L’économiste et financier guadeloupéen, Jean- Marie Nol, a publié une tribune le 9 décembre dernier intitulée “La Martinique est-elle en train de décrocher économiquement ?” qui interpelle plus d’un.

Une analyse de Michel Branchi (in Justice.)


Cet article comporte à la fois des diagnostics que nous faisons depuis des décennies sur le caractère  artificiel de notre économie dépendante des transferts publics, sur le blocage de notre modèle économique (depuis 2008/2009) et sa vulnérabilité face au choc économique entrainé par la crise du coronavirus.

« Décrochage » en 2013/2014, mais rebond en 2018/2019 grâce à notre “résilience”

Il commence par une affirmation qui mérite un examen attentif:

“Croissance, production locale, commerce extérieur, emplois indus- triels, niveau scolaire : une rupture nette est intervenue en 2013- 2014. Jusqu’à cette date, la Martinique faisait jeu égal avec la moyenne de la zone Outre-mer, voire mieux. À partir de là, un dé- crochage est intervenu sans qu’il soit possible, depuis, de le stop- per. La faute à la vie chère, au coût du travail, au système éducatif, au sous-investissement des collectivités locales , à la trop faible taille des entreprises par ailleurs trop endettées , etc. Les causes sont multiples mais, pour le moment, les solutions demeurent ino- pérantes”.

Nous ne savons pas ce qu’est “la moyenne de la zone Outre- mer”. Mais Il est vrai que la croissance a subi un recul en 2016/2017par rapport à la Guadeloupe et la France , mais elle a rebondi en 2018(+ 0,9 %) et 2019(+ 1,4 %). Mais il ne faut pas occulter l’impact dépressif sur la Martinique de la crise démo- graphique “vieillissement et baisse de population accélérés – émi-

gration des jeunes” qui est le plus important des Dom. En gros moins 1 % de croissance par an.

Le taux de chômage(au sens du BIT) martiniquais a reculé de près de deux points en 2019 par rapport à 2018 et est le plus bas des Dom :

– Martinique : 14,8 % ;

– Réunion : 21,5 % ;

– Guyane : 25,6 % ;

– Guadeloupe : 20,5 % ;

– Dom (hors Mayotte) : 20,0 % ; – France : 8 % ;

Un partage capital/travail évoluant au détriment des salariés, source d’accroissement des inégalités et de baisse de croissance

A noter que, selon l’Insee (Insee-Analyses n° 37 de mars 2020 et Justice n°36 du 3/09/2020) ,sur la période de 2013 à 2017, alors que le chiffre d’affaires des entreprises n’augmentait que de 3,36 %, la valeur ajoutée (richesse créée) progressait de 13,7 % et les profits bruts faisaient un bond de 27,9 %.

Le taux de marge (Excédent brut d’exploitation/valeur ajoutée) où taux de profit brut rend compte de ce qui reste à disposition des entreprises, l’excédent brut d’exploitation (EBE), notam- ment pour rémunérer le capital et investir, une fois déduites les rémunérations salariales (travail). Il est globalement de 37,6 % en 2017 (31,7 % en Guadeloupe) contre 35,7 % en 2016 et 35,4 % en 2015. En France il est de 31,7 %. L’écart avec la France est de près de plus 6 points. En d’autres termes, les ca- pitalistes martiniquais ont gagné plus depuis plusieurs années au détriment des travailleurs. Le montant des profits bruts s’élève donc à 1 237,5 millions d’euros en 2017 (1 milliard et 238 millions d’euros) contre 1 120,5 millions d’euros en 2016 et 1 111,2 millions d’euros en 2015 et 904 millions d’euros en 2014. Une progression de 36,8 % sur 2017/2014. Le creuse- ment des inégalités qui en découle freine la croissance, comme le répète l’économiste Olivier Sudrie depuis 2010.

Une économie résiliente…

En 2019, selon l’Insee (Insee conjoncture n° 9 du 18/06/2020) l’économie martiniquaise était dans une “trajectoire positive confortée” avant la crise sanitaire : marché de l’emploi en amélioration, baisse du chômage, augmentation de la création d’entreprise (+14,6 %), 2 100 créations d’emploi salariés en 2019, investissements en hausse de + 7,7 %, secteurs aérien et por- tuaire bien orientés. En réalité, malgré la démographie défail- lante, le pays a montré des capacités de résilience, ont reconnu les organismes officiels Insee et Iedom.

