation pour l’outre-mer. Le contexte particulier (crise internationale, mouvement social et menaces de remise en cause de la LOOM) peut expliquer la brutalité d’un atterrissage mais non l’atterrissage lui-même qui était inévitable. Il est probable qu’une part de l’investissement immobilier des entreprises ait obéi à une logique purement patrimoniale de leurs dirigeants.

Baisse de l’investissement

En moyenne annuelle, l’investissement diminue de 8,6% de 2004-2008 à 2010-2014. Il est à peu près stable pour les Ménages et même pour les Administrations centrales (pour celles-ci, un investissement hospitalier exceptionnel en 2013 et 2014 interrompt une tendance à la baisse). Il augmente de près de moitié pour les Administrations publiques locales qui s’essaient à une politique contracyclique. Il s’effondre pour les Sociétés financières et chute de 20% pour les Sociétés non financières. Le profil de l’investissement des ISBLSM est particulier : après un recul marqué en 2010 et 2011, il s’envole au cours des trois dernières années.

T2 – Évolution de la contribution des agents à la FBCF

 

ISBLSM

Ménages

Admin publiques locales

Admin publiques centrales

Sociétés financières

Sociétés non financières

Total

Répartition 2004-2008

1,4%

22,1%

11,5%

2,7%

1,3%

60,9%

100,0%

Répartition 2010-2014

1,5%

23,7%

18,2%

3,1%

0,2%

53,3%

100,0%

Évolution

+ 0,0%

– 2,1%

+ 44,6%

+ 4,5%

– 87,3%

– 20,1%

– 8,6%

Entreprises : activité en berne, profits en hausse

Après une croissance vive de leur production de 2003 à 2006 (8% en moyenne annuelle), les Sociétés non financièresaffichent une tendance nette à la décélération de leur activité : pour les trois dernières années (2012 à 2014), le taux moyen de croissance de la production est de 1,3%, proche, donc, de l’inflation et, pour l’investissement, de -0,8%.

Le faible dynamisme des SNF pourrait avoir été lié à une baisse de la rentabilité de leurs investissements ou encore à un problème de financement.

Il n’en est rien.

Le volume et le taux d’investissement des sociétés diminuent au moment où leurs taux de marge dépassent les niveaux de 2008, où des gains de productivité semblent réalisés, où les coûts salariaux paraissent mieux maîtrisés, où les subventions d’exploitation et les aides à l’investissement augmentent en proportion de la VAB (Tableau T3), où les revenus de la propriété distribués doublent à partir de 2008 pour atteindre, en moyenne annuelle, un peu plus de 500 M€ de 2008 à 2014.Ces revenus de la propriété incluent les intérêts versés aux établissements financiers mais l’examen des comptes des sociétés financières laisse penser que les distributions de bénéfices sont les principaux responsables de cette augmentation.

La dégradation de la profitabilité des entreprises ne paraît donc pas en cause, pas plus que des difficultés de financement : en 2013 et 2014, comme en 2010, les SNF dégagent d’importantes capacités de financement qui iront gonfler leurs actifs financiers.

T3 – Ratios du compte des Sociétés non financières

 

2004-2008

2010-2014

VAB/Production

39,9%

40,1%

Rémunération des salariés/VAB

69,5%

68,1%

Subventions sur les produits et la production/VAB

3,4%

4,2%

Taux de marge

26,9%

29,0%

Revenus de la propriété/ Revenu d’exploitation

35,4%

51,8%

Taux d’investissement (FBCF/VAB)

37,6%

27,7%

Transferts en capital/FBCF

20,5%

22,5%

Un problème de demande

L’appareil de production martiniquais est presqu’exclusivement tourné vers le marché intérieur auquel il fournit essentiellement des biens de consommation et des services. Les exportations sont limitées et cantonnées à quelques produits (banane, rhum, produits pétroliers). La consommation finale marchande (75% de la demande intérieure) est l’espace principal de réalisation de la production.

Le faible dynamisme de la production renvoie à la faiblesse de la consommation qui s’explique, elle-même, par la structure de la répartition des revenus.

Faible croissance de la consommation

Sur l’ensemble de la période, le revenu disponible des ménages augmente au rythme moyen annuel de 3,1%, la consommation en valeur de 2,3% mais la consommation en volume, de seulement 0,5%.

Inégalités des revenus

L’enquête Budget des familles de 2011 relève que le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté local a progressé de 23%. La moitié des ménages ne dispose que de 25,8% des revenus quand les 20% les plus aisés en perçoivent 41,7%. Les prestations sociales (allocations de retraites, indemnités de chômage et autres revenus sociaux) représentent 75% du niveau de vie des deux premiers quintiles de la population et 48,4% pour le troisième quintile. Les transferts sociaux entrent donc à hauteur de 62% dans la masse des niveaux de vie de 60% de la population, ce qui n’est pas un gage de pouvoir d’achat élevé.

En outre, la distribution des revenus se déforme au bénéfice des catégories les plus aisées de la population. La part des salaires diminue au bénéfice des revenus de la propriété.

Pour un revenu donné, les inégalités dans la distribution de celui-ci pèsent sur la consommation : en l’occurrence, pour la majorité de la population, elle est plafonnée par le pouvoir d’achat ; pour les plus aisés, elle est plafonnée en raison de la saturation des besoins.

