par  ORUNO D. LARA
CERCAM
« SCHŒLCHER lui aussi est un artiste qui se faufile vers la gloire, avec un certain génie, il faut bien l’admettre. »
Ils sont nombreux, les admirateurs de Victor SCHŒLCHER, à croire que leur idole aurait été à l’origine de l’accélération du processus d’émancipation des esclaves des colonies françaises. 
Combien d’auteurs, d’historiens, s’alignant derrière Aimé CÉSAIRE, le CÉSAIRE de 1948, deux ans après avoir voté la fameuse loi de mars 1946, combien de ces laudateurs tressent une couronne d’apôtre au grand humaniste dont l’action aurait abrégé le sort des détenus du système esclavagiste construit par les colonisateurs français !
Tous s’émerveillent que SCHŒLCHER, ayant magistralement anticipé l’activité politique négative, réactionnaire, de l’Assemblée constituante, ait préconisé une décision immédiate du Gouvernement provisoire à son retour du Sénégal.
Parti en mission dans la colonie du Sénégal, SCHŒLCHER ne rentre à Paris que le vendredi 3 mars 1848. Arrivé chez lui, il trouve un billet de François ARAGO.
Dans l’enveloppe qui porte l’en-tête du ministère de la Marine, il y a simplement ces mots manuscrits :
« Venez. J’ai besoin de vous,
F. ARAGO ».
Membre du Gouvernement provisoire, nommé ministre de la Marine (et des Colonies), ARAGO a pris possession de son ministère le 25 février au matin à 11 heures. L’après-midi, à l’Hôtel de Ville, a été rédigée et proclamée une décision du pouvoir d’« Émancipation générale et immédiate des esclaves des colonies françaises » accompagnée d’un décret imprimé sur une presse portative qui a été distribué à la foule parisienne et envoyé en province mais qui n’a pas été publié au Moniteur Universel. Dans la confusion de la séance permanente, plusieurs décisions prises par les gouvernants n’ont pas été transmises au journal officiel et ne sont donc pas devenues des lois.
Cependant, des traces de cette décision d’émancipation – un mot qui fait peur, comme dit LAMARTINE – prise le 25 février 1848, existent : le même jour ARAGO rédige une dépêche-circulaire à l’intention des gouverneurs des colonies pour leur demander « d’assurer le maintien de l’ordre, de même que la consolidation du triomphe de la liberté. Il faut que les populations des colonies, poursuit-il, attendent avec calme et confiance la solution que le gouvernement définitif ne peut manquer de donner promptement à la question de l’abolition de l’esclavage, solution trop longtemps retardée dans l’intérêt de l’humanité, et qui sera conciliée avec les droits acquis. »
La démission, le 25 février, du sous-secrétaire d’État à la Marine Louis Jean Guillaume JUBELIN, laisse un haut poste vacant au ministère, que le ministre réserve à l’une de ses connaissances.
Le comportement des colons résidant à Paris témoigne de leur inquiétude : deux délégués des colons de Guadeloupe et un colon de La Réunion (JABRUN, REISET et SULLY-BRUNET) ont rencontré ARAGO le 25 février. Les colons de Martinique réunis à Paris le 26 février dépêchent le même jour au ministère un comité de quatre hommes (PÉCOUL, FROIDEFONDS-DESFARGES, LE PELLETIER de SAINT-RÉMY, BENCE) s’assurant de la participation de François-Auguste PERRINON. ARAGO les informe des décisions du Gouvernement provisoire.
Il nomme Louis-Thomas HUSSON, notaire à Fort-de-France, directeur de l’Intérieur et annonce son rappel, le 29 février, au contre-amiral MATHIEU, gouverneur de la Martinique. Il devra quitter ses fonctions et rentrer en France avant l’arrivée de son successeur et remettre le gouvernement entre les mains du général ROSTOLAND, commandant des troupes. Ce dernier, présent en France pour se faire soigner, interrompt son congé et obtient l’autorisation de rentrer pour reprendre ses fonctions dans la colonie.
Le mercredi 1er mars, le packet anglais quitte Boulogne avec à son bord ROSTOLAND, son ordonnance le capitaine FARON, HUSSON et le courrier.
Une information doit être soulignée : le jeudi 2 mars 1848, à Paris au ministère des Affaires Étrangères à la séance de midi « M. de CORMENIN, vice-président du Conseil d’État, donne communication d’un projet de décret relatif au mode électoral qui sera suivi pour l’élection des représentants du peuple à l’Assemblée nationale constituante. Le Gouvernement provisoire arrête en principe et à l’unanimité que le suffrage sera universel et direct, sans la moindre condition de cens ».