Il est avancé par Jean Marie-Nol: “Ainsi en novembre 2020 , l’activité a encore plongé en Martinique de 34 % en raison du confi- nement. Les spécificités de son économie l’ont rendu vulnérable face au Covid-19”.

… Mais une économie vulnérable face à la crise du coronavirus

Nous ne savons pas d’où Jean-Marie Nol tire ce chiffre de baisse économique de 34 % en novembre 2020, vu qu’il est donné le 9 décembre et qu’il n’existe à notre connaissance au-d’une publication sur l’impact économique du 2ème confinement en Martinique. Cependant il est vrai que les spécificités de notre économie nous ont rendus vulnérables face au Covid-19. Ajoutons au même titre que la Guadeloupe et les autres DOM. Pour le 1er confinement, la baisse de l’activité a été de 27 % en Martinique et en Guadeloupe, de 28 % en Guyane et de 33 % en France selon l’Insee (communiqué du 7/05/2020). Selon l’étude DME faite pour les chambres de commerces des Dom du 29/05/2020, la perte de chiffre d’affaires des entreprises est de 6,6 % en Martinique et de 7,9 % en Guadeloupe. Jean-Marie Nol avertit : “Dans une décennie , le pays Martinique sera engagée dans une mutation profonde. Le paysage politique , économique et social que nous connaissons depuis tant et tant d’années va s’évanouir sous nos yeux, en quelques années”. Et il déplore avec raison : “Et cette mutation profonde, nous la subirons  même si nous ne l’avons pas voulue. En un sens, nous n’en sommes pas conscients et c’est là le plus grave !”.

Cela n’est pas tout à fait vrai car le Schéma territorial de développement économique, de l’innovation et de de l’internationalisation économique. Cela est renforcé par l’actuel plan de refondation –restructuration présenté lors de la plénière CTM du 1er octo- bre 2020 (rapport n° 79) alors que d’autres s’obstinent à vouloir refaire le monde d’avant .

Il précise : “Ce qui est logique car tout aura lieu à travers la transformation de l’économie et surtout de la mutation en cours du tra- vail”.

Un défi mondial du travail qui nécessite une rupture avec les dogmes officiels.

Il pointe le télétravail et se réfère aux analyses de l’Organisation Internationale du Travailv(OIT) : “Selon un nouveau rapport de l’Organisation internationale du Travail (OIT), les salaires men- suels ont baissé ou ont progressé de manière plus lente au premier semestre 2020 en raison de la pandémie de COVID-19 dans deux tiers des pays pour lesquels on dispose de chiffres officiels. Le rap- port indique également qu’à brève échéance, la crise devrait faire subir aux salaires une très forte pression vers le bas. “L’accroisse- ment des inégalités entraîné par la crise du COVID-19 menace de laisser derrière elle de la pauvreté ainsi qu’une instabilité sociale et économique, ce qui serait désastreux”, souligne Guy Ryder, Di- recteur général de l’OIT.

Cela remet en cause les postulats dominants du néo-libéra- lisme et sans doute implique une baisse du temps du travail et une revalorisation dans le monde.

Il en conclut : “Aujourd’hui, la Martinique est face aux nouveaux défis comme le changement climatique (cf les derniers événements pluviométriques ayant entraîné des dégâts importants pour les in- frastructures et l’agriculture) et les nouvelles technologies telles que la digitalisation des tâches et l’intelligence artificielle. Et le problème est qu’en Guadeloupe voire en Martinique , les dangers à terme d’une économie sous perfusion publique sont occultés par nos responsables politiques . Nous mettons d’ores et déjà en garde un petit pays comme la Martinique trop dépendant des emplois du secteur tertiaire. Ces derniers emplois sont d’après L’organisation internationale du travail (OIT) virtuellement menacés de déclas- sement par la numérisation et la robotisation d’ici une décennie. La Guadeloupe et la Martinique sont menacées du fait d’une trop grande vulnérabilité aux emplois du secteur tertiaire”.