Explosion de l’épargne

Le corollaire de la saturation des besoins de consommation de la population favorisée est l’augmentation de l’épargne. Son montant explose en 2009 et se maintient, par la suite, à un niveau élevé. Le montant de l’épargne financière (ce qui reste de l’épargne brute après l’investissement – la FBCF tend à diminuer – et des transferts en capital) aura été multiplié par 2,3 sur l’ensemble de la période quand le revenu disponible n’aura augmenté que de 54%.

En moyenne annuelle, cette épargne financière est de 1,14 Mds d’€ de 2009 à 2014.

Blocage de la croissance

Les éléments sont réunis qui permettent d’expliquer le blocage de la croissance.

Le revenu disponible des ménages définit la taille potentielle du marché des entreprises locales. La distribution des revenus détermine la demande réelle sur ce marché. La production intérieure marchande tend à s’aligner sur cette demande et les objectifs des entreprises concernant leur production de biens et services finaux détermine en retour le montant de leurs investissements.

La relation décrite par le graphique 7 n’est pas un sophisme découlant d’une identité comptable : les dépenses de consommation des ménages concernent aussi des produits importés et la production intérieure marchande inclut des produits qui ne sont pas des biens et services finaux. La corrélation entre les variations dans le temps de ces deux grandeurs est remarquable.

La Martinique exportatrice de capitaux !

La coexistence d’un blocage de croissance et de revenus élevés (pour les titulaires de hauts salaires et de revenus de la propriété) génère une importante capacité de financement qui prend la forme d’actifs financiers au bénéfice du Reste du monde.

Pour la période 2010-2014, en exceptant les Administrations publiques centrales dont le besoin de financement (2 701 M€ en moyenne annuelle) est couvert par le budget de l’État, l’économie régionale dégage une épargne financière cumulée de plus de 6 milliards d’euros.

T4 – Capacité (+) ou besoin (-) de financement des agents (millions d’€)

Économie régionale

ISBLSM

Ménages

Adm. locales

Sociétés financières

Sociétés non financières

2010

1 224,8

-69,0

1 177,5

-102,0

111,5

106,7

2011

811,6

-18,7

906,7

-65,9

175,9

-186,4

2012

1 251,7

-54,7

1 150,3

78,9

181,9

-104,6

2013

1 281,6

-3,7

892,6

-4,0

181,0

215,7

2014

1 536,3

-67,2

1 294,8

-6,5

233,7

81,5

Total

6 106,0

-213,2

5 421,9

-99,6

883,9

113,0

L’économie de la trappe à subventions

L’expression la mieux adaptée pour décrire le fonctionnement de l’économie martiniquaise serait celle de trappe à subventions. Les centaines de millions d’euros d’aides aux entreprises dégagent des profits confortables qui ne sont pas réinvestis mais alimentent une évasion (au sens économique et non fiscal) massive de capital financier.

À cet égard, les intéressantes propositions du Think Tank des Économies d’Outre-mer sur l’économie des dispositifs d’aide publique ne seraient, si elles devaient être appliquées, que cautère sur jambe de bois.

Conclusion : les leçons de l’histoire

J’avance l’hypothèse que l’état quasi-stationnaire dans lequel s’installe l’économie martiniquaise après 2009 se prolonge au-delà de 2014. La poursuite d’une croissance molle du PIB et l’accumulation des actifs financiers des sociétés (8,7% de progression annuelle depuis 2014) viennent à l’appui de ce point de vue.

Cette hypothèse révoque en doute l’efficacité des politiques de développement déployées depuis 20 ans et, par conséquent, celle des plans de relance qui s’inspireraient de la même philosophie.

Une précision s’impose sur la notion de modèle.

La nécessité de « changer de modèle » est une tarte à la crème du discours politique depuis une dizaine d’années.

Il est à peu près certain que dans la bouche de ceux qui l’utilisent, le terme « modèle » est repris du champ sémantique de l’économie d’entreprise où le business modeldésigne la stratégie et les ressources à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs fixés.

Mais, de même qu’un business model ne peut se concevoir sans une connaissance du marché sur lequel l’entreprise entend se positionner, une politique économique ne peut se dispenser d’une représentation de la réalité sur laquelle elle entend agir. Cette représentation est un modèle, non pas comme reproduction réduite et fidèle (modèle réduit), mais comme maquette simplifiée mettant en relief les éléments et les relations jugés déterminants dans le fonctionnement de l’économie.

Il est navrant de constater que les plans successifs élaborés par les collectivités en charge du développement ne se sont jamais appuyés sur une modélisation de l’économie martiniquaise.

Comment croire qu’une relance de l’investissement pourra susciter une dynamique vertueuse de croissance s’il est avéré que les profits générés ne sont pas réinvestis ?
Comment croire que le développement de l’emploientraînera une réduction des inégalités s’il est avéré que les inégalités empêchent le développement de l’emploi ?
Pourquoi placer des espoirs démesurés dans l’attraction de l’investissement international sans se préoccuper de la mobilisation de l’abondante épargne locale ?

Septembre 2020

8/8
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