Le vendredi 3 mars 1848 Victor SCHŒLCHER s’entretient avec ARAGO qui le met au courant de la situation et des perspectives offertes. Le poste laissé par JUBELIN l’attend au ministère de la Marine. 
Que reste-t-il à faire dans l’attente de l’élection de l’Assemblée constituante ?
Conseillé par son ami LEGOUVÉ, SCHŒLCHER réussit à convaincre ARAGO de ne pas attendre l’établissement de l’Assemblée constituante et de décider une abolition immédiate sous le couvert du Gouvernement provisoire.
Pourquoi vouloir une telle accélération ? Quelles sont les motivations de SCHŒLCHER ? CÉSAIRE et les admirateurs de l’abolitionniste plaident pour des pensées généreuses concernant les victimes du système esclavagiste. Un seul objectif du bon apôtre : délivrer le plus vite possible ces pauvres Nègres esclaves, les sortir de leur malheureuse condition servile !
Comment résister à de pareils arguments ! Comment ne pas sortir son mouchoir et adresser cris d’admiration, vivats et applaudissements au grand homme, ce prophète laïc de la République !
Et pourtant, je dois reprendre le dossier de l’archange et lui ôter ses ailes. D’où viennent mes réticences ? Mon raisonnement se fonde uniquement sur des faits précis.
Si on croit CÉSAIRE, DE LÉPINE et les autres auteurs qui couvrent SCHŒLCHER d’éloges, ce serait par crainte de l’Assemblée constituante qu’il aurait convaincu ARAGO de presser le mouvement d’émancipation. Pressentiment. Appréhension. Selon SCHŒLCHER, il aurait développé chez ARAGO des arguments visant à lui démontrer « qu’ajourner l’affranchissement jusqu’à la constituante, c’était l’ajourner encore presque indéfiniment ; que cette assemblée, chargée de l’immense tâche d’organiser la France nouvelle, n’aurait pas le temps de s’occuper des colonies ».
Cette argumentation de SCHŒLCHER aurait entraîné l’adhésion d’ARAGO qui signa le décret du 4 mars 1848 paru au Moniteur du 5, réaffirmant la proclamation du 25 février et annonçant l’institution d’une Commission « pour préparer dans le plus bref délai l’acte d’émancipation immédiate dans toutes les colonies de la République ».
Tout cela est connu, ce qui l’est moins en revanche, c’est le souci de SCHŒLCHER de figurer parmi les émancipateurs, de marquer profondément son époque et de transmettre sa performance aux générations futures. Or, pour enraciner son action, il lui fallait le sceau d’une élection à l’Assemblée nationale. À la séance du samedi 4 mars – le lendemain de l’arrivée de SCHŒLCHER à Paris – le Gouvernement provisoire « a fixé la convocation des assemblées électorales au 9 avril prochain, et la réunion de l’Assemblée nationale constituante au 20 avril » (publié par Le Moniteur du 5 mars 1848).
Le lendemain dimanche 5 mars à la séance de 8 heures du soir au Petit Luxembourg, le Gouvernement provisoire décrète : « Art. 3. – Le nombre total des représentants du peuple sera de neuf cents, y compris l’Algérie et les colonies françaises ».
Dès lors les jeux sont faits. Pour SCHŒLCHER le temps presse ; il a des cartes à jouer en devenant candidat aux élections à venir. C’est-à-dire candidat à l’immortalité.
Pourquoi ne pas avoir attendu l’établissement de l’Assemblée nationale constituante ? 
SCHŒLCHER évoque bien « l’immense tâche » de cette Assemblée qui doit « organiser la France nouvelle », mais il passe sous silence ses propres craintes : les neuf cents représentants de l’Assemblée constituante qui devront abolir l’esclavage dans les colonies françaises ne lui laisseront qu’une place infime qui ne suffira pas à le mettre en orbite dans les cieux de l’immortalité.
En outre il n’est pas connu en France et ses chances d’être élu dans la Seine sont extrêmement réduites, comme on le verra aux élections d’avril 1848. Les élections en France ont lieu en effet non pas le 9 avril comme prévu mais le 23 avril. Victor SCHŒLCHER, qui figurait sur une « liste de conciliation » des candidats de La Réforme avec Armand BARBÈS, ALBERT, Louis BLANC, FLOCON, LEDRU-ROLLIN, Pierre LEROUX et PROUDHON, apprit son échec électoral à Paris le 27 avril 1848, un jour avant les résultats définitifs donnés le 28 avril. Deux autres personnalités insulaires apprennent également leur échec : Alexandre DUMAS, le célèbre romancier et BISSETTE qui s’étaient eux aussi présentés aux électeurs de la Seine.