Ce qui est vrai, c’est que notre pays va subir, comme le monde entier, les mutations du monde post-covid et que beaucoup sont dans une posture avec comme seul horizon les élections de 2021. Mais sa situation structurelle rend ces mutations plus dangereuses qu’ailleurs. Les solutions passent par un change- ment de modèle économique incluant le renforcement du tissu productif et l’innovation.

Pour un autre usage de l’argent public

L’économiste observe que “Les financements publics extérieurs, l’État et les institutions publiques représentent près de 90% du PIB de la Guadeloupe et de la Martinique selon l’AFP. L’écono- mie dépend des fonds publics par le biais des dépenses d’investis- sement, des dépenses de solidarité et des salaires des agents publics. Ceci est d’autant plus vrai que l’activité primaire et secondaire en est elle-même largement dépendante. Nous réitérons le fait que les transferts publics de la sur-rémunération des fonctionnaires en pro- venance de l’Hexagone tirent vers le haut les prix, alimentent l’as- sistanat, et empêchent la diversification vers une économie de production parce que le système subventionne de la consommation et non pas de l’investissement. Tout l’enjeu est non pas de dépen- ser moins mais de rediriger l’argent en direction de l’investissement au lieu de surpayer les fonctionnaires notamment territoriaux au risque d’une profonde crise de la trésorerie des collectivités locales de Martinique. Cet argent public doit donc être fléché vers le sec- teur de la production”. Cette option appelle des pouvoirs locaux renforcés.

Rompre avec le système instauré en 1946

et changer de modèle économique

Il reste à prouver que les financements publics extérieurs re- présentent 90 % du PIB. Ce qui est vrai, c’est que l’ensemble des dépenses de l’Etat en Martinique baissent régulièrement. Par exemple de 3,3 milliards d’euros en 2018 à 2,8 milliards en 2020, soit moins 15 % et moins 500 millions d’euro (rapport iedom 2019). L’Etat pèse 30,7 % du PIB martiniquais de 2019 (denier connu).En outre, les dotations de fonctionnement de l’Etat aux collectivités locales martiniquaises ont diminué de 117 millions d’euros entre 2013 et 2019 (255 millions d’euros- rapport iedom 2019). Cela a entraîné une baisse de leur capa- cité d’autofinancement et des investissements.

Cependant Jean-Marie Nol a raison de souligner combien le système né de la départementalisation a rendu nos pays dé- pendants des financements publics extérieurs et qu’il s’agit de les rediriger vers l’investissement et la production. Quant à la- dite “sur-rémunération des fonctionnaires”, si elle alimente la consommation, elle soutient quand même l’activité endogène et l’emploi.

Il recommande très judicieusement : “Désormais, il faut arrêter de tergiverser et prendre acte que nous ne pouvons plus faire repo- ser la croissance, le progrès, notre avenir sur les contingences du passé de la départementalisation. Nous devons donc remettre en question nos certitudes et changer de modèle de société”.

Vers la refondation et la reconstruction

Répétons-le, c’est précisément à partir de ce constat qu’a été bâti le plan de refondation (2020/2021)-restructuration (2021/2027) de la CTM. Cinq grandes orientations sont déclinées:

– Relance de la commande publique et privée ;

– Restructuration du tissu économique( économie verte, éco- nomie bleue, etc) ;

– Dynamisation du tourisme ;

– Soutien à l’emploi ;

– Renforcement de la cohésion sociale.

Jean-Marie Nol donne son sentiment profond : “Pour nous, laMartinique est ainsi face à de nombreux défis à relever, pour les- quels elle n’a malheureusement pas beaucoup d’atouts. Je suis totalement dubitatif pour l’avenir, car avec la crise du coronavirus, le monde a changé d’échelle et ça les Antillais ne l’ont pas encore bien compris”.

Toutefois, contrairement à ce que semble penser notre économiste, la Martinique a des faiblesses et des atouts et tous les Martiniquais ne sont pas inconscients des enjeux de l’heure qui impliquent, comme il le recommande comme nous, de dépas- ser le système obsolète de la départementalisation.

Cela implique une révolution copernicienne et un sursaut de la

Jeudi 17 Décembre 2020 – Justice N° 51

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société.

Michel Branchi (13/12/2020)

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