L’Assemblée nationale constituante se réunit le 4 mai et nomme une Commission exécutive de cinq membres dirigée par ARAGO. La distribution des ministères s’effectue, et SCHŒLCHER voit s’échapper son rêve de devenir ministre de la Marine.
C’est le vice-amiral CASY, choisi par ARAGO, qui occupe les fonctions et il ne lui reste – comme aux deux précédents – qu’une seule possibilité : s’inscrire comme candidat aux élections à venir aux colonies. Encore faut-il que les esclaves soient devenus des citoyens et que son nom, à lui, SCHŒLCHER, apparaisse au firmament et soit connu des électeurs colonisés. Une seule solution se présente donc : presser le pas et veiller à ce que ce soit le Gouvernement provisoire qui prenne l’initiative d’organiser le passage du système esclavagiste au système de travail libre et qu’il soit, lui SCHŒLCHER, un acteur déterminant de cette métamorphose sociale.
Cette stratégie de l’abolitionniste apparaît au grand jour quand son ami LEGOUVÉ, apprenant sa nomination le jour même – c’est-à-dire le 3 mars 1848 -, le congratule en ajoutant :
« Eh bien, mon cher ami, vous voilà immortel ! »
On connaît la suite de cette épopée : le décret du 4 mars annonce les travaux des commissions et les décisions prises le 27 avril 1848 par le Gouvernement provisoire. SCHŒLCHER, rapporteur et signataire avec Henri WALLON du rapport de la commission d’abolition, emploie sa présence au pouvoir – il remplace JUBELIN comme sous-secrétaire d’État à la Marine – pour gonfler ses voiles et prendre de l’altitude. Il expose aux cultivateurs libérés de leurs chaînes son activité d’abolitionniste et se pose comme leur défenseur dans ses professions de foi successives.
Ce passage au pouvoir a favorisé le personnage qui autrement, aurait peiné à émerger de la masse des candidats. Les élections suscitent en effet bien des convoitises et des ambitions : «… de plusieurs points de la France, il nous naît, il nous arrive des sauveurs à la douzaine, des grands hommes à ne savoir qu’en faire, et véritablement, si les colonies ne gagnent pas cette fois leur cause, c’est qu’elles ne l’auront pas voulu… Une fièvre électorale surexcite partout les cerveaux, même les plus endurcis », signale le Courrier de la Martinique.
L’« Instruction du Gouvernement provisoire pour les élections dans les colonies en exécution du décret du 5 mars 1848 » datée du 27 avril prévoyait le nombre des représentants (Guadeloupe 3, Martinique 3, Guyane 1, La Réunion 3, Sénégal 1 et Établissements de l’Inde 1) et les modalités du scrutin.
Un dernier point. La présence aux élections d’Alexandre DUMAS et de BISSETTE ne doit pas nous étonner.
Leur entrée à l’Assemblée nationale aurait bien arrangé leur situation précaire. Quant à SCHŒLCHER, quoi qu’on en dise, sa situation financière n’est pas si brillante que l’on pense. Il vit certes de ses rentes, mais un examen de ses comptes, étudiés par Nelly SCHMIDT, montre que ses moyens financiers sont limités. Il doit se restreindre s’il veut vivre comme il le souhaite, sans s’embarrasser d’une épouse, en poursuivant ses tournées, ses voyages et ses collections qu’il affectionne. SCHŒLCHER est un personnage complexe, sévère d’aspect à l’extérieur, artiste dévoré d’ambitions, cherchant à plaire au public de notables et à s’intégrer à l’élite aristocratique à la manière d’un LISZT, d’où ses dépenses parisiennes. Mais en politique, se voulant ami de LEDRU-ROLLIN, de BARBÈS, de RASPAIL, voire de BLANQUI… On comprend que Karl MARX, qui le rencontre à Paris en 1848, l’ait jugé si durement !
SCHŒLCHER, que je cherche depuis si longtemps à comprendre, m’apparaît au vrai comme un de ces compositeurs médiocres – je pense à BOULEZ -, qui réussissent à s’imposer comme chef d’orchestre et qui finissent tout de même par inscrire leur nom au panthéon des musiciens. Pierre BOULEZ me semble en effet un bon exemple pour qui l’a connu depuis ses premiers pas comme élève dans la classe de composition d’Olivier MESSIAEN jusqu’à sa réussite en Allemagne. SCHŒLCHER lui aussi est un artiste qui se faufile vers la gloire, avec un certain génie, il faut bien l’admettre.
ORUNO D. LARA
CERCAM.
30 août 2015